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Nous introduisons cette analyse commentée par un écho du débat auquel nous participâmes le 7 avril, lors des 7ième Journées européennes de l’IRRI, à Lille, plus précisément lors de la séance de l’après-midi sur le thème de « L’Europe-puissance est-elle en train de se mettre en place? ». (Voir l’intervention de Philippe Grasset à cette occasion.)
Lors de la session des “questions-réponses”, un auditeur eut le bon goût de poser la question du traité de Bruxelles, selon ce thème (en substance): le traité de Washington figure dans la Constitution européenne soumise à référendum en France en référence, et en référence puissante, pour la question de la défense européenne; pourquoi pas le traité de Bruxelles ?
[Quelques précisions nécessaires ici. Les deux traités portent sur la même question de la sécurité et de la défense européennes. Ils organisent une solidarité de leurs signataires contre la menace d’agression et en cas d’agression. Les deux traités prévoient une aide des signataires si l’un d’eux est attaqué : c’est l’Article 5 dans les deux traités. Le traité de Washington de 1949 pourrait être décrit comme l’extension géographique du traité de Bruxelles de 1948 après le fait fondamental de l’acceptation des USA de s’engager en Europe. Le traité de Bruxelles ne concerne que des pays européens, au contraire du traité de Washington: d’abord l’Angleterre, les trois pays du Benelux et la France, puis l’Allemagne et l’Italie, enfin la Grèce, le Portugal et l’Espagne (il y eut aussi des associés). Le traité de Bruxelles traduisit son application dans une organisation nommée Union de l’Europe Occidentale (UEO), le traité de Washington dans une organisation nommée Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Il y a une certaine régression entre Bruxelles et Washington, notamment pour l’Article 5 des deux traités, plus contraignant dans le traité de Bruxelles que dans le traité de Washington. Le traité de Bruxelles, valable pour 50 ans, a été reconduit de facto en 1998, n’ayant pas été abrogé. Il est toujours pleinement en existence.]
Parmi les réponses à la question de cette intervenant éclairé, citons en substance celle d’un homme politique européen (non-Français), qui a fait sa carrière, en plus de quelques fonctions nationales élevées, surtout dans les diverses assises parlementaires européennes, dont le Parlement européen. Il était donc très qualifié pour répondre (avec la réserve, — précision utile — qu’il est partisan de l’adoption de la Constitution: mais cela éclaire certains des aspects de sa réponse.) Sa réponse a porté sur deux aspects: l’aspect politique et l’aspect légal.
• Sur l’aspect politique, il fut dit en substance, et d’une manière expéditive: la mention de l’OTAN dans le texte constitutionnel soumis à référendum fut décidée en séance de la Conférence Inter-Gouvernementale. Ce fut, nous dit notre parlementaire, pour convaincre Tony Blair d’accepter le texte constitutionnel, notamment avec certaines dispositions comme la subsidiarité. Il faut être clair et le parlementaire le fut à sa manière: il s’agissait de faire entrer dans ce texte le lien entre l’Europe et les Etats-Unis pour que les Britanniques l’acceptent. Ici, on ne répond pas sur l’absence dans le texte de la Constitution du traité de Bruxelles mais sur la présence du traité de Washington.
• Sur l’aspect juridique d’autre part, et en fin de réponse, parce qu’il faut bien répondre à la question: le traité de Bruxelles ne fut pas inclus dans le texte « parce que, de toutes les façons, il sera abrogé une fois que la Constitution sera votée ». Pour ceux qui tiennent l’État de Droit en haute estime, — c’est le cas de notre parlementaire, — c’est une réponse marquée de légèreté et de cynisme, et qui pervertit grandement l’esprit de la loi: on expédie un traité existant au nom d’un texte aujourd’hui sans existence légale, sous prétexte qu’il est soi disant de notoriété publique (ou semi-publique) qu’on liquidera le premier lorsque le second aura trouvé son existence légale, notamment grâce au vote démocratique éclairé comme il se doit et dont on préjuge ainsi du résultat.
Voilà à peu près l’état de la question du traité de Bruxelles, qui n’est pour l’instant nulle part évoquée. (Le parlementaire qui répondit à la question posée le 7 avril n’avait pas l’air, ni d’en être particulièrement heureux, ni de la tenir pour essentielle. Cela résume bien ce qui nous paraît être la position de ceux qui ont vaguement conscience qu’il pourrait y avoir un problème mais qui ne veulent qu’une chose, l’adoption de la Constitution “pour le bien de l’Europe”: ne parlons pas du traité de Bruxelles et puis, de toutes les façons, qui s’y intéresse?)
Nous nous sommes intéressés à la question du traité de Bruxelles nullement par souci légaliste, mais parce que le traité de Washington est mentionné dans la Constitution. Là, c’est la question de l’“esprit de la loi”, de l’état d’esprit des rédacteurs de la Constitution. Pourquoi un texte de défense collective qui organise un droit d’intervention légale dans les affaires de défense et de sécurité de l’Europe de pays extérieurs à l’Europe est-il cité alors qu’un texte, organisant cette même défense collective, cette fois entre des pays européens seulement, ne l’est-il pas? Pourquoi mentionner des obligations de défense qui portent une ombre menaçante sur l’indépendance et l’autonomie et de l’Europe et ne pas mentionner les mêmes obligations concernant, d’une façon indépendante et autonome, les seuls pays européens? (Le nombre des pays européens concernés n’importe pas ici pour le jugement sur les deux traités puisqu’il est à peu près le même, — 10 et 12 — dans les deux cas. D’autre part, l’essentiel de l’esprit de la chose est que, parmi ces États-membres signataires des deux traités on trouve à la fois les États fondateurs de l’Europe et les États militairement et politiquement les plus puissants.)
Nous avons nous-mêmes, avant et après cette rencontre du 7 avril, posé la question à divers interlocuteurs dans les instances européens. Citons trois réponses. La première, c’est un grand éclat de rire : « Mais c’est politique, bien sûr! », assorti d’un certain regard de mépris. (Traduisons : la présence du traité de Washington dans la Constitution, c’est pour le lien avec les USA, et comment; le traité de Bruxelles, on s’en fout.) La seconde, sibylline mais pas sans intérêt: « C’est une bonne question. » La troisième, avec une explication sur le plan légal, est encore plus intéressante: « Soit on estime que la compatibilité du traité de Washington [avec la Constitution] ne fait pas problème — et, dans ce cas, on ne la mentionne pas dans un texte juridique; soit on estime qu'elle impose mention et dans ce cas on crée une forte incitation à mentionner aussi l'autre traité qui pose question (traité de Bruxelles). Je ne crois pas qu'il y ait obligation tant que personne ne l'exige. Si quelqu'un l'exige (un État ou un juge, formellement saisi), il est fortement possible que celui-ci conclue qu'il y a traitement discriminatoire entre deux traité de même portée et de même objet. »
Ajoutons, pour terminer sur ce point, que la présence du traité de Bruxelles ne peut être repoussée sous l’argument que ce traité dit la même chose que celui de Washington. Il dit plus, et dans un bon sens pour l’Europe: un Article 5/Bruxelles plus contraignant qu’un Article5/Washington, pour la solidarité de la sécurité entre seulement des États européens, c’est un avantage pour les pays européens. Pour preuve de son intérêt et de la faute que constitue son absence pour l’esprit de la chose, on notera que certains ont bien l’intention, en liquidant le traité de Bruxelles après l’adoption éventuelle de la Constitution, de proposer d’inclure dans celle-ci des dispositions essentielles de ce traité.
Expliquons-nous: pourquoi chercher cette petite bête-là? (Pourquoi faire du légalisme? Pourquoi mettre en cause ce qui existe? Pourquoi risquer de mettre en cause une si belle avancée structurelle de l’Europe? Etc.) D’abord parce que cette bête-là n’est pas du tout “petite”. Nous importe moins l’absence du traité de Bruxelles dans la Constitution que la présence du traité de Washington. Si la seule façon de mettre en cause la présence du traité de Washington, c’est de protester contre l’absence du traité de Bruxelles et d’éventuellement obtenir gain de cause en même temps que la mise en lumière de la singulière ou coupable légèreté des rédacteurs de la Constitution, alors allons-y.
Nous importe, dans cette Constitution, la présence du traité de Washington, parce que cette présence est à la fois monstrueuse et illégale selon l’“esprit de la loi” comme nous percevons cette Constitution, donc c’est une infamie caractérisée. Ensuite, parce que cette présence est d’une stupidité sans bornes. Le tout est une bonne illustration de l’esprit du temps.
La présence du traité de Washington dans les termes où il est mentionné constitue un attentat direct et délibéré contre tout ce que cette Constitution peut avoir d’intentions d’autonomie et de souveraineté. Il place les pays européens membres de l’OTAN sous la dépendance directe de l’OTAN, — et il faut savoir ce que cela signifie (voir plus loin).
D’autre part, l’attentat est d’une stupidité considérable. Tout esprit éclairé par une information directe et objective, et prise aux bonnes sources, sait que l’OTAN est aujourd’hui une outre vide, une sorte de SDN post-1939. L’OTAN en est à mendier pendant plusieurs semaines un hélicoptère pour l’Afghanistan à ses membres, elle pérore sans fin sur la question de l’envoi d’un contingent de 100, 200 ou 300 hommes en Irak, elle va même jusqu’à glisser discrètement une demande d’aide en soldats à l’UE. Ses membres européens également membres de l’UE préfèrent cette dernière pour y affecter leurs soldats ; même un non-membre de l’UE comme la Norvège demande à participer à la force de réaction rapide de l’UE. Quant aux USA, on sait tout le mépris et l’indifférence qu’ils professent pour l’OTAN. Celle-ci n’est plus, pour eux, qu’un instrument servant à manipuler politiquement les Européens et à couvrir d’une apparence de légalisme l’installation de leurs bases hégémoniques dans les confins de l’Est européen. Dont acte, — et pour notre propos : à quoi sert de lier les décisions sur la sécurité européenne à une chose aussi manifestement hors d’usage?
D’une façon plus générale, nous dirons notre étonnement de voir ces facteurs de la sécurité européenne et de la politique de sécurité si peu débattus dans le débat référendaire en France, pays si féru en matière de sécurité, d’autonomie et de souveraineté. On préfère y parler de l’Europe sociale, du modèle ultra-libéral ou pas, de la directive Bolkestein et autres. Il est utile d’en parler, mais inutile si l’on omet l’essentiel. L’essentiel, c’est la sécurité et la politique extérieure, et la capacité militaire qui en découle, et l’autonomie et la souveraineté dont les unes et les autres doivent disposer dans un cadre européen.
La situation actuelle dans le monde est à la fois décisivement influencée par la pression de la puissance militaire, par conséquent par tout ce qui implique politique de sécurité et politique extérieure, à la fois caractérisée par une connexion presque totale de tous les domaines définissant la vie publique, tels que l’économie, les conditions sociales, la culture, etc. Pour notre propos, cela signifie ceci : quels que soient les termes de quelque Constitution que ce soit, si l’Europe n’a pas la puissance en terme de politique de sécurité et de relations extérieures, elle ne pourra faire autrement que se laisser imposer les volontés extérieures, essentiellement américanistes bien sûr, en matière de structure économique, de structure sociale et de culture. Le débat sur l’organisation intérieure de l’Europe est gratuit et vain s’il n’est accompagné d’un débat concluant sur les matières extérieures et de sécurité qui garantissent à l’Europe son autonomie et sa souveraineté.
… Oui, lisez jusqu’au bout, pour bien mesurer la vastitude et l’ampleur de l’infamie que constitue la présence de la référence au traité de Washington dans la Constitution européenne. Le point essentiel à cet égard est le point 7 de l’article I/41 (c’est nous qui soulignons en utilisant du gras pour indiquer le membre de phrase qui nous paraît important) :
« 7). Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le
caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres.
» Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en oeuvre. »
• Le premier point à noter est la référence à ce qui nous est dit en général de la Constitution: une avancée par rapport au traité de Nice. De quelle avancée parle-t-on? Le traité de Nice dit (l’important selon nous souligné en gras par nous), dans son Titre V, art. 17, &1: « La politique de l'Union au sens du présent article n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. » Eh bien, voici l’avancée: alors que, dans le traité de Nice, le cadre de l’OTAN pour la réalisation de leur défense commune vaut pour certains États-membres de l’UE et de l’OTAN, dans la Constitution le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre pour “les” États-membres de l’UE et de l’OTAN, c’est-à-dire tous les États-membres de l’OTAN, — c’est effectivement l’OTAN. Qu’en pensent les Français? Cette avancée de La Constitution, c’est celle de l’écrevisse.
• L’essentiel, en effet, n’est pas tant la mention du traité de Washington ou de l’OTAN que le sort que la Constitution réserve à ses membres par rapport à ces deux choses. On peut citer tous les traités du monde, qu’importe: l’essentiel est le lien réaffirmé entre les signataires et ces traités. Dans le cas de la Constitution, aucune précision n’ayant été donnée au contraire du traité de Nice, ce sont tous les États-membres qui sont concernés, y compris la France. Quelle compatibilité avec les divers accords et décisions du gouvernement français à l’égard de l’OTAN depuis 1964-66? Quelle compatibilité avec la grandeur et l’indépendance de la France, au nom de quoi la campagne référendaire est menée?
• En sens inverse: que signifie cette présence de l’OTAN dans la Constitution européenne pour les pays de l’OTAN non-membres de l’UE? Un droit de veto, rien de moins, puisque toutes les décisions au Conseil de l’Atlantique Nord, organe de décision du « fondement de […la ] défense collective et l’instance de sa mise en œuvre » des pays de l’UE membres de l’OTAN, se prennent à l’unanimité.
• Concrètement, cela signifie que des pays clairement non-européens, dont les USA, ainsi que des pays européens non-membres de l’UE, ont un droit de veto sur la défense collective de l’Union européenne. Pour les cas du Canada de la Norvège ou de l’Islande, notre indulgence est prête à répandre ses bienfaits.
• Pour les USA, cela signifie… Tiens, qu’est-ce qu’un de Gaulle en aurait dit? (La communication étant impossible, à défaut mais à peine, voici ce que dit monsieur Alain Minc [Le Figaro, 11 avril] : « Le non serait la défaite absolue du gaullisme. » Oups… La pensée n’est plus unique mais trisomique, avec gêne gaulliste en surnuméraire.)
• Cela signifie également, c’est une gâterie annexe pour les Français, que la Turquie, également membre de l’OTAN, dispose également de ce droit de veto de facto… Comme quoi, ceux qui ont inclus, indûment paraît-il, la question de la Turquie dans le débat référendaire actuel, n’avaient pas si tort après tout. C’était une sorte de prescience.
Concluons: la Constitution a du bon, de l’excellent si l’on en débusque toutes les implications. La principale, c’est de mettre en pleine lumière le lien de sujétion entre l’Europe et les USA. La Constitution affirme, dans l’esprit de nombre de ses concepteurs, l’autonomie et la souveraineté de l’Europe. Dans la réalité, elle lui laisse ce lien de sujétion en l’état, par la principale de ses courroies de transmission, comme si cela allait de soi, comme si cela était “vertu européenne” pure. C’est un très grand sophisme, le plus grand de tous, en même temps qu’une tautologie de la lâcheté européenne du dernier demi-siècle. C’est la mise à jour de notre Vérité toute nue: nous sommes comme cela, depuis un demi-siècle, sans fard ni maquillage. Pas très bonne mine…
Par conséquent, et pour détailler, cette Constitution c’est aussi le nœud de nos contradictions, de nos velléités et de nos impuissances, de notre ritournelle à la vertu et à la puissance du Droit que nous nous jouons sans fin. C’est notre “viagra”, notre “ecstazy”, notre gâterie virtualiste. Mais qu’on n’en ait pas le moindre doute : c’est aussi, in fine, un formidable révélateur. Si cette Constitution était votée, avec toutes ses “avancées” et malgré cette trahison-là, elle introduirait dans la mécanique européenne, par cette contradiction institutionnalisée, par cette infamie qui va contre la nature des choses, le plus grand facteur de désordre qu’on puisse rêver. Elle heurterait de plein fouet la force des choses. Rien que pour cela, un démiurge ricanant pourrait souhaiter que le “oui” l’emporte, — pour voir, mes amis…
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