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692613 novembre 2022 (18H30) – Comment nommer cela ? “La victoire de Kherson” ? “La déroute (ordonnée) de Kherson” ? “Le piège de Kherson” ? “Le simulacre de Kherson” ? Ou bien, plus simplement, comme une sorte d’“énigme de Kherson”, “le rébus-puzzle de Kherson” ? (Surnom un peu ironique mais non moins justifié.) Il est bien difficile de se décider, car il s’agit de se diriger à tâtons dans ce que le Haut Représentant de l’UE désigne comme une “jungle” d’informations, d’analyses, d’appréciations, de suggestions et d’affirmations. (Est “une jungle” ce qui végète hors du “jardin” qu’est l’UE, selon le Haut-Représentant Josep Borrell.)
D’autre part et pour commencer plus simplement, pour savoir ce qu’il s’est passé et ce qu’il en est à Kherson il suffirait peut-être de reprendre quelques paragraphes de ce que nous écrivions il y a à peu près un mois (le 16 octobre 2022), lorsque l’on commençait à débattre pour savoir ce qui allait se passer à Kherson. Les militaires russes venaient d’annoncer le retrait sur l’autre rive du Dniepr de la population de cette ville désireuse de suivre leurs conseils de ne pas s’exposer à des risques considérables ; voire, même si l’on suit bien cette piste sinueuse achevant le schéma, des déclarations laissant entendre que les troupes russes elles-mêmes suivraient cette voie... Bref, tout était écrit :
« Pourquoi ce retrait ? Certains disent que c’est pour éviter des pertes civiles du fait de tirs de missiles ukrainiens. D’autres, que c’est pour permettre aux troupes russes de tenir mieux, de meilleures positions dans et autour de la ville. Car il faut ici préciser que tout cela se fait sur le bruit de fond de l’annonce d’une nouvelle “offensive finale“ de reconquête de Kherson par les Ukrainiens. Ce qui introduit la dernière explication : on évacue Kherson parce qu’on laisse la ville aux Ukrainiens, on refait le coup de Kharkov et Cie de début septembre.
» Imaginez le désarroi des réseaux sociaux russes et surtout des occidentaux pro-russes. C’est l’effondrement, la calamité, la pire chose qu’on pouvait imaginer quelques jours après l’intégration des pays du Donbass dans la Fédération de Russie. Une militante zélée (anonyme, quelque part sur ‘Telegram’) écrit que :
» “la perte de Kherson, la reprise de la ville par les ukro-nazies serait une catastrophe sans précédent, une défaite mais surtout un coup terrible porté au prestige de la Russie et de Poutine... Mais comment sont-ils tombés dans ce piège ? Poutine n’est pas assez dur, chaque fois il se fait avoir !” »
Cette correspondance signifierait, selon certains, que ces quelques semaines entre ce qui semblait une option et la réalisation de l’opération d’abandon de Kherson ont surtout été l’occasion pour les dirigeants politiques russes, qui auraient favorisé un maintien des forces russes dans Kherson, de s’incliner devant les pressions des militaires qui ne voulaient pas risquer une sorte de “Dien Bien-Phu fluvial”.
Mais c’est n’y rien entendre que se risquer à cette sorte de surnom de sinistre mémoire ! Certains vous montrent comment les Russes se sont retirés, avec quelle maestria qui aurait bien servi à l’U.S. Army à Kaboul en août 2021, et que leur manœuvre ressemble bien à une sorte de “quel est pris qui croyait prendre”. Ainsi, Patrick Reymond raisonne-t-il, quant à l’analyse qu’il faut faire de cette situation, à peu près de la même façon qu’un Scott Ritter sur le même cas :
« Donc, voilà, la Russie s’est retirée de Kherson, en bon ordre, et sans être le moins du monde poursuivie ni être inquiétée pendant cette retraite, oubliant la base : « Il faut serrer de près un ennemi en déroute ». Les Ukrainiens auraient dû être sur les talons de l’armée russe si elle avait été battue, s’ils voulaient la défaire, et la transformer en déroute. Il n’y avait, donc, dans leur esprit, aucune possibilité de le faire. La retraite est l’opération la plus compliquée et la plus difficile à faire.
» Qui plus est, elle fut annoncée…
» De plus, sans logistique, dévastée par les frappes, cette avance risque de poser plus de problèmes que d’apporter de solutions à l’Ukraine.
» Politiquement, on parle de victoire et de coup dur porté à la Russie, pas militairement, mais moralement. Une défaite. En réalité, pour qu’il y ait victoire, il faut qu’il y ait bataille. En aucun cas, les offensives ukrainiennes n’ont débouchées, elles ont toutes été littéralement massacrées. »
Et, de l’autre côté, qu’en dit-on ? Figurez-vous qu’existerait la même mésentente qu’il est supposé y avoir eu (rien n’est sûr), notamment entre militaires et “civils”. Gloussant d’une joie de bon aloi en décrivant cet étonnant désordre de la communication, Alex Christoforou expose, le 12 novembre 2022 :
« Il y a un article dans le ‘New York Times’ (“L’Ukraine signale qu’il entend rester sur l’offensive malgré des entretiens pour un cessez-le-feu”) qui expose que les généraux ukrainiens, ainsi que des experts militaires et des sources à la Maison-Blanche affirment qu’ils ne cherchent pas une sorte de gel de la situation (mais au contraire la poursuite de l’offensive) et cet article vient deux jours après un autre article du même NYT qui affirmait que le général Milley [président du Comité des chefs d’état-major US] avait dit qu’après la victoire de Kherson, les militaires ayant fait ainsi à peu près tout ce qu’ils peuvent faire, le temps était venu de négocier une sorte de cessez-le-feu dans les meilleures conditions possibles [pour l’Ukraine] ... »
Ou bien encore, si l’on veut revenir à une description plus baroque, on a cet étonnant renversement du Pépé Escobar, qui écrit soit au deuxième degré, soit qui change brusquement d’humeur... Nul ne lui en voudra puisque « Sun Tzu entr[ant] dans un bar de Kherson » pourrait bien avoir été diablement éméché avant de définir une analyse selon ses conceptions fameuses. Cela donne un étonnant contrepied, comme l’on dit au rugby, – et cela écrit, je l’affirme hautement, sans la moindre ironie critique ni délire de persécution mais pour porter témoignage de la réalité des choses, – un contrepied qui s’accorde finalement assez bien à l’ambiance générale du jugement du moment, avec des Russes coincés entre peut-être de terribles lourdeurs bureaucratiques, et d’autre part sans doute un art inégalée de la “maskirovka”, part intégrante de l’“opération en profondeur” qui est également considéré comme une part intégrante de l’“art de la guerre” :
« Les perspectives sont terribles. L’image de la Russie dans l’ensemble du Sud global est gravement ternie ; après tout, cette décision équivaut à l’abandon du territoire russe, tandis que les crimes de guerre ukrainiens en série disparaissent instantanément de la narrative principal.
» Il y a longtemps que les Russes auraient dû, au minimum, renforcer leur principale tête de pont stratégique sur la rive ouest du Dniepr afin qu’elle puisse tenir – à moins d’une inondation largement prévue du barrage de Kakhovka. Et pourtant, les Russes ont également ignoré la menace de bombardement du barrage pendant des mois. Cela dénote une mauvaise planification.
» Maintenant, les forces russes vont devoir conquérir Kherson une nouvelle fois. Et en parallèle, stabiliser les lignes de front, tracer des frontières définitives, puis s’efforcer de “démilitariser” définitivement les offensives ukrainiennes, soit par la négociation, soit par des bombardements en tapis.
» Il est assez révélateur qu’un grand nombre de spécialistes des renseignements de l’OTAN, des analystes aux généraux à la retraite, se méfient de l’initiative du général Armageddon : ils y voient un piège élaboré ou, comme le dit un analyste militaire français, “une opération de tromperie massive”. Du pur Sun Tzu. Cela a été dûment intégré dans le récit officiel ukrainien.
» Donc, pour citer ‘Twin Peaks’, ce classique de la culture pop subversive américaine, “les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent”. Si c’est le cas, le général Armageddon chercherait à mettre à rude épreuve les lignes d’approvisionnement ukrainiennes, à les séduire pour qu’elles s’exposent, puis à s’engager dans une massive chasse au canard.
» Soit c’est Sun Tzu, soit un accord est en préparation pour coïncider avec le G20 qui se tiendra la semaine prochaine à Bali. »
Notre duo Christoforou-Mercouris terminait son dernier entretien du 12 novembre 2022 par quelques considérations assez dubitatives, voire mélancoliques, sur la difficulté de définir quelle a été la stratégie de la Russie depuis le début de l’Opération Militaire Spécial. Puis Mercouris observa (32’50” sur la vidéo) qu’après tout, le seul dirigeant russe à avoir gardé une ligne stricte et claire sur la conduite à suivre et sur sa perception de la terrible vérité-de-situation (“La Russie est en guerre”), – et avec quelle fermeté pour nous surprendre !, – est bien l’ex-libéral Dimitri Medvedev...
Nous avons certes plusieurs fois cité Medvedev, disant tout notre étonnement à cet égard, y compris pour la fermeté de son langage qui s’élève à la hauteur de la tragédie que constitue ce conflit, – non, pas du tout entre la Russie et l’Ukraine, mais sans aucun doute, comme il ne cesse de le répéter, entre la Russie et l’Ouest/l’OTAN. Pour poursuivre notre enchaînement, nous allons le citer à nouveau, Medvedev, car il était évident qu’il ne laisserait pas passer “le rébus-puzzle de Kherson” sans nous en dire quelques mots...
« “La Russie seule combat l’OTAN et le monde occidental”, a écrit samedi sur sa chaîne Telegram Dimitri Medvedev, qui est le chef adjoint du Conseil de sécurité de la nation et le chef du parti au pouvoir Russie Unie.
» “Nous sommes capables de détruire par nous-mêmes un ennemi puissant ou des alliances d'ennemis”, a déclaré l'ancien président, ajoutant que lors de ses activités militaires, Moscou cherche à préserver la vie de ses soldats et de ses civils.
» Medvedev a écrit que la Russie n'a pas encore utilisé “tout son arsenal” d’armes et n'a pas frappé “toutes les cibles potentielles de l'ennemi”. Il a ajouté qu’“il y a du temps pour tout”.
» “C’est la Russie qui forme aujourd'hui le futur ordre mondial”, a fait valoir l’ex-président, soulignant que “ce nouvel ordre mondial équitable sera formé”. »
Donc, une nouvelle intervention de Medvedev, décidément considéré comme le dirigeant russe le plus conscient et le plus “communicant” à propos de la position de la Russie dans cette grande bataille existentielle (est-il le seul à le réaliser vraiment, dans toutes les implications du concept ?). Dans ce message, qui ne nous apprend pas grand’chose, du moins directement ; mais, pour mon compte, je retiens néanmoins deux mots, introduisant deux idées importantes comme on va le voir : “OTAN” et “armes”. Les deux mots introduisent deux idées qui vont nous permettre d’enchaîner sur un texte intéressant, présentant une évaluation assez inhabituelle de la situation :
• L’emploi du mot “OTAN” pour caractériser l’adversaire signifie que Medvedev considère que l’Ukraine-seule n’est plus en cause, que l’“ennemi principal” est bien l’Organisation et les pays “de l’Ouest” qui y participent. Medvedev donne quelques détails (destruction de l’ennemi, identification des cibles, utilisation d’armes “nouvelles”[non utilisées jusqu’ici]), qui confirment que c’est bien de l’OTAN dont nous parlons.
• L’affirmation que la Russie « n'a pas encore utilisé “tout son arsenal” d’armes » implique évidemment que la Russie dispose d’un certain nombre d’armes non encore déployées, dont on peut évidemment supposer qu’elles sont “nouvelles” et qu’elles ont des caractéristiques “remarquables” ou “inédits”.
Ces deux précisions introduisent parfaitement l’extrait de texte ci-dessous. Certes, nous quittons Kherson, mais la situation qui y est décrite concernant l’Ukraine dans la guerre, concerne par conséquent Kherson et, surtout, toutes les réflexions autour de cette affaire... Bref, le “rébus-puzzle” reste une “énigme énigmatique” mais il s’installe dans un cadre beaucoup plus vaste qui est celui de toute cette guerre en Ukraine. Les idées qui sont développées ici concernent effectivement la dimension de la guerre (l’OTAN contre la Russie et non plus l’Ukraine contre la Russie) autant que les armes qui y sont utilisées. C’est dire aussitôt, pour encore élargir mon propos, que la situation de Kherson dépend également d’une dimension de la Grande Guerre globale désormais en cours, et bien entendu des armes qu’utilisent les Russes. Mais surtout, elle dépend de ceci et de cela, à mon sens, du point de vue de la “dissimulation” si chère aux Russes (“Maskirovka” & Cie)... Je ne pourrais évidemment pas en dire plus, même si j’en savais là-dessus, puisqu’il est question, justement, de “dissimulation”.
Le point intéressant du texte de Drago Bosnic (de ‘Southfront.org’, le 11 novembre 2022) concerne par conséquent la démarche de dissimulation des Russes dont l’auteur fait l’hypothèse. Les Russes sont directement en action, mais ils n’utiliseraient pas toutes les armes dont ils disposent et notamment les plus avancées, au contraire des vœux de l’OTAN (des USA) qui aimeraient voir toutes ces armes en action (sans dévoiler les leurs) pour mieux pouvoir s’y adapter et développer des contre-mesures qui serviraient plus tard.
Il est bien entendu difficile de ne pas faire une analogie avec la guerre d’Espagne, comme si ‘Ukrisis’ était une “guerre d’Espagne” préparant une Troisième Guerre mondiale. Pour autant, je ne serais pas complètement assuré que l’analogie aille jusqu’au bout, notamment en raison de facteurs inexistants dans la référence de 1936. Il existe des différences importantes, qui doivent influer sur l’évolution des différents acteurs et participants, parfois d’une façon extrêmement importante :
• La puissance de la communication dans tous les domaines, notamment et surtout hors du militaire, ce qui élargit considérablement le champ des possibilités d’action et bien entendu les domaines de l’action hors du seul domaine militaire ;
• La présence en état de confrontation directe (directement ou indirectement si l’on peut dire) des deux acteurs principaux d’un éventuel conflit mondial à venir, voire même l’idée que cette guerre ukrainienne (‘Ukrisis’) est la première phase de ce conflit mondial, vécue et appréhendée
comme telle : « Le chef des forces nucléaires américaines a lancé un avertissement sinistre lors d'une conférence navale la semaine dernière en qualifiant la guerre en Ukraine d’“exercice d'échauffement” pour le “grand” conflit à venir [‘The Big One’] »
• L’effet direct de ce conflit ukrainien sur la situation, l’état des forces, l’économie, la perception et la psychologie des pays confrontés à cette perspective du ‘The Big One’ de l’amiral Richard. Cela vaut particulièrement pour l’Europe, qui est directement entraînée dans une situation très difficile, et également pour les USA, en introduisant dans cette puissance en état de désintégration un facteur de désordre (plus que de division) de plus. De l’autre côté, également, les effets sont considérables : en Russie, bien entendu, où les effets directs sont connus, mais surtout par l’effet indirect de cette formidable coalition anti-occidentale que le conflit suscite, qu’on retrouvera notamment dans les BRICS.
C’est avec ces divers facteurs à l’esprit qu’on peut lire cet extrait du texte de Bosnic qui développe cette thèse intéressante sur un aspect rarement abordé des capacités de dissimulation et des capacités d’évaluation des deux principaux adversaires.
« Après que Moscou ait été contraint d'intervenir en Ukraine et de lancer sa contre-offensive contre l'agression de l'OTAN, l'Occident politique a une occasion sans précédent de sonder l'armée russe, de tester et d'observer ses capacités. Tout cela donne un aperçu inestimable de la doctrine des forces armées du géant eurasien, ce qui aiderait l'OTAN à optimiser sa puissance militaire pour s'aligner sur les capacités russes. [...] Les deux parties s'efforcent de tromper l'autre en dissimulant leur stratégie et leur doctrine militaires réelles ou en fournissant de fausses informations qui pourraient leur donner des avantages tactiques et stratégiques à l'avenir.
» Pour sa part, l'OTAN fournit au régime de Kiev des capacités ISR (renseignement, surveillance, reconnaissance) sans précédent, ce qui est de première importance pour ses forces. Sans elles, les troupes de la junte néo-nazie auraient eu beaucoup plus de mal à affronter les militaires russes. L’OTAN s'attendait à ce que la Russie joue toutes ses cartes (à défaut d'une confrontation directe avec l'alliance belligérante) pour faire face à ce problème, notamment en utilisant sa grande expérience et ses capacités en matière de guerre électronique. Ce faisant, Moscou aurait déployé sur le terrain beaucoup plus d'avantages-clef sur les forces du régime de Kiev, mais elle aurait également fourni à l'OTAN des données cruciales sur le fonctionnement de ce spectre de ses capacités sur le champ de bataille. L'alliance belligérante pourrait alors s'en servir pour se faire une idée importante et créer des contre-feux, ce qui pourrait faire pencher l'équilibre stratégique des forces à son avantage.
» C'est précisément ce scénario que la Russie tente d'éviter, et c'est pourquoi elle a décidé de ne montrer qu'une fraction de ses capacités. Cela affecte certainement les performances de l'armée russe, mais comme le haut commandement considère l'intervention contre les forces du régime de Kiev comme une opération locale, cela est considéré comme un compromis équitable. Laisser l'OTAN acquérir une trop grande connaissance de la stratégie et de la doctrine militaires russes serait un problème bien plus important à long terme. Qui plus est, la dépendance excessive de l'OTAN à l'égard de son avantage en matière de RSR pourrait aussi créer un faux sentiment de sécurité et pousser ses planificateurs militaires à penser que la Russie ne dispose pas de contrepoids à ces capacités. Pourtant, dans une éventuelle confrontation, la Russie détruirait certainement une grande partie des moyens ISR de l'OTAN, laissant l'alliance belligérante avec beaucoup moins d'informations sur le champ de bataille qu'elle n'en a actuellement. »