Le rattachement de la Crimée et les antimissiles

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Le rattachement de la Crimée et les antimissiles

Outre d’être un ancien officier de la CIA devenu un des “dissidents” les plus notoires aux USA, Ray McGovern a une mémoire intéressante parce qu’il fut chef du service d’analyse de la Politique extérieure soviétique de la CIA et qu’il se trouvait à Moscou, dans la délégation US, lors de la signature des traités ABM (sur les missiles antimissiles balistiques) et SALT-I (sur les armes nucléaires stratégiques), au printemps 1972. Il est particulièrement bien placé, avec la culture nécessaire, pour apprécier avec le nécessaire état d’esprit “dissident”, sans les entraves du Système et les contraintes du déterminisme-narrativiste, les causes stratégiques et de sécurité nationale profondes du comportement de la Russie, notamment depuis le coup d’état du 21-22 février 2014 à Kiev, et particulièrement la décision vis-à-vis de la Crimée. Jusqu’ici, l’accent a été mis sur deux thèses qui s’opposent et concernent essentiellement l’aspect politico-historique : le côté russe arguant que la Crimée est historiquement une terre russe, avec une population russe dans une majorité écrasante comme l’a prouvé le référendum qui précéda la rattachement ; le côté antirusse arguant que l’annexion de la Crimée (ici, le terme “annexion” contredisant le terme “rattachement”) est le premier pas d’une entreprise de conquête de la Russie, ou d’une reconquête vers une reconstitution de l’ancienne URSS et au-delà.

Le texte de McGovern du 21 avril 2015 sur ConsortiumNews s’attache d’abord à la question du boycott des cérémonies du 70ème anniversaire de la victoire de 1945, le 9 mai à Moscou, avec l’arrière-plan du rôle essentiel de la Russie (de l’URSS) dans cette victoire sur l’Allemagne. Puis il examine les développements entre le bloc BAO (l’OTAN) et la Russie depuis 1990, jusqu’à la crise actuelle commencée en février 2014 à Kiev. Il fait son travail en analyste de stratégie, notamment en tenant grand compte de certains événements de première importance comme le développement, depuis 2002-2003 d’un réseau européen de missiles antimissiles USA/OTAN (le réseau BMDE). C’est là que son expérience dans ce domaine donne grand poids à son analyse. D’autre part, il s’appuie sur les déclarations de Poutine lui-même, qui a été particulièrement disert sur le sujet (au contraire des dirigeants-Système du bloc BAO s’en tenant au catéchisme assez vague de la narrative commune). McGovern s’appuie sur les diverses interventions de Poutine, y compris les séances très longues du type “questions-réponses” qu’il donne désormais d’une façon régulière chaque mois d’avril. Nous donnons ici le passage que McGovern consacre à la crise ukrainienne, et particulièrement à l’affaire de la Crimée. Il note (souligné en gras par l’auteur) une révélation inédite, faite par Poutine lui-même et qui fut fort peu notée, selon laquelle le développement du réseau BMDE a joué un rôle important dans la décision russe de rattachement de la Crimée. Cette question du BMDE, cette crise du BMDE plutôt, est en effet un arrière-plan d’une importance capitale pour la Russie dans la crise ukrainienne, et sans aucun doute en voie d’être dramatiquement réactivée par cette crise ukrainienne. Voici le passage qui, en fait, conclut le texte de McGovern...

«What prompted the Kremlin’s strong reaction? Was it the coup d’état on Moscow’s doorstep or the prospect of Ukraine joining NATO or the risk of losing Russia’s only warm-water naval port to NATO or was it concern over U.S. plans for missile defense? The correct answer, of course, is all-of-the-above; indeed, they are inextricably linked. Putin has been very upfront about what moved him to action on Feb. 23, 2014, the day AFTER the putsch in Kiev. By the way, there is not one scintilla of evidence that either Putin or any other Russian leader planned to annex Crimea BEFORE the Feb. 22, 2014 coup.

»After the Crimeans voted overwhelmingly to be rejoined to Russia, Putin permitted himself a somewhat jocular passage following a serious one, in addressing this very serious missile issue in a speech on March 18, 2014. to the Russian Duma and other officials at the Kremlin: “Let me note too that we have already heard declarations from Kiev about Ukraine soon joining NATO. What would this have meant for Crimea and [the naval base at] Sevastopol in the future? It would have meant that NATO’s navy would be right there in this city of Russia’s military glory, and this would create not an illusory but a perfectly real threat to the whole of southern Russia. These are things that could have become reality were it not for the choice the Crimean people made, and I want to say thank you to them for this... [...] “NATO remains a military alliance, and we are against having a military alliance making itself at home right in our backyard or in our historic territory. I simply cannot imagine that we would travel to Sevastopol to visit NATO sailors. Of course, most of them are wonderful guys, but it would be better to have them come and visit us, be our guests, rather than the other way round.”

»Putin has not disguised Moscow’s motives regarding the annexing of Crimea. This, for example, is what he said on April 17, 2014, during last year’s marathon Q & A on live TV: “I’ll use this opportunity to say a few words about our talks on missile defense. This issue is no less, and probably even more important, than NATO’s eastward expansion. Incidentally, our decision on Crimea was partially prompted by this.” (emphasis added)

»Clear enough? In Putin’s eyes, missile defense systems in European countries near Russia and in adjacent waters would pose an existential threat to the forces upon which Russia relies as a deterrent. In recent weeks, several top Russian national security officials have weighed in strongly on this issue. This is not only a mark of their genuine strategic concern; Russian leaders also see it as increasingly difficult, in present circumstances, for the U.S. to justify a European missile defense system by using the same paper-thin rationale that such is needed to defend against missile attack from Iran.

»During an interview on April 18, Putin again drew attention to George W. Bush’s unilateral withdrawal from the Anti-Ballistic Missile (ABM) Treaty of 1972 – a key anchor for deterrence. Putin listed it high on the list of serious problems with the U.S. (On Dec. 13, 2001, President George W. Bush gave Russia notice of the U.S. withdrawal from the treaty, in accordance with the clause that required six months’ notice before terminating the pact. This was the first time in recent history that the United States has withdrawn from a major international arms treaty.)

»Speaking the day before at an International Security Conference in Moscow, Russian Foreign Minister Lavrov insisted on the need for “joint efforts based on respect for the legitimate interests of all partners,” if peace is to be preserved. He, too, focused on the U.S. missile defense programs as the primary cause of concern: “Ground-based missile defense systems will be deployed in Romania this year and in Poland by 2018. More ships with missile defense systems are being deployed. We perceive all this as part of a global project that is creating risks for Russia’s strategic deterrence forces and upsetting regional security balances. “If the global missile defense program continues to be implemented without any adjustments, even as talks on the Iranian nuclear program are making headway, … then the specific motives for establishing the European missile defense system will become obvious for everyone.”

»Lavrov was more soft-spoken than the official statement issued by his own ministry a week before on April 10. That statement quoted President Obama’s public assurance in a speech in Prague in April 2009 about how the elimination of the “Iranian threat” would also eliminate the main reason for the deployment of a missile defense system in Europe. The Russian Foreign Ministry statement adds: “Against this background, the statements that ‘the missile defense program is not directed against Russia’ look even less convincing.”»

Ce long article très documenté du spécialiste qu’est McGovern permet de placer la crise ukrainienne dans une perspective différente de celle qui est généralement utilisée. D’une façon générale, la crise est considérée dans le cadre de la “guerre de la communication” et, plus précisément pour le cas de l’Europe de l’Est avec extension spéculative vers la Russie, dans le cadre du cycle des “révolutions de couleur”. Cette perspective ne peut en aucun cas être démentie ou considérée comme marginale, mais on doit avoir à l’esprit qu’elle n’est pas la seule, qu’elle se double d’une perspective stratégique fondamentale qu’aborde McGovern. Il s’agit de l'équilibre, ou plus justement dit du déséquilibre stratégique au plus haut niveau, caractérisé essentiellement par le déploiement du BMDE qui est en marche depuis 2002-2003. On dira que les deux perspectives se complètent, ce qui est juste, mais elles ont des orientations différentes, et des effets possibles également très différents. La perspective des “révolutions de couleur” est d’un type très souple, très adaptable, mais aussi très vulnérable. Dans le cas ukrainien qui devait être l’ultime marchepied vers l’attaque de communication contre la Russie, l’échec est patent ; non seulement la Russie résiste à toutes les tentatives de subversion de cet ordre, mais elle a réagi par une mobilisation qui rend une “révolution de couleur” type-regime change désormais non seulement improbable, mais de plus en plus nettement contre-productif puisqu’alimentant à mesure des réactions de durcissement, non seulement du pouvoir, mais de la population russe.

Par contre la question des antimissiles/BMDE est une perspective relevant du hard power, à la différence du soft power des offensives d’influence. Elle est beaucoup moins sujette à des coups d’arrêt ou à des reflux comme les offensives d’influence, et s’inscrit dans une continuité structurelle qui peut prendre des allures très agressives et installer des situations de confrontation très graves. Le cas de l’Ukraine implique aussi cette dimension, indirectement ou directement, et c’est pourquoi la crise est si grave et qu’elle ne cesse de montrer sa résilience. La remarque de Poutine que souligne McGovern (“notre décision sur la Crimée a été en partie justifiée” par la question du BMDE) est la preuve indubitable que les deux dimensions sont directement présentes dans la crise ukrainienne, et même que l’importance de la question du BMDE-hard power a influencé l’aspect soft power (influence) de la cris ukrainienne en la durcissant notablement avec les divers épisodes d’affrontements armés de toutes sortes se rapprochant des techniques de hard power.

Il faut noter que des déclarations diverses renforcent ce sentiment d’une symbiose avec des effets divers du hard power et du soft poser. Il y a notamment, la plus récente en date, celle du général Gerasimov, chef d’état-major de l’armée russe (LeSakerFrancophone, du 17 avril 2015), qui constitue un avertissement extrêmement précis et relevant d’une situation quasiment pré-conflictuelle puisque consistant en une description précise des ripostes russes contre les pays de l’OTAN limitrophes de la Russie qui ont déployé ou vont déployer des éléments du BMDE. Dans cette déclaration, d’ailleurs, Gerasimov ne mentionne pas seulement l’élément pseudo-défensif de l'antimissile mais y ajoute l’élément directement offensif en évoquant les capacités des systèmes de tir MLK-41 pour les antimissiles SM3 d’également tirer des missiles de croisière Tomahawk, armes offensives par excellence :

«“Les MK-41 lance-missiles verticaux qui font partie du complexe AEGIS Ashore, système de missiles basé au sol déployé en Roumanie et en Pologne, peuvent tirer non seulement des fusées anti-missiles SM-3, mais aussi des missiles de croisière Tomahawk”, a déclaré le général Valery Gerasimov lors d’une conférence sur la défense dans la capitale russe, Moscou, jeudi dernier [16 avril 2014]... “Nous considérons le déploiement de systèmes de défense anti-missiles globaux par les Américains comme une étape supplémentaire des États-Unis et de leurs alliés dans leur projet de destruction du système actuel de sécurité internationale afin de s’assurer la domination du monde” [...] “Il devient évident que la poursuite de la mise en œuvre des plans de défense antimissile des États-Unis et de l’Otan crée une véritable menace pour les forces nucléaires stratégiques russes.”»

(On notera que ces remarques confirment parfaitement ce que disait Leonid Rechetnikov, du SVR, le 10 avril 2015, étendant à l’Ukraine cette même question des missiles tactiques qui peuvent être opérationnalisés dans le cadre du programme BMDE, et donnant ainsi une explication nouvelle à la volonté US de déstabilisation de l’Ukraine et de reconquête de la Novorussia, et un élément concret de durcissement de la crise ukrainienne : «De Lugansk à Kharkov, les cruise missiles tactiques peuvent atteindre des objectifs au-delà de l’Oural, où l’essentiel de notre force de dissuasion est déployé. Et, avec une probabilité de quasi-100%, ils peuvent frapper nos missiles dans leurs silos aussi bien que les bases pour missiles mobiles sur les sites de lancement et leurs trajectoires de tir. Cette zone est aujourd’hui hors de portée pour eux, que ce soit de Pologne, de Turquie ou d’Asie du Sud-Est. C’est leur but principal. Par conséquent, ils se battront pour le Donbass jusqu’au dernier Ukrainien.»)

Dans ce cadre général (ou plutôt ce cadre de la crise ukrainienne généralisée à toute l’Europe), on peut comprendre que la perspective décrite par McGovern et confirmée par diverses déclarations russes implique le durcissement dont nous parlons, non seulement de la crise ukrainienne, mais de ce qui pourrait être désignée désormais comme une nouvelle et gravissime “crise européenne de la sécurité”, qui serait une crise tendant à aggraver considérablement la situation de la sécurité européenne en une situation de très haute insécurité, avec course aux armements dans le sens plus concret, plus explosif, de “course au déploiement des armements“. Il nous paraît par exemple tout à fait logique d’avancer la spéculation selon laquelle le déploiement de missiles russes SS-26 tactique sol-sol Iskander dans la zone de Kaliningrad, non seulement devrait être en cours d’activation, mais devrait comprendre une partie d’Iskander munis d’ogives nucléaires et potentiellement à autonomie augmentée. Des rumeurs concernant de tels déploiements à Sébastopol, notamment grâce à sa position stratégique vis-à-vis de la Roumanie où des éléments du BMDE doivent être installés, auraient également dans ce même contexte un réel fondement.


Mis en ligne le 22 avril 2015 à 11H06