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1er mai 2006 — La rencontre Merkel-Poutine en Russie, les 25-27 avril, marque une réelle évolution des relations entre les deux pays. Il y a eu ce qu’il faut de forme et ce qu’il importe de substance, pour que Merkel puisse annoncer (le 26 avril) que « notre partenariat revêt une dimension stratégique »
L’atmosphère y a été très chaleureuse, jusqu’à un dîner en tête-à-tête (le soir du 26 avril, dans la ville de Tomsk, en Sibérie, où avait lieu la rencontre), dans des circonstances très “à l’anglo-saxonne” où l’on mesure les bonnes relations politiques aux bonnes relations personnelles et aux plaisanteries convenues. Au lendemain de cet a-parte qui dura plus de trois heures, jusque tard dans la nuit, réponses lors de la conférence de presse : « Nous avons passé la nuit ensemble et nous avons eu une excellente conversation l'un avec l'autre. » (Merkel) « Est-ce que vous nous espionnez? Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, avec Angela. D'après ce que j'ai cru comprendre, madame la chancelière apprécie beaucoup la cuisine sibérienne. Et cela nous a donné l'opportunité d'une bonne conversation et de goûter ensemble de la viande d'ours. » (Poutine)
On a parlé du Moyen-Orient, de la crise iranienne, des rapports énergétiques, etc. Merkel a tenu à préciser qu'elle considérait la Russie dans ses rapports avec l'OTAN comme un “partenaire égal”. Les Russes ont précisé qu’ils autorisaient l'utilisation du territoire russe pour le transit de matériel allemand pour les unités allemandes actuellement déployées en Afghanistan. D’une façon générale, l’accord entre les deux pays est très large. Ni les Russes ni les Allemands ne veulent autre chose qu’une voie diplomatique dans la crise iranienne. Au niveau des rapports énergétiques, les Russes sont très satisfaits que l’Allemagne considère l’affaire (son approvisionnement en gaz russe) du seul point de vue économique et nullement en fonction d’une analyse politico-humanitaire et d’une idéologie ultra-libérale qui mettent la Russie en accusation tant pour la bonne réputation démocratique que pour la bonne réputation du marché libre, comme le fait la Commission européenne.
(A noter que l’accord gazier germano-russe soulève une forte opposition des Polonais. Tout se tient à cet égard, y compris la contrepartie : l’agacement des Allemands pour les Polonais se rapproche de plus en plus en intensité de celui des Russes pour ces mêmes Polonais. Ce n’est pas le pacte Ribbentrop-Molotov mais une évolution géopolitique notable, qui englobe une polarisation où les Russes et les Allemands se trouvent également en désaccord avec les Américains, “parrains” comme nul ne l’ignore de ces mêmes Polonais. L’évolution des bonnes relations russo-allemandes passe effectivement par un certain refroidissement des relations des deux pays avec les USA.)
Il existe sans aucun doute une logique politique qui devrait conduire à un resserrement des liens entre l’Allemagne et la Russie. Les deux pays présentent des positions complémentaires et des intérêts convergents.
• Pour les Russes, la proximité avec l’Allemagne permet un “ancrage” en Europe qui lui évite les couplets moralisateurs des fonctionnaires de la Commission européenne et lui permet de poursuivre sa politique énergétique nationale de contrôle de l’État. Du point de vue géopolitique, c’est une alliance avec une puissance occidentale qui rééquilibre son orientation vers la Chine sans compromettre sa politique réaliste. Il y a également une complémentarité sans concurrence destructrice dans la politique vers le Sud, mélange de modération et d’influence politique, et d’intérêts économiques (l’affaire iranienne est exemplaire à cet égard).
• Pour l’Allemagne, une proximité de la Russie permet une affirmation diplomatique sans risque ni l’inconvénient des obligations parfois encombrantes de solidarité dans les rapports intra-occidentaux. Avec les Russes, les Allemands ont l’impression d’une certaine émancipation sans trop de risques. La question énergétique joue évidemment un rôle important, avec un partenariat important pour l’Allemagne qui ne dispose pas (au contraire de la France) d’une alternative nucléaire pour son alimentation énergétique.
On ne doit pas non plus écarter un facteur commun, caractéristique d’une époque où la communication et la moralisation hypocrite jouent un si grand rôle. Dans leurs rapports communs, ni l’Allemagne ni la Russie n’ont à supporter les sempiternelles leçons de morale que les autres leur font sur leur passé (passé nazi pour l’Allemagne, passé communiste pour la Russie), et qui servent souvent de puissants moteurs à des campagnes médiatiques de pression très efficaces. Une récente (27 avril) édition de la lettre d’information Strategic Alert Online notait : « At a recent briefing before the Bundestag’s foreign relations committee, Merkel expressed dissent with the US policy of attacking Russian President Vladimir PUTIN for his lack of “democratic” commitment. She stressed Putin’s merits in ending the wild privatization period and restoring Russian statehood. She is reported even to have said that a continuation of privatizations in Russia would have resulted in a “sell-out to American oil interests.” »
D’une façon caractéristique, on retrouve dans cette situation la proximité qui exista dans les années 1920 entre l’Allemagne (république de Weimar) et la Russie (l’URSS faisant une pause sur la radicalisation communiste avec la NEP). Mais l’analogie s’arrête à la situation et ne concerne rien des perspectives, tout au contraire. Ni l’Allemagne ni la Russie n’ont des ambitions expansionnistes et révolutionnaires mais, au contraire, des ambitions stabilisatrices à l’extérieur et de consolidation nationale à l’intérieur.
La véritable signification qu’on pourrait proposer est que ce rapprochement en marche et en devenir correspond bien au nouveau monde multipolaire succédant à la brève période de l’unipolarité basée sur la fiction de l’“hyper-puissance” américaine.
Cela conduit à une question : et la France? Elle qui fut initiatrice de l’axe Paris-Berlin-Moscou de 2002-2003 et qui est la championne de la multipolarité? La France est aujourd’hui paralysée dans une situation intérieure d’auto-dénigrement et de piètres querelles politiciennes, et extérieurement dans des options factices, — notamment l’illusion grossière et sans peu d’intérêt du rapprochement avec les USA. C’est une option complètement virtuelle et sans aucun bénéfice, qui va de l’affaire libanaise (début 2005) à la ligne suivie dans la crise iranienne. Depuis qu’ils ont triomphé à l’ONU en 2002-2003, les Français s’imaginent qu’il est important qu’ils se fassent pardonner par la puissance américaniste. Ils devraient commencer à réaliser sous peu que cette puissance est en déclin et que cette fréquentation ne présente que des risques, pour des avantages nul sinon pour les éditoriaux des journaux français sensibles à l’américanisation (pas difficile à trouver) et la satisfaction des députés français acquis aux USA (il n’en manque pas).
Les Français ont la voie toute tracée pour retrouver une politique extérieure plus créatrice que celle dans laquelle ils se complaisent depuis 2005: confirmation d’une nette distanciation du fédéralisme européen (ce qui est le cas aussi pour les Allemands dans leur rapprochement avec la Russie), désintérêt complet pour une proximité suicidaire (voir le cas britannique) avec les USA, proximité en matière de sécurité avec Londres si les Britanniques prennent leurs distances d’avec les USA, réactivation de l’axe diplomatique Paris-Berlin-Moscou en favorisant et en se rapprochant des bonnes relations Berlin-Moscou, possibilité d’un rapprochement d‘intérêt européen type “noyau dur”. Il suffira d’une bonne crise (celle de l’Iran ferait l’affaire) pour que la France se tourne vers ces orientations en retrouvant naturellement les axes fondamentaux qui font sa substance même, et que lui dictent autant sa position d’indépendance nationale que sa doctrine de souveraineté uniquement possible dans la multipolarité. Si ces orientations se réalisent, en même temps que le rapprochement Allemagne-Russie, nous serons entrés dans l’“ère européenne” post-référendaire d’après le “non” du 29 mai 2005, celle qui abandonne le modèle intégré et fédéraliste européen.
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