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18 décembre 2003 — Il est probable, — on devrait l’espérer, — que les experts militaires “sérieux” voudraient bien voir l’affaire des armes de destruction massive irakiennes reléguée aux oubliettes. Cette affaire, au travers des révélations qui en sont faites régulièrement, devrait, dans une démocratie bien ordonnée, ridiculiser durablement et d’une manière dévastatrice la communauté occidentale, et singulièrement américaine, chargée de l’évaluation des menaces et dangers extérieurs, — sans compter le déplacement de personnel qui devrait suivre.
C’est ce qu’on est amené à conclure une fois de plus devant les révélations faites par le sénateur de Floride Nelson, révélations publiées par Florida Today et retranscrites jusqu’à nous par le site ICH (Information Clearing House). En d’autres termes : comment pouvez-vous continuer à prendre au sérieux le Pentagone ou la CIA (on soupçonne plutôt que c’est le Pentagone) en présence de telles précisions ?
« U.S. Sen. Bill Nelson said Monday the Bush administration last year told him and other senators that Iraq not only had weapons of mass destruction, but they had the means to deliver them to East Coast cities.
» Nelson, D-Tallahassee, said about 75 senators got that news during a classified briefing before last October's congressional vote authorizing the use of force to remove Saddam Hussein from power. Nelson voted in favor of using military force. Nelson said he couldn't reveal who in the administration gave the briefing.
(...)
» Nelson said the senators were told Iraq had both biological and chemical weapons, notably anthrax, and it could deliver them to cities along the Eastern seaboard via unmanned aerial vehicles, commonly known as drones. “They have not found anything that resembles an UAV that has that capability,” Nelson said. »
Ces révélations ont conduit le journal à se tourner vers l’administration en place, la mirobolante administration GW Bush. Voici ce qui fut répondu : « The White House directed questions about the matter to the Department of Defense. Defense officials had no comment on Nelson’s claim. » Le cas n’est pas loin d’être tranché puisque, évidemment, ce silence n’est pas loin de valoir confirmation, et il n’est manifestement pas question de mettre en doute ces révélations d’un digne sénateur.
Cela permet d’avancer le jugement que la nouvelle est extraordinaire. Elle nous dit que l’évaluation des capacités de l’Irak a relevé, à Washington, dans l’administration, d’une documentation du niveau de la bande dessinée courante aux USA. Affirmer de telles capacités, même potentielles, dans le domaine des drones de combat sur une distance et dans des conditions telles pour un pays comme l’Irak, dans l’état délabré où se trouve ce pays depuis 1991, avec les capacités technologiques et stratégiques proches de zéro auxquelles il est réduit, est une démarche extraordinairement grotesque. (En effet, si elle est faite de façon sérieuse, alors pratiquement toutes les hypothèses, concernant tous les pays, peuvent être considérées sérieusement. Et pourquoi l’une plutôt que l’autre ? Et ainsi de suite.) Elle a été faite, devant les sénateurs du Congrès des États-Unis, dans une de ces réunions d’information secrètes qui ont toujours été considérées comme un des aspects les plus solides des démarches de sécurité aux USA, — cela mesure le degré de décadence du système, accéléré évidemment par la guerre contre l’Irak et toute la fabulation développée à propos de ce pays, avec le plus grand sérieux, la plus grande ingénuité.
Interrogé par Florida Today, un expert, Gordon Pike, directeur de GlobalSecurity.org, a d’abord confirmé que l’information était complètement inédite. « That's news. I had not heard that that was the assessment of the intelligence community. I had not heard that the Congress had been briefed on this. » Pike s’est montré extrêmement généreux dans son appréciation critique de l’évaluation.
« Pike said any UAVs Iraq might have had would have had a range of only several hundred kilometers, enough to hit targets in the Middle East but not the United States. To hit targets on the East Coast, such drones would have to be launched from a ship in Atlantic. He said it wasn't out of the question for Iraq to have secretly acquired a tramp steamer from which such vehicles could have been launched.
» “The notion that someone could launch a missile from a ship off our shores has been on Rummy's mind for years,” Pike said, referring to Secretary of Defense Donald Rumsfeld. »
A côté de tous les arguments politiques, psychologiques, moraux (encore plus), il y a dans la nouvelle que l’administration envisageait sérieusement cette “menace” une mesure sans précédent de la puissance de l’auto-désinformation qui a envahi l’appareil de sécurité nationale américain. Nous devons tenir comme très improbable (sans en écarter complètement l’hypothèse) l’idée d’une démarche machiavélique, d’un mensonge construit sciemment. Il y a déjà eu suffisamment de signes d’une réelle ingénuité dans la construction, par ailleurs complètement fictionnelle (pour éviter le qualificatif “mensongère”), des armes de destruction massive irakiennes.
L’aspect extraordinaire de la nouvelle que donne Florida Today est essentiellement technique. (Et là aussi, une indication indirecte mais convaincante qu’il n’y a pas de montage : un montage aurait été moins absurde, plus croyable que ce qui nous est dit.) La question de la fabrication et de la mise au point, puis du contrôle des drones, et, notamment, de leur guidage à longue distance contre des objectifs précis, est explorée et développée depuis des années. On a pu en vérifier la très grande difficulté pour les pays technologiquement les plus avancés. Avancer l’hypothèse du développement d’un tel système par un pays du niveau de l’Irak à partir d’avions d’entraînement L39 tchèques, eux-mêmes d’une technologie dépassée, sans capacités propres qui soient de quelque utilité au projet, constitue une construction de l’esprit qui relève effectivement de la bande dessinée. Imaginer là-dessus que les Irakiens auraient pu être assez avancés sur la voie d’un ensemble comprenant un bateau-lanceur en plus du drone lui-même, représente, à notre sens (et, dans ce cas, contre l’avis de Pike, semble-t-il), une hypothèse encore plus farfelue.
Cette affaire du drone irakien était, parmi les divers mensonges développés pour donner un argument à la guerre, celui qui était le plus misérable, le plus grossier et le plus médiocre. Les services US, sans doute du Pentagone, en ont fait un cas sérieux de renseignement stratégique. C’est un signe très inquiétant de la dégradation des capacités américaines à distinguer l’hypothèse possible de la fiction hallucinée dans leurs évaluations. Qu’on ait fait une réunion secrète, qu’on ait exposé cette affaire aux sénateurs dans ce cadre, que des sénateurs en aient été convaincus, du moins pendant un temps, jusqu’à voter pour la guerre — tout cela illustre la dégradation du climat à Washington, et la décadence de la qualité des structures de sécurité nationale. On peut en tirer les leçons qu’on veut pour le reste des évaluations stratégiques de ce système.
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