Le Rafale, le JSF, la Belgique et l’option nucléaire

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Le Rafale, le JSF, la Belgique et l’option nucléaire

Ce Bloc-Notes aurait été écrit différemment avant le 12 février 2015 ; il l’aurait été encore plus, différemment écrit, avant le 21 février 2014. La première date indique la confirmation de la première commende à l’exportation du Rafale français, par l’Égypte, renforcée depuis par la commande indienne (voir le 13 avril 2015) ; la seconde date est celle du putsch du bloc BAO/des USA en Ukraine (voir le 2 février 2015)... Nous allons nous expliquer de tout cela ; en attendant, il faut savoir que le sujet de ce Bloc-Notes concerne une commande d’avions de combat par la Belgique pour remplacer ses très-vieux F-16 (premières livraisons en 1979), avec 5 candidats en lice : le F/18 Super Hornet de Boeing, le Typhoon de EADS, le Gripen J39 de SAAB, le Rafale de Dassault et le JSF F-35 de Lockheed Martin.

• D’abord, les nouvelles. La dernière en date est du 24 avril 2015 (nouvelle ici de Xinhuanet.com) et concerne un vote du Parlement fédéral belge, qui suit un vote du Parlement régional flamand, le 22 avril. Elle concerne les armes nucléaires en général, et en particulier les armes nucléaires tactiques de type B-61, évidemment US, qui sont entreposées à la base de Kleine-Brogel.

(Le nombre de ces bombes nucléaires destinées spécifiquement aux avions belges n’est pas précisé, tout comme celui des armes nucléaires tactiques US en Europe en général, dont la présence n’a jamais été officialisée. Un document de Planetenonviolente.org situe le nombre de bombes pour la Hollande et la Belgique à 20, ce qui devrait nous amener autour de 10 pour la Belgique puisque nous sommes à la fois en démocratie et dans l’OTAN, – et en démocratie puisque dans l’OTAN, – et que l’égalité est un principe si important. Un document WikiLeaks du 9 avril 2013 diffuse des échanges “fuités” entre officiels US “officialisant” la présence de ces armes en Europe, qui a toujours été “officiellement” niée. Des cinq avions en compétition, seul le JSF/F-35 a la capacité de porter ces systèmes spécifiques que sont les bombes B-61. [Sur le JSF et les capacités nucléaires, voir le 10 mars 2002 et le 7 octobre 2009.])

Xinhuanet.com : «La Chambre belge des représentants a adopté une proposition de résolution invitant le gouvernement à inscrire la Belgique dans la lutte pour le désarmement nucléaire, rapporte vendredi la presse belge. La résolution a été adoptée à l'approche de la conférence sur le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), prévue pour la semaine prochaine. Une résolution n'est pas une loi mais une demande faite au gouvernement à s'engager, dans ce cas, à libérer le territoire de toute présence d'armes nucléaires. Mercredi, c'était le Parlement régional de la Flandre qui avait également voté en faveur du retrait total des armes nucléaires du territoire flamand. Tous les partis avaient voté en faveur de la résolution à l'exception du parti nationaliste N-VA qui s'est abstenu.»

• Comme par hasard, c’est-à-dire comme le hasard fait bien les choses, cinq jours plus tôt une dépêche de l’agence de presse belge Belga faisait une analyse sur cette question de l’acquisition des nouveaux avions de combat, – retardée d’un an puisque la compétition à ce propos devait avoir lieu à l’automne 2014 et qu’elle devrait avoir lieu à l’automne 2015 ; analyse sur le thème principal de la capacité nucléaire, et selon l’argument que si le cahier de charges reprenait la mission nucléaire (liée à la présence des bombes B-61 US), la compétition devrait être considérée comme biaisée puisque seul le JSF/F-35 a ces capacités nucléaires avec ces bombes B-61... Cela ouvre un débat qu’on peut qualifier de “nucléaire”, c’est-à-dire au propre et au figuré, à partir de confidences de sources industrielles dont nous sommes bien en peine de résister à la tentation de faire une hypothèse sur leur identification qui serait plutôt du type Rafale. Quoi qu’il en soit, voici l’essentiel de la dépêche Belga.

«Un seul critère contenu dans le cahier des charges pour le remplacement des chasseurs-bombardiers F-16 – la capacité d'emporter une bombe nucléaire – risque de biaiser la compétition et de favoriser le F-35 américain face à ses quatre concurrents potentiels, indiquent des experts et des industriels. “Si l'aspect nucléaire est contenu dans le RFP (le ‘Request for Proposal’, l'appel d'offres que la Défense doit émettre – avec plusieurs mois de retard – à l'automne), c'est ouvrir une voie royale au F-35”, a résumé un industriel interrogé par l'agence Belga. [...]

»La Belgique assume depuis des décennies des tâches nucléaires au sein de l'Otan, mais leur nombre s'est réduit à une seule: celle confiée aux chasseurs-bombardiers stationnés à Kleine-Brogel (des F-84F, puis des F-104G et depuis 1982 des F-16A). Ces avions sont capables d'emporter et de larguer une bombe nucléaire américaine B-61, même si la présence de ces engins sur la base limbourgeoise - de dix à vingt, selon des estimations officieuses - n'est en général “ni confirmée, ni démentie”.

»L'actuel ministre de la Défense, Steven Vandeput (N-VA), a laissé entendre le mois dernier que les exigences précises auxquelles devront répondre les avions qui succéderont aux F-16 seront déterminées dans le plan stratégique qu'il prépare afin de le soumettre dans les prochaines semaines au gouvernement. “Les spécifications techniques dépendront du niveau d'engagement et on en décidera dans le plan stratégique qui définira ce qu'on attend exactement d'un avion de chasse”, avait-il indiqué en commission de la défense de la Chambre, sans donner d'autre précision sur ce point.

»Si la Belgique décidait de conserver cette unique tâche nucléaire et que le RFP confirme ce besoin à l'automne, seul le F-35A – la version terrestre du nouveau chasseur américain aussi appelé “Joint Strike Fighter” (JSF) et présenté comme étant “de cinquième génération” – sera en mesure d'y répondre. Cet appareil est en effet conçu comme étant à double capacité (conventionnelle et nucléaire) et devrait pouvoir emporter une bombe B-61 dans une phase ultérieure de son développement, sans doute à partir de 2022. Ce qui n'est pas le cas pour les autres prétendants au marché belge, à l'exception toutefois du Rafale français. [...] Cet appareil, que son constructeur Dassault présente comme “omnirôle”, est bien capable d'emporter un engin nucléaire. Mais il s'agit du missile ASMP-A (air-sol moyenne portée amélioré), un engin affecté à la dissuasion nucléaire française et difficilement exportable, avec sa portée maximale estimée à quelque 500 km. Quant à l'intégration d'une bombe B-61 américaine sur le Rafale, elle apparaît comme politiquement irréaliste et financièrement très coûteuse, soulignent des industriels et des experts.»

Voilà... Nous avons du pain sur la planche. Précisons aussitôt quelques points en attendant les prolongements de cette affaire, dans les quelques semaines qui viennent puis à l’automne prochain.

• On peut considérer la compétition comme limitée à deux avions effectivement, même sans la problématique “option nucléaire-ou-pas”. Seuls les JSF et le Rafale sont des concurrents vraiment sérieux, le F/A-18 et le Gripen n’ayant aucune cohérence régionale (la Belgique s’inscrit dans un ensemble stratégique Centre-Europe) et le Typhoon étant une catastrophe opérationnelle, technologique et budgétaire. Le Rafale doit être l’objet de toute notre attention, parce qu’il a une riche histoire en Belgique, d’ores et déjà, et par conséquent des réseaux et des relais qu’on peut aisément réactiver. On a vu à plusieurs reprises sur ce site, et de diverses façons, que le Rafale aurait dû être sélectionné par la Belgique dans un programme de coopération dès 1986-1989, si les Français s’y étaient pris un peu mieux qu’ils ne firent et si les Belges avaient été un “peu moins Belges” qu’ils ne furent. Même en 2002, quand les Hollandais choisirent le JSF dans des conditions extrêmement scandaleuses (cet épisode ainsi que l’épisode belge 1986-1989 sont repris dans le texte déjà référencé du 13 avril 2015), les Belges se désolidarisèrent complètement de cette décision et affirmèrent hautement qu’ils choisiraient, le cas échéant, un avion européen, – ce qui impliquait, quasiment de facto, le choix du Rafale. On peut lire cette prise de position, très nettement anti-JSF, le 15 février 2002 :

«Il faut mentionner une réaction belge au choix néerlandais, qui s'explique là encore (comme dans le cas de De Decker, mentionné plus haut) par les liens particuliers unissant la Belgique et les Pays-Bas, qui donnent à la Belgique un certain droit, sinon de regard, dans tous les cas un droit de commentaire appuyé sur les décisions néerlandaises dans le domaine. Le ministre belge de la défense André Flahaut a usé de ce droit, le 10 février, et une dépêche de l'Agence Belga en a rendu compte. En voici des extraits : “La Belgique ne se sent pas liée par la décision des Pays-Bas de s'engager dans le programme de chasseur américain JSF, a affirmé dimanche [10 février] le ministre belge de la Défense, M. André Flahaut, qui a implicitement regretté un choix fait sans concertation avec ses partenaires européens. [...] [La décision néerlandaise,] en principe purement ‘industrielle’, contraindra toutefois de facto les Pays-Bas à acquérir le F-35 vers 2010 pour remplacer les 137 F-16 de la force aérienne néerlandaise (KLu). La Haye a prévu de dépenser près de six milliards d'euros pour cet achat et estime pouvoir ainsi acheter 85 appareils. ‘Les Pays-Bas sont un État souverain, la Belgique aussi. Elle ne se sent pas liée par le choix néerlandais’, a affirmé M. Flahaut à l'Agence Belga dans l'avion qui l'amenait dimanche au Bénin pour une visite de trois jours.

»“Le ministre de la Défense a rappelé que le gouvernement belge avait décidé en mai 2000, en adoptant le ‘plan stratégique’ de modernisation de l'armée sur quinze ans de ne pas s'engager dans le programme JSF, comme le proposaient les États-Unis, et de conserver ses F-16 en service jusqu'en 2015. La Belgique devrait alors acheter un avion existant (‘sur étagère’) et M. Flahaut n'a pas caché dimanche sa préférence pour ‘une solution européenne’. [...] M. Flahaut a regretté que les Pays-Bas n’aient pas, en choisissant le JSF, fait preuve de ‘cohérence européenne’ comme les ministres de la Défense des Quinze en avaient convenu en adoptant l'an dernier un ‘plan d'action’ pour remédier aux faiblesses militaires de l'UE. [...] Selon M. Flahaut, les Pays-Bas n'ont procédé à aucune concertation avec la Belgique avant de prendre leur décision, alors que les deux pays sont liés depuis 1996 par un accord de coopération aérienne baptisé ‘Deployable Air Task Force’ (DATF) en vertu duquel les F-16 belges et néerlandais ont opéré conjointement lors du conflit du Kosovo, au printemps 1999.” »

• Ces dernières années, un puissant lobby US et le complet effacement de la France ont réduit à une peau de chagrin tombée dans les oubliettes de l’histoire belge l’engagement de 2002 de Flahaut, et en 2012-2013 le JSF pouvait faire figure de favori. Il était inutile d’essayer d’expliquer aux hommes politiques qui s’en fichent, et aux militaires qui jouent avec leurs maquettes et font partie de la clique américaniste de l’OTAN, combien le JSF était une catastrophe qui ne produirait rien. Aujourd’hui, cette tâche commence à devenir possible, tant la catastrophe-JSF est devenue un lieu commun du monde de l’aéronautique et une compétition réelle où figurerait le JSF (et non pas un achat en marché captif, comme cela a été le cas jusqu’ici) devrait mettre à nu, publiquement, la dimension abracadabrantesque du programme et la perspective cyclopéenne de son effondrement (plutôt dans le genre “pfffuittt” que “badaboum”) par épuisement et enfermement dans un labyrinthe technologique absolument kafkaïesque. (Ce phénomène affecte la plupart des avions de combat de nouvelle génération [conçus après les années 1970] du bloc BAO, le Rafale étant le seul à échapper au caractère systémique du cataclysme.)

• Mais le point de loin le plus intéressant, c’est la “mission nucléaire“, et l’on comprendra aisément que le “hasard” entre la dépêche Belga du 19 avril et les votes parlementaires des 22 et 24 avril a un fumet bien particulier ; ce fumet est tout entier celui de la stratégie que va employer le Français Dassault dans cette affaire ... Et nous en revenons aux dates mentionnées plus haut qui, toutes les deux, renforcent considérablement la position de l’avion français. Les deux commandes égyptienne et indienne de février-avril 2015 ont soudain propulsé l’avion français au premier rang des avions de combat exportables aujourd’hui, ce qui constitue, vu le voisinage franco-belge et la singularité européenne qui unit ces deux pays, un avantage incontestable. Quant au putsch de Kiev de février 2014, c’est-à-dire la crise ukrainienne, il et elle ont mis en évidence la perspective terrible d’un conflit avec la Russie dont les Européens (particulièrement la France et la Belgique) ne veulent absolument pas entendre parler et qui semblent au contraire ne pas déplaire à nombre de centres de pouvoir washingtoniens aux USA, – et qui plus est, pour serrer encore plus notre propos, un conflit d’où l’on ne peut exclure ni l’implication de l’OTAN ni la dimension nucléaire. Opter dans ce cas pour un avion US, dont on sait évidemment ou comme chacun devrait savoir qu’il resterait sous contrôle US, encore plus parce qu’il est capable d’assurer une mission nucléaire tactique, c’est opérer un choix extrêmement risqué par les conséquences stratégiques potentielles qu’on imagine sans grand effort.

Certes, nous n’en sommes pas encore à évoquer ces perspectives catastrophiques dans le système de la communication autour de l’affaire belge mais l'on y sera vite. Les votes parlementaires ont monté l’état d’esprit de la représentation nationale vis-à-vis du fait nucléaire et, particulièrement, de la présence d’armes nucléaires US en Belgique, – par conséquent, par rapport à une “mission nucléaire” pour les avions belges. Plus intéressant encore : le vote du Parlement régional flamand, hostile au nucléaire, donc à la “mission nucléaire”, donc en partie au JSF par extension du raisonnement, alors que les Flamands sont par tradition partisans d’un choix US dans les compétitions de cette sorte. (Il faudra que la NVA, puissant parti nationaliste flamand et qui s’est abstenu, – le seul à ne pas voter contre le nucléaire US sur le sol belge, – s’explique de son vote, lui qui met en avant la nécessité de la souveraineté “flamande” [belge] alors que l’entrepôt de ces armes US constitue un contant déni de souveraineté opposé à la Belgique, sur le sol belge [“flamand”], et dans quelles conditions. Comme la NVA est très puissant dans le gouvernement et que le ministre de la défense est NVA, il y aura du sport.)

La stratégie des Français est de mettre d’abord tout leur poids sur cette question du nucléaire, – et même, de se retirer de la compétition si le RFP exige la capacité nucléaire type B-61/JSF, – ce qui, en soi, ferait déjà beaucoup de bruit. La question du nucléaire US, on le comprend, et on le comprend encore mieux à la lumière de l’incendie ukrainien, dépasse très largement cette compétition pour un avion de combat. Elle concerne la question européenne (éventuellement de son indépendance, pour ceux qui jouent encore avec ce gri-gri), la question autrement plus sérieuse de la sécurité européenne (laquelle n’existe plus depuis l’extension de l’OTAN et de l’installation du réseau BMDE, comme le montre la crise ukrainienne), la question des relations avec la Russie, – enfin, last but not least, la question de l’inféodation à la fois militaire et bureaucratique de tous les pays du bloc BAO à la puissance du Pentagone comme artefact fondamental du Système. Cela vous fait un gros et juteux dossier plein de polémiques en germe. Les Français vont donc pouvoir (re)prendre une posture gaulliste, sinon gaullienne, ce qui nous changera un peu des prudences de notaire et des hystéries de la bienpensance qui sont aujourd’hui la marque de l’“exceptionnalité” courante de la France-officielle.


Mis en ligne le 25 avril 2015 à 14H06