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10511er octobre 2007 — La théorie du professeur Theodore (Ted) Postol du MIT, déjà citée dans nos colonnes par un lecteur/une lectrice (voyez “CMLFdA”, «US anti missile defense could intercept Russian ICBMs... article venant du site Avancing Science/AAAS.org», du 27 septembre), commence à prendre son élan. Mais il s’agit plutôt d’une polémique naissante sur la vitesse des missiles anti-missiles US qui devraient être déployés en Europe (en Pologne). L’affirmation de Postol est que ces engins évoluent plus autour de 9 kilomètres/seconde qu’autour de 6 kilomètres/seconde comme l’affirme la Missile Defense Agency (MDA) du Pentagone. Ces 3 kilomètres/seconde font toute la différence entre un montage diplomatique, un affrontement sollicité, et une vraie crise.
Bien que technique, ou bien parce que technique, la querelle est intéressante. Elle peut avoir des conséquences politiques importantes. Quelques éléments pour nous apprêter l’esprit, ci-dessous, extraits de Defense News/Reuters, du 28 septembre.
«“The MDA claims the interceptors have a rather slow burnout speed because you have to have a low burnout speed in order to not overtake Russian ICBMs,”, [Postol] said at a press conference.
»“They claim a 6.3 kilometers-per-second speed. At this speed, the Interceptor wouldn’t be able to engage an ICBM from Russia,” he said. “But in fact, the burnout speed of this Interceptor is closer to 9 kilometers per second, which tends to fit to claims of the MDA that the system can protect from an Iran attack.
»“If the speed is inferior,” he continued, “then they can’t defend places that they said they could defend earlier.”»
Bien entendu, la MDA réfute ces allégations du professeur Postol. Bien entendu, pour toute sorte de raison tenant au secret et à la sécurité nationale, la MDA n’a que sa réfutation à opposer, que nous sommes invités à accepter de confiance, — confiance justifiée par la longue histoire de l’ingénuité du Pentagone:
«These missiles are more like 6 kilometers per second or a little more and it is certainly not sufficient to intercept a Russian missile, even coming out of a western part of Russia», selon le porte-parole de MDA, Rick Lehner.
Il s’agit de la première attaque circonstanciée contre les anti-missiles US, mettant en cause un point technique fondamental, avec une dimension politique évidente, — la différence entre un système vertueusement défenseur d’une Europe menacée par le “Etats-voyous” (Iran en tête, coutumier depuis Darius le Grand de l’agression anti-européenne) et un système qui menace les capacités stratégiques de la Russie. Bien entendu, l’explication de l’“inexactitude” (expression bureaucratique pour “mensonge”) est évidente, selon Postol et telle qu’il la propose: «[T]he Americans “were probably concerned the Europeans wouldn’t accept [the plan] so they came up with the false argument that the Interceptors won’t be fast enough to engage Russians’ ICBMs.”»
Cette critique est non seulement intéressante sur le fond, elle l’est peut-être plus encore par celui qui la fait. Le professeur Theodore A. Postol, du Massachusetts Institute of Technology, est un homme connu et contesté par les autorités officielles, un spécialiste — incontesté par contre — de la chasse aux légendes du Pentagone, essentiellement dans ce domaine des missiles anti-missiles. Il a joué un rôle important dans l’attaque contre une des légendes les plus soigneusement élaborées, celle de l’efficacité presque parfaite du missile anti-missiles Patriot durant la première guerre du Golfe (1991). L’action de Postol suscita notamment un rapport dévastateur du GAO sur l’efficacité du Patriot. (L’U.S. Army annonçait en 1991 un pourcentage de succès du Patriot de 96% durant la guerre du Golfe. On en est arrivé, avec un rapport du GAO quelques années plus tard, à 9%.)
• On trouvera sur ce site un ensemble de trois articles rapportant les conditions dans lesquelles l’évaluation des performances du Patriot a évolué.
• On trouvera, également sur ce site, une reprise d’un article de John Saint-Clair, de CounterPunch, sur la suite des aventures du Patriot, cette fois durant la seconde guerre du Golfe. Malgré la campagne de Postol, le rapport du GAO et les doutes grandissants du Congrès, le missile continua ses errements, notamment avec une grande efficacité enfin trouvée contre les avions amis (un Tornado britannique et un F/A-18 US abattus par erreur).
On observera également que Postol s’attaqua, à la fin des années 1990, à la validité des tests de missiles anti-missiles, impliquant le Pentagone (BMDO, pour Ballistic Missile Defense Office) et la société TRW. On trouvera également dans un article du Los Angeles Times/AP du 2 septembre 2001 certaines précisions montrant que Postol fut l’objet de pressions intrusives de services de sécurité, tendant à le décourager de poursuivre ses enquêtes.
C’est une nouvelle intéressante d’apprendre que le professeur Postol est entré dans la polémique des anti-missiles US en Europe et qu’il aborde cette polémique sur le point technique le plus intéressant, avec sa dimension politique évidente: à quelles cibles sont destinés ces missiles “de défense”? Postol est donc ce personnage controversé, polémique, aimant la publicité et s’en servant pour défendre les causes qu’il débusque. Cela signifie qu’il est efficace et qu’il peut jouer un rôle déstabilisant dans la campagne européenne du Pentagone. La déstabilisation concernerait d’abord les Européens.
L’intervention de Postol a comme vertu immédiate de simplifier le problème technique permettant de mieux comprendre à quoi servira le réseau ABM en Europe. L’un des aspects de la campagne de promotion du Pentagone a été bien entendu de noyer les Européens d’explications techniques très complexes pour affirmer diverses choses, notamment que les missiles devaient être déployés là où ils allaient l’être et que les missiles ne pourraient pas intercepter des missiles stratégiques russes, donc qu’ils n’avaient pas le rôle déstabilisant que certains leur prêtent. Les Américains de MDA, général Obering (directeur de MDA) en tête, ne démontrent rien mais ils obscurcissent la problématique. En général, cela décourage ceux qui s’y attachent encore de trouver chez eux une réponse claire et conduit par lassitude à se replier sur les assurances lénifiantes du Pentagone. Postol simplifie la chose à une simple question: 6 km/seconde ou 9 km/seconde? Ce faisant, il rend le débat beaucoup plus simple et il rend l’enjeu lumineux. La simplicité de la question, sans doute au grand dam des spécialistes et des techniciens, simplifie l’enjeu et permet de mieux mesurer son importance.
6 km/seconde ou 9 km/seconde? Dans l’impossibilité où nous sommes de vérifier, dans l’incapacité d’avoir une référence impérative (les assurances du Pentagone ne valent même pas les affirmations de Postol), on est conduit à s’en référer aux situations similaires ou aux situations exemplaires pour avancer des hypothèses. Si la bureaucratie du Pentagone dispose d’un système qui a un potentiel, elle n’acceptera jamais de ne pas exploiter tout ce potentiel pour s’en tenir à une limite qu’une circonstance politique douteuse lui imposerait. Si son système est capable d’atteindre 9 km/seconde, elle ne le limitera pas dans la réalité à un 6 km/seconde pour satisfaire un argument dont elle estime qu’il devrait être pris pour argent comptant par les alliés, parce que c’est le Pentagone qui le dit. Encore n’envisage-t-on pas l’argument supplémentaire de Postol: si le système en reste à 6 km/seconde (6,3 km/seconde), il n’est pas capable d’intercepter les menaces iraniennes théoriques pour lesquelles il est prétendument déployé.
De même, par conséquent, au niveau stratégique selon la même logique qui accompagne notre appréciation du problème technique. Si la bureaucratie possède un système qui est potentiellement capable d’abattre des systèmes stratégiques russes, placé comme il l’est en Pologne, elle ne pourra pas résister à sa tendance naturelle de mettre en place cette possibilité en plus de celle pour laquelle il est prévu officiellement (les mythiques missiles iraniens).
Si Postol défend bien sa cause comme il a l'habitude de faire, il est bien possible que cet aspect de la question des missiles anti-missiles va se développer. Il est désormais probable que la simple possibilité théorique, souvent mise au compte de la paranoïa russe, d’anti-missiles capables d’intercepter des ICBM russes, et même mis en Pologne pour cela, devienne dans notre évaluation une des capacités principales du système, — voire la principale si l'on se réfère à son importance stratégique. Dans ce cas, la crise passera alors à une dimension supérieure, à un degré de gravité considérable. Les Européens ne pourront plus s’en débarrasser comme ils le font d’habitude, en s’en lavant les mains à l’avantage des Etats-Unis. Ils seront directement confrontés, s’ils acceptent le dépliement des anti-missiles US, à un acte qui peut-être considéré comme un acte d’hostilité par les Russes.
Il est vrai par ailleurs qu’il existe des signes, à la Commission européenne, d’une grande préoccupation qui se développe devant la dégradation des rapports de l’Europe avec la Russie. On commence à s’informer de cette crise des anti-missiles, à demander des notes aux rares spécialistes de la question. La sous-information des organes européens sur cette question est prodigieuse. On pourrait tomber de très haut.
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