Le rapport Star 21, un bon exemple et un exemple convaincant des ambiguïtés et des perversités de l'action européenne

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Le rapport Star 21, un bon exemple et un exemple convaincant des ambiguïtés et des perversités de l'action européenne


La Commission européenne a contribué, le 16 juillet 2002, à la présentation publique d'un rapport important, dit Star 21, sur l'industrie et la recherche dans le domaine aérospatial en Europe. Star 21 est le fruit d'un travail d'une commission qui s'intitule European Advisory Group on Aerospace, qui comprend cinq Commissaires européens, le Haut Représentant Javier Solana, les plus hauts représentants de sociétés européennes importantes (BAE, SNECMA, Thales, EADS, Finmeccanica), avec deux députés européens. Cette composition et la filiation générale du document rend effectivement Star 21 assez ambigu ; présenté dans les locaux de la Commission, notamment par un Commissaire européen (Liikkanen), pourtant document émanant d'un groupe qui ne fait pas partie (à notre connaissance) des structures de la Commission, — voilà donc un document semi-officiel présenté officiellement, avec le plus grand sérieux, notamment par des autorités de la Commission et ainsi de suite. Ce préambule formel mesure l'embarras où nous sommes de désigner fermement les tenants et aboutissants de ce rapport, pourtant perçu sans aucun doute, — tenons-nous en là pour l'instant — comme un ''document européen'' patronné sans le moindre doute par la Commission, c'est-à-dire avec l'engagement de la responsabilité de la Commission, et, certainement, de sa crédibilité. C'est effectivement cette implication de la Commission européenne qui nous importe.

[Le rapport tente de présenter de grandes propositions dans le domaine de l'industrie et de la technologie aérospatiales, pour l'Europe, pour le XXIe siècle, d'où le nom générique qui lui est donné. Le communiqué de presse et les principaux thèmes du rapport peuvent être trouvés sur ce lien : http://europa.eu.int/rapid/start/cgi/guesten.ksh?p_action.gettxt=gt&doc=IP/02/1059|0|RAPID&lg=FR;. Le texte complet du rapport peut être trouvé sur ce lien : http://europa.eu.int/comm/enterprise/aerospace/index.htm.]

L'agence Reuters avait reçu copie, le 12 juillet, d'un résumé du rapport et d'indications sur son contenu qui constituaient ainsi un bon résumé de ce que certains de ses initiateurs souhaitaient faire dire à ce document. Quelques indications reprise de cette dépêche du 12 juillet (« EU panel seeks more aerospace aid to match U.S. », par Lisa Jucca), doivent nous en dire assez quant au contenu :

« The European Union should triple state support for the aerospace sector to match United States research subsidies and indirect aid, a top-level panel will recommend next week in a report seen by Reuters.

(...)

« The glossy, 40-page ''Star 21'' report, to be unveiled next Tuesday, says the market for civil aerospace is global and Europe's reasearch-intensive aerospace industry is not getting enough public support to stay competitive with its main rival. It calls for a ''level playing-field'' with the U.S.

» For the fragmented European military industry, the report urges EU governments to move towards ''harmonisation of defence requirements'' to take full advantage of economies of scale and close the gap with the mighty U.S. defence sector.

» ''The report calls for support equivalent to what the U.S. sector gets,'' an EU source told Reuters. ''It asks all the players to recognise that competition is not within Europe but with the United States. We need the same conditions if we want to have the same success,'' he said. »

Une étude très intéressante à laquelle il manque la dimension essentielle du cas envisagé, — la dimension politique

Le rapport recommande diverses mesures concernant la situation du marché aussi bien que la situation des rapports entre l'industrie et les autorités européennes (nationales ou non). Il concerne les aides en R&D, principalement avec la proposition fortement argumentée que leur montant soit augmenté, les interventions sur des règlements, les questions d'harmonisation des programmes aussi bien que d'harmonisation de spécifications, les décisions de coopération, etc.

La démarche est intéressante mais on remarque aussitôt qu'elle est déjà faite. Cela fait plusieurs décennies, depuis qu'est née l'idée d'une industrie européenne, que ces problèmes sont décortiqués ; cela fait aussi longtemps que les mêmes propositions sont faites, selon la même logique, et tout cela jusqu'ici en pure théorie, pour ne pas dire en pure perte. (On pourrait, par exemple, présenter le ''rapport Tindemans'', fait en 1976 par le premier ministre belge sur l'industrie européenne d'armement et d'aérospatiale, pour y trouver les mêmes recommandations, — et cela, sans surprise : les mêmes problèmes industriels et économiques amènent les mêmes réponses.) On distingue mal ce qui, dans ce rapport justement, constituerait un élément déterminant amenant à ce que ces propositions diverses sortent du seul champ de la théorie vertueuse, satisfaisante pour ses auteurs mais fort peu pour les effets.

La référence proposée tout au long de l'étude est, bien évidemment, la référence américaine, c'est-à-dire la référence de l'organisation intérieure américaine, avec ses aides plus ou moins dissimulées, plus ou moins indirectes, avec sa structure industrielle, ses programmes à grande capacité et à forts contingents de production. La comparaison avec l'Amérique alimente la sempiternelle jérémiade accompagnant cette sorte de travail (l'Europe n'est pas organisée comme l'Amérique, elle n'a pas sa structure industrielle, ses budgets, ses programmes, etc). Dans tous les cas, on l'a compris, il s'agit essentiellement d'une approche industrielle et économique.

Ainsi a-t-on l'impression que Star 21 est une plaidoirie des industriels européens, passant par l'onction européenne et institutionnelle de la Commission. De façon très significative, alors que toute la logique s'appuie sur la référence américaine, qui est nécessairement perçue et présentée explicitement comme la concurrence américaine, une dimension essentielle, — la dimension essentielle, à notre avis, — est totalement absente : la dimension politique. C'est à ce constat qu'il faut s'attacher pour conduire une estimation critique du rapport Star 21.

L'exemple de la campagne européenne du JSF, ou comment escamoter les problèmes politiques

L'apport des industriels dans ce travail a certainement du être essentiel, voire déterminant. Si l'orientation qu'on constate (orientation industrielle et économique) n'apporte rien de nouveau, le fait d'avoir choisi cette orientation, dans les circonstances actuelles (y compris les circonstances politiques, ô combien) est par contre un fait significatif et qui laisse à penser.

Pour mieux expliciter notre propos, on prendra le cas qui nous est cher du JSF dans le contexte actuel. Il est dans tous les esprits et aussi, on l'espère, dans ceux des auteurs de ce rapport. Le contexte, c'est le choix d'un engagement dans le programme JSF, au niveau R&D, par un certain nombre de pays européens. La chose, ou une partie de la chose (l'engagement britannique) est mentionnée dans le rapport, d'une façon incidente (dans un encadré), d'un point de vue très positif, comme étant un point remarquable de « The Transatlantic Relationship », avec une mention manifestement satisfaite de la participation de 8% de BAE dans le programme JSF et de l'implication de Rolls-Royce.

Si l'on se place du point de vue industriel et économique, cette approche du cas JSF/Europe a du sens : après tout, cet engagement dans le JSF, c'est un investissement en R&D des pays européens concernés, et dont les industriels attendent de juteux contrats dans le cadre de ce programme (ce dernier point, c'est à voir car il y a des précédents d'illusions perdues, comme la SDI par exemple, — mais tout cela est au-delà de la mémoire de nos dirigeants, industriels et autres). Le JSF est un programme américain ? Certes, certes, répondra-t-on, avec un instant de gêne — mais, remarque-t-on, écartant aussitôt la gêne, nul n'ignore que l'évolution est et sera nécessairement transatlantique ; alors, quelle critique fondamentale peut-on faire à cette démarche ?

Par contre, si l'on observe la campagne européenne du JSF d'un point de vue politique, le sens des choses s'inverse et le raisonnement précédent s'effondre. Au contraire du commentaire implicite de Star 21, la campagne européenne du JSF est bien une action de guerre et installe une menace d'une ampleur sans précédent au coeur de la puissance industrielle et technologique européenne. Personne n'a songé à s'en aviser une seconde (là, nous soupçonnerions pas mal d'autorités de préférer n'être pas au courant). Plus de $4 milliards en R&D venus de nations européennes qui affirment sur un ton geignard ne pas pouvoir augmenter leur budget lorsque la chose est débattue sur la scène européenne s'en sont allés ou s'en iront aux USA, — $4 milliards, c'est l'enveloppe budgétaire du programme de recherche et de développement du Rafale-Air, et c'est bien ce que tous ces pays ont refusé d'investir en Europe ; c'est-à-dire, au sens précis de ce que cela suppose comme puissance gaspillée, un programme complet d'avions de combat moderne et, qui plus est pour poursuivre la référence Rafale, d'un avion de combat promis à voler. Le programme JSF investit les places européennes et draine l'argent de ces pays consentants. D'un point de vue politique et d'un point de vue européen, il s'agit d'une menace qui a trouvé grandes ouvertes les portes de la soi-disant ''forteresse Europe'' et qui pèse désormais sur l'affirmation souveraine fondamentale de l'Europe.

Rien, absolument rien de ce genre, en aucune façon, n'est perceptible dans Star 21, pas la moindre restriction au propos économiquement satisfait dans ce cas n'est avancée, qui permette de développer cette approche politique dont on nous rebat les oreilles de l'importance essentielle pour l'avenir de notre continent. Ce rapport, littéralement, interdit au lecteur de penser en termes politiques.

L'influence des industriels, c'est l'influence d'un monde qui a choisi de préférer la voie économique au sens politique européen

Ce triste constat demande une explication. Nous proposons celle-ci : l'hypothèse, déjà avancée, de l'omniprésence des commentateurs industriels dans la rédaction. Ces industriels européens d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'hier, ceux du temps du ''rapport Tindemans'' par exemple. Ils se sont adaptés aux événements. Ils se sont ''globalisés'', ont acquiescé, souvent avec un empressement remarquable, au catéchisme du conformisme qui nous dit que le politique est mort, que l'économique a pris les rênes du pouvoir.

Donc, ces industriels ne pensent plus en termes politiques mais en termes économiques, bien qu'ils soient dans une industrie évidemment politique puisque complètement stratégique, et complètement fondatrice de la souveraineté. C'est un mouvement général, auquel n'échappent que quelques-uns (on citera l'avionneur français Dassault qui, comme on ne doit pas s'en étonner, n'a pas été appelé à faire partie de ce groupe d'experts). Ces industriels-là n'ont plus d'européen que l'étiquette. Ils s'en arrangent et c'est leur problème. Que des autorités européennes, par leur position dans cette affaire, acquiescent à cette orientation, voilà qui est notre problème, à nous Européens.

Un exemple très remarquable d'une bonne volonté européenne (celle de la Commission) produisant l'effet exactement inverse qu'on en attend

Encore une fois, que ce document ne soit pas formellement issu des structures de la Commission n'empêche nullement que celle-ci y a participé massivement, qu'elle l'a présenté officiellement en l'endossant de facto, qu'elle s'est mise en position d'offrir la perception qu'effectivement Star 21 émane d'elle-même. Qu'elle le veuille ou non, la Commission est totalement impliquée et ce document, tel que nous l'apprécions, n'apparaît comme rien d'autre qu'une manipulation de la Commission par des points de vue et des intérêts extérieurs à elle.

Le document a été réalisé alors que, de tous les côtés, éclatent des affaires qui mettent en évidence la démission européenne complète de ce champ d'action politique. Que, par un tour de passe-passe suspect au sein d'un parti nouvellement venu au Parlement, totalement novice en la matière, sans doute manipulé par des forces dissimulées, les Pays-Bas choisissent d'entrer dans le programme JSF dans une parodie de comportement démocratique ; que l'Italie détourne scandaleusement l'esprit d'une loi faite pour favoriser les programmes européens, pour pouvoir financer son entrée dans le JSF ; que la société la plus avancée du monde en matière de technologies sous-marines (la société allemande HDW) soit menacée d'être rachetée par une société américaine dans une manoeuvre qui relève de la piraterie financière internationale ; — mais non, rien de tout cela n'inspire le moindre commentaire. Pendant ce temps, le rapport Star 21 énonce les grands principes libéraux et économistes qui permettraient de mieux définir un hypothétique et utopique grand marché européen de l'industrie aéronautique, avec tangente transatlantique. Quand l'affaire sera faite, il n'y aura plus rien d'européen à y mettre, — ce qui explique par avance pourquoi elle sera faite.

On dit que lorsque ce document a été diffusé dans les structures de la Commission, dont certaines qui auraient du l'être n'ont pas été consultées, il y eut quelques ''mouvements divers''. Cette inquiétude in extremis n'aurait pas épargné, nous dit-on encore, certains des participants au rapport. C'était trop tard.

Le constat malheureux qui vient sous la plume est qu'en cette occasion, la Commission, certainement contre son gré et sans doute par inadvertance, a failli à sa mission qui concerne les intérêts européens. Elle a trahi ses ambitions, qui concernent l'espérance d'un rôle politique européen plus affirmé, et plus respecté de tous. Elle a perdu encore un peu plus du respect que certains lui gardent encore, même si elle a sauvegardé sa vertu conformiste d'acquiescement aux grands principes économiques libéraux. La moisson est maigrelette.