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2 août 2002 — Le débat transatlantique, complètement occulté au niveau des déclarations officielles et de courant d'information normal (grands organes de presse, grandes chaînes de télévision), continue par contre à se développer à grande vitesse et avec une belle énergie au niveau intermédiaire des commentateurs et des analystes. C'est un fait politique majeur qui ne cesse de prendre de l'importance, et d'exercer une influence grandissante dans les structures gouvernementales des pays européens, et dans les structures européennes. (Fort peu, par contre, à Washington.)
Une des curiosités de ce phénomène, d'ailleurs pas nécessairement antipathique, est que ce débat, qui devrait opposer Américains et Européens surtout continentaux, — voire, selon certains, Anglo-Saxons et Européens continentaux, — s'avère pour une part importante interne aux Anglo-Saxons. Une partie de l'explication est que l'une des “parties” de ce débat, la partie américaine, représente moins une grande politique classique qu'une politique américaine extrémiste devenue ligne officielle, présentée et soutenue par des commentateurs et des analystes également radicaux, et par conséquent une politique de plus en plus contestée par un certain nombre de commentateurs américains et anglo-saxons eux-mêmes. L'aspect paradoxalement inattendu de ce développement pourtant logique est qu'il interfère dans le débat transatlantique. Traduisons en termes plus concrets : il n'est pas impossible que le renforcement de l'Europe devienne un argument chez ceux-là même qui, dans le monde anglo-saxon, s'opposent de plus en plus à la politique radicale de l'administration GW et de ses idéologues ; car, quel meilleur moyen de freiner la politique extrémiste GW que de susciter une affirmation de l'Europe ?
C'est dans ce cadre général de cette étrange évolution du débat transatlantique qu'on a commencé à parler de Robert Kagan. Depuis deux ou trois mois, il est beaucoup question de lui. Son article dans Foreign Policy du mois de juin, a fait grand bruit. (Voir aussi des textes sur ce site le concernant, notamment notre Analyse du 3 juin 2002.) « Power and Weakness » est devenu en quelques semaines une sorte de “bible” pour ceux qui veulent appréhender la vision des relations transatlantiques et la vision de l'Europe qu'on a aujourd'hui à Washington, du côté de chez GW (et, naturellement, du côté des neo-conservatives et amis de Kagan, qui inspirent GW). Selon Steven Everts, cité plus bas, Solana recommande à ses fonctionnaires de lire l'article pour en savoir plus sur la position réelle de Washington sur les rapports avec l'Europe ; Chris Patten répond à l'article de Kagan dans les colonnes de l'International Herald tribune.
Deux articles publiés hier dans la même page op-ed de l'International Herald Tribune engagent le fer avec Kagan ; l'un est de Steven Everts et l'autre est de William Pfaff. Curieusement, ou bien astucieusement, les deux articles se complètent à merveille, en argumentant chacun contre un des aspects de la politique américaine, dont Kagan fait la publicité, et ces attaques au travers d'une critique de l'argumentation de Kagan.
• Steven Everts est du Center for European Reform (le think tank londonien de Charles Grant, analyste qu'on dit proche de Tony Blair, qui passe pour s'employer parfois à dire tout haut ce que Blair ne peut se permettre de dire, même tout bas). Dans son article, Everts attaque le fondement même de la politique unilatéraliste et militariste de Washington, en disant : on peut faire autre chose, — et même : on pourrait se demander si cette politique de force à outrance n'est pas un aveu d'impuissance, qu'on n'a pas ni l'idée, ni le talent de faire autre chose. (Accessoirement, et spectaculairement, Everts dit aussi : oui, Kagan a raison, il y a bien une différence de vision du monde entre Américains et Européens. Ce constat n'est pas à l'avantage de Washington.)
• William Pfaff, commentateur avec une riche culture d'historien, est bien connu de nos lecteurs. Dans son article, Pfaff critique l'appréciation que propose Kagan des effets de l'actuelle politique américaine, unilatéraliste et militariste. L'Amérique, soi-disant “hobbésienne”, permettrait à l'Europe, grâce à l'ordre qu'assure sa façon brutale d'opérer, de vivre dans une sphère tranquille d'“idéalisme kantien”. Consultant les réalités courantes, Pfaff montre que l'effet de cette politique soi-disant d'ordre, selon Kagan, est au contraire de favoriser et d'alimenter le désordre.
Tenons-nous-en là pour le débat lui-même. Les plumes citées savent le faire bien assez avancer sans aide extérieure. Constatons surtout ce phénomène : la célébrité nouvelle de Kagan a pour effet de faire passer sur la scène transatlantique, donc internationale, ce qui est finalement le fond de toutes ces agitations, et qui est cette interrogation fondamentale : qu'est-ce que c'est et que vaut cette politique radicale des idéologues extrémistes, inspirateurs de GW (les fameux neo-conservatives) ? Nous, nous disons que cela peut paraître une sorte de “gloire” de la célébrité (pour Kagan et pour les neo-conservatives) mais que c'est peut-être aussi un bien grave danger, et que cela l'est même sûrement. A être soudain confronté à un débat incisif et débarrassé des pesanteurs obligatoires du politically correct patriotard en vogue aux USA depuis le 11 septembre, à être déplacée d'une scène washingtonienne où règne le conformisme pesant qu'on sait pour toute la réflexion, la pensée neo-conservative pourrait apparaître pour ce qu'elle est peut-être, — et même, avouons nos préférences, pour ce qu'elle est sans doute : brutale, vociférante certes, mais bien légère dans sa lourdeur et simplement primaire. C'est le coup classique d'Andersen : le roi est nu.
D'un point de vue politique plus général, il y a là, en marche, une logique de démystification qui influencera les conceptions des dirigeants européens, puis leur politique, et cela beaucoup plus vite qu'on est accoutumé à prévoir pour cette sorte d'évolution. C'est un événement intellectuel important.