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574On lira avec grand intérêt, extrait d’une interview parue dans Libération d’aujourd’hui, ces explications du professeur Cherif Bassiouni, sur les conditions qui ont présidé à l’organisation du procès de Saddam Hussein. Le sujet ici n’est pas le procès, ni Saddam, ni l’esprit de morale zélée et incantatoire qui accompagne l’événement chez nos commentateurs officiels qu’on trouve dans la presse occidentale. L’intérêt puissant de cet extrait est ce qu’il nous dit indirectement de la psychologie américaniste.
• L’impuissance à percevoir que le reste du monde existe et qu’il n’est pas américaniste. L’organisation, ou disons la manipulation du procès est confiée au département de la justice et non pas au département d’État ; comme s’il s’agissait d’un événement américaniste situé en Amérique… Tout le reste suit.
• L’impuissance de la psychologie américaniste, qui va avec le point précédent, à se percevoir autrement qu’absolument vertueuse au sein du système dans lequel elle évolue, et par rapport à ce système lui-même perçu comme absolument vertueux. Cette incapacité de mesurer ses propres limites d’humanité est historiquement la plus terrible faiblesse qu’on puisse imaginer.
• L’apparente impudence sans limite qui accompagne l’organisation du procès, qui est le produit paradoxal d’une certitude aveugle d’innocence et d’une tendance sans frein à l’irresponsabilité systématique qui en découle. La manipulation est systématique parce qu’inconsciente (ou “innocente” : « sans mobile politique » dit justement Bassiouni).
(Le professeur Cherif Bassiouni, de l'université DePaul, à Chicago et actuel président de l'International Human Rights Law Institute, est Américain d’origine égyptienne. Avant l’attaque de mars 2003, il a été consultant du programme “Future of Iraq Project” du départment d’État. Rédacteur du premier projet d’un Tribunal spécial irakien (TSI), assistant du TSI final pour la formation des juges du siège et le ministère public.)
Voici les extraits de l’interview :
Le procès de Saddam Hussein peut-il être un moment fondateur, pour l'Irak et plus largement les pays arabes ? — Je doute que ce soit le cas. Qu'il y ait un procès est, en soi, un événement positif, surtout dans le monde arabe. Même s'il est contesté, le fait qu'il ait lieu est déjà un grand pas. Mais on aurait pu faire beaucoup mieux pour assurer la crédibilité du tribunal. Une erreur d'appréciation a été commise dès le départ. La Maison Blanche a décidé de confier la création du tribunal au département de la Justice américain. Cela semblait naturel : il s'agissait d'un procès pénal, pourquoi ne pas le confier aux experts de la justice? Le tribunal n'était pas, à l'époque, une grande priorité de l'administration. Le problème, c'est qu'en excluant du jeu le département d'Etat, on a évacué la dimension politique et diplomatique de ce procès. Les techniciens de la Justice, avec beaucoup de bonne volonté, ont géré l'affaire comme s'il s'agissait de leur propre procès. Chacun a apporté son expérience, mais une expérience forcément américaine. Les empreintes digitales des Américains sont maintenant partout.
Dans quel domaine les voit-on? — Dans tous les domaines. Cela s'est fait avec bonne foi : les Américains sont pragmatiques, et ils sont simplement allés vers les solutions les plus pratiques. De quoi a-t-on besoin ? D'un tribunal ? D'accord, on le construit. De matériel, de bureaux ? D'accord, on paye. De personnel, de magistrats ? Ok, on leur verse leurs salaires. Ah, il faut aussi les protéger. Ok, on les loge dans la Zone verte (zone protégée au coeur de Bagdad où siègent le gouvernement et les autorités de la Coalition, ndlr). Au final, et sans mobile politique, tout est devenu américain, administrativement et financièrement. Environ 300 personnes travaillent sur le projet, à la solde des Américains. Comment convaincre les Irakiens qu'un magistrat irakien payé par les Américains, qui habite la Zone verte, sous la protection de la puissance occupante étrangère, peut être un juge indépendant?
Etes-vous pessimiste? — Oui, car j'avais de grands espoirs…
Mis en ligne le 19 octobre 2005 à 09H00