Le renard de la place Tahrir et les jeunes officiers égyptiens

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Le renard de la place Tahrir et les jeunes officiers égyptiens

Le Caire est plein de chuchotements, de rumeurs, de bruits divers… «There is a fox in Tahrir Square [and] he claims to hear everything», écrit Robert Fisk, nous présentant ainsi un détail de tous ces bruits, rumeurs et chuchotements qui parcourent la capitale égyptienne, à l’heure de cetteère nouvelle qu’inaugure la présidence Morsi. (Le “fox”, ou “renard”, semblant ainsi désigner “la source” à la base de certaines de ces plus importantes rumeurs, – mais cela figurant plutôt un terme symbolique, et “la source” pouvant être multiple…) Ainsi, le fameux reporteur de The Independent (dans cet article du 2 juillet 2012) nous instruit-il des choses qu’il juge les plus intéressantes.

Il y a beaucoup de détails sur les arrangements entre Morsi et les militaires, avec notamment, une fois encore cette affirmation qui constitue finalement le fait fondamental des agitations égyptiennes depuis la chute de Moubarak : “la peur de la rue” de ces hommes qui détiennent à peu près tous les pouvoirs (les maréchaux et généraux corrompus du SCAF), – ou, si vous voulez et pour actualiser le propos, “la peur de la place Tahrir”, d’où tout est parti et où tout revient, sans cesse, et qui reste ainsi le Juge Suprême du destin de l’Egypte… (Ainsi, selon le renard de la place Tahrir, le SCAF aurait-il “donné” sa victoire à Morsi, à quelques dixième de pour cent de voix près, pour ne pas subir la colère de ses partisans rassemblés sur la place Tahrir… Où l’on voit que la démocratie très bien comprise pour ce qu’elle est vraiment est de bon emploi dans ces pays libérés par nos “valeurs” inestimables ; cette sorte de fraude, si elle est vraie, a le mérite du ciel ouvert, et vaut bien moins, en infamie, que les manipulations hypocrites, médiocres et vaniteuses des pays du bloc BAO ; on la jugerait même, vue de la place Tahrir, vertueuse. Vive la démocratie, donc… Sujet éminemment dérisoire, en vérité, que celui de la valeur de la démocratie, oxymore orwellien qui nous donne, dans le bloc BAO, la liberté de vivre dans un régime si complètement enfermé dans le totalitarisme qu'il permet à la majorité de vivre absolument opprimée en se croyant absolument libre, selon la formule de La Boétie postmodernisée.)

En deuxième titre de son article, Fisk insiste tout de même sur une des rumeurs qui nous paraît effectivement, à la fois la plus intéressante, à la fois la plus fondée dans la logique de la situation (c’est-à-dire : soit la rumeur est fondée, soit elle précède et annonce l’événement inéluctable)  : «The Long View: The army intelligence service is said to want a mini-revolution to get rid of corrupt officers…» Dans l’extrait ci-dessous, en plus de la soi-disant fraude, il s’en explique en détails.

«There is a fox in Tahrir Square. Bushy tailed and thickly furred, he claims to hear everything. And this is what he says: that 50.7 per cent of Egyptian voters cast their ballot for Mubarak's former Prime Minister, Ahmed Shafiq, in last month's elections; that only 49.3 per cent voted for Mohamed Morsi of the Muslim Brotherhood's Freedom and Justice party; but that the military were so fearful of the hundreds of thousands of Brotherhood supporters who would gather in Tahrir Square they gave the victory to Morsi.

»Now foxes can be deceitful. But this is a well-connected fox and he claims that Morsi actually met four leading members of the Supreme Council of the Armed Forces (Scaf) in Egypt four days before the election results were proclaimed and that he agreed to accept his presidency before the constitutional court rather than the newly dissolved parliament – which is exactly what he did on Saturday. He says there will be another election in a year's time, although I have my doubts.

»Now behind this piece of Reynard-gossip is a further piece of information – shattering if true – that the Egyptian army's intelligence service is outraged by the behaviour of some members of the Scaf (in particular, the four who supposedly met Morsi) and wants a mini-revolution to get rid of officers whom it believes to be corrupt. These young soldiers call themselves the New Liberal Officers – a different version of the Free Officers Movement which overthrew the corrupt King Farouk way back in 1952.

»Many of the present young intelligence officers were very sympathetic to the Egyptian revolution last year – and several of them were shot dead by government snipers long after Mubarak's departure during a Tahrir Square demonstration. They admire the current head of military intelligence, soon to retire and to be replaced, so it is said, by another respected military officer with the unfortunate name of Ahmed Mosad.

«I have to say that all Cairo is abuzz with "the deal", and almost every newspaper has a version of how Morsi got to be President – though I must also add that none have gone as far as the fox. He says, for example, that the military intelligence services – like some of the Scaf officers – want a thorough clean out of generals who control a third of the Egyptian economy in lucrative scams that include shopping malls, banks and vast amounts of property. Where does Morsi stand in relation to this? Even the fox doesn't know…»

…Bref, la fête, au Caire, n’est pas finie. Parmi les diverses rumeurs que nous rapporte Fisk, certes, celle qui concerne un éventuel mouvement parmi d’éventuels “jeunes officiers”, est la plus intéressante ; comme l'est la précision qu’elle s’ébauche à l’inspiration du renseignement militaire présenté comme une structure rajeunie et un tantinet révolutionnaire, avec son actuel et son futur chefs applaudis comme des personnalités remarquables. (Avec, cerise sur le gâteau, l'ironie comme un signe du Ciel, du nom du futur chef de ce renseignement militaire, que nous n’aurons aucune peine à retenir : Ahmed Mosad. Cala va évidemment contribuer puissamment à ce que les services d'évaluation du bloc BAO, considérant l'ironie comme une arme subversive du terrorisme, ne voient absolument rien venir de la part du renseignement militaire égyptien, avec un chef de cet acabit-là…).

Effectivement, à côté de l’évènement historique que constitue l’élection de Morsi, dans quelque condition que ce soit et dont le détail nous importe fort peu (“Vive la démocratie, donc…”), l’évolution de l’armée est un problème particulièrement intéressant. Cette question est posée depuis le départ de Moubarak, dans des termes qui se rapprochent absolument de ce que nous chuchote “the fox in Tahrir Square”. Voyez le 15 février 2011 :

«…Avec le régime Moubarak, l’armée profitait du pouvoir et le contrôlait en partie mais n’en était plus partie prenante en tant que telle, tout comme Moubarak, ancien général, n’avait plus rien à voir avec la fonction de militaire. La “révolution” a bien fait la démonstration de cette situation, a contrario dirait-on. L’armée a été conduite à jouer un rôle soudain plus actif, puis essentiel, et l’on s’est aperçu qu’elle était beaucoup moins monolithique qu’on pouvait le croire, et qu’elle était différente du régime Moubarak, jusqu’à exiger et obtenir elle-même le départ de Moubarak et le blocage de sa succession (Omar Souleiman écarté). Aujourd’hui, l’armée est victorieuse comme force d’arbitrage, mais divisée ; on devine que la veine nationaliste, ou disons “populiste” à-la-Nasser, existe toujours, ou bien renaît sous la pression des événements. Par conséquent, l’armée succédant à Moubarak ne sera pas la poursuite du système Moubarak sous une autre forme. Ceux qui voient dans la prise du pouvoir par l’armée une manipulation de plus des USA, avec l’armée toute entière acquise aux USA, n’ont pas raison, à notre sens ; ils n’ont pas raison sur le fond, et, bien sûr, sur la capacité manipulatrice des USA, qui n’ont rien vu et rien compris de cette crise. […]

»Dans ces conditions générales, avec les divisions au sein de l’armée entre conservateurs et réformistes, avec la pression populaire (sinon “révolutionnaire”), avec le climat général de la région où de nouvelles lignes de fracture tendent à reléguer au second plan, très vite, les antagonismes traditionnels institués du type américanistes-occidentalistes (la “civilisation” contre le radicalisme islamiste, les vieux dictateurs pourris de l’ordre occidentaliste-américaniste, l'omniprésence de l’influence USA-Israël, etc.), on peut avancer que “l’armée au pouvoir” en Egypte sera loin de déterminer sa “ligne” en toute sécurité. Elle devra se déterminer en fonction de toutes ces forces nouvelles et, pour affirmer son autorité et sa légitimité, elle n’a qu’une voie pour se concilier ces forces : celle de l’affirmation nationale, éventuellement populiste, de l’affirmation de la souveraineté, etc., – c’est-à-dire le renforcement de sa fraction réformiste-populiste. On peut envisager une sorte de “néo-nassérisme” adapté aux circonstances actuelles (pas nécessairement panarabe, notamment, – nous parlons de l’esprit de la chose), éventuellement avec une poussée de “jeunes officiers” type-“jeunes Turcs”, comme le fut Nasser par rapport à Neguib au début de la prise de pouvoir par l’armée en 1952…»

Dans ce cadre que nous laisse deviner “the fox in Tahrir Square”, effectivement la question la plus intéressante est de savoir où se situe Morsi, celle que pose Fisk après avoir évoqué les possibilités d’un coup de torchon général dans le haut de la hiérarchie hyper-corrompue par de jeunes officiers, à l’instar de ceux de 1952 : «Where does Morsi stand in relation to this? Even the fox doesn't know…» Pas sûr, cela ; peut-être que “the fox in Tahrir Square”, au contraire, sait parfaitement de quoi il s’agit. Si Morsi démontre effectivement que sa présidence et son impulsion concernent plus la politique et l’affirmation de souveraineté de l’Égypte qu’une affirmation religieuse, et cela en s’appuyant sur une tendance réformiste qui est le caractère nécessaire de son élection, il se retrouvera naturellement plus proche des jeunes officiers réformistes qui ne rêvent que de se débarrasser des gérontes étoilés siégeant au SCAF. Le maréchal Tantawi, président du SCAF, part à la retraite en septembre prochain. Si “the fox in Tahrir Square” ne se trompe pas, on peut être assuré que les discussions vont et iront bon train d’ici son départ pour envisager la suite… Et que de jeunes officiers aient des contacts discrets avec le nouveau président ne serait pas non plus pour étonner le vieux renard du Parc de la Libération.


Mis en ligne le 3 juillet 2012 à 05H34