Le rythme “contraction-extension” de la crise

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Le rythme “contraction-extension” de la crise

1er mai 2009 — Nous prendrons comme première référence, concrète et symbolique, de notre propos, l’intervention de ce week-end, à New York, de Robert Zoelick, directeur de la Banque Mondiale. Zoelick est un de ces hauts fonctionnaires US formés, notamment, à l’école du State Department, acquis aux conceptions du multilatéralisme, qui, lorsqu’ils sont nommés dans des organismes internationaux, professent une loyauté complète à leur employeur et à la mission qui leur est ainsi dévolue.

(Dans le cadre général du courant de communication des dirigeants politiques qui, depuis le G20, ont résolument fait le choix d’une position affirmant qu’il y a une “sortie de crise”, Zoelick a actuellement une voix qui détonne, tout comme détonne celle de Dominique Strauss-Kahn à la tête du Fonds Monétaire International. Les organisations internationales sont, aujourd’hui, beaucoup plus loyales, lucides et réalistes dans leurs appréciations de la situation de la crise.)

L’intervention de Zoelick est notamment référencée par le site WSWS.org, le 28 avril 2009. Zoelick oriente sa préoccupation en élargissant son champ de vision de la crise, en s’attachant aux conséquences humaines directes et indirectes de la crise économique, telles qu’elles peuvent d’ores et déjà être appréhendées pour cette année 2009. On observera, dans ce constat et cet avertissement, que les appréciations de la Banque Mondiale et du FMI sont regroupées.

«The head of the World Bank warned over the weekend that the deepening global economic crisis threatens to unleash “a human and developmental calamity.”

»World Bank President Robert Zoelick issued the warning in the context of a meeting of the bank and the International Fund in Washington that came on the heels of meetings by G7 and G20 finance ministers in the US capital. Zoelick said that developing countries will see “especially serious consequences with the crisis driving more than 50 million people into extreme poverty, particularly women and children.”

»The IMF and World Bank warned Sunday that global unemployment is set to rise from 5.3 percent to 8.5 percent, leaving some 90 million more people “trapped in extreme poverty.” He added: “The number of chronically hungry people is expected to climb to over 1 billion this year.” These stark warnings stood in stark contrast to the relatively sanguine assessment adopted by the finance ministers from the G7 and G20 groups of leading nations in their meeting last Friday. Despite this more optimistic tone, the ministers neither offered any new policies nor resolved any of the issues that divided the previous G20 summit.»

Ces analyses constatent la probabilité d’un élargissement du champ de la crise alors que le noyau de la crise elle-même est l’objet d’une contraction répondant notamment à la politique de communication des dirigeants politiques. Depuis le début de cette semaine, deux autres éléments sont intervenus, qui signalent également un élargissement du champ de la crise par l’introduction de facteurs extérieurs à la seule situation économique.

• D’une part, il s’agit de la relance de la crise climatique marquée par la conférence de Copenhague, avec surtout la prise de position des USA tranchant avec la politique de l’administration précédente. Ce dernier point est illustré, d’une manière symbolique mais politiquement effective, par les “excuses” présentées au nom des USA, pour la politique ou la non-politique suivie jusqu’ici, par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton (notre Bloc-Notes du 28 avril 2009).

• D’autre part, il s’agit de la “crise sanitaire” (grippe porcine ou “grippe mexicaine”), avec notamment son intervention directe dans la situation financière et économique. La chose est bien résumée par cette remarque accompagnant le constat des mauvais résultats du jour des marchés boursiers asiatiques, rapportée par Reuters ce 29 avril 2009 : «“Active trade is limited as the market is trying to grasp how much swine flu could impact the global economy. We had finally begun to see a bottom for the global economy and that has been now ruined by pigs,” said Tsuyoshi Segawa, equity strategist at Shinko Securities.»

A nouveau, dans cette crise l’essentiel est la perception. L’alerte a été très rapide et très amplifiée; les réactions ont aussitôt été importantes, notamment au niveau des mesures de restriction volontaires dans les domaines des communications humaines. Selon le mécanisme aujourd’hui bien connu de la communication de l’information, on parle effectivement beaucoup plus d’une perception de crise que d’une crise “objectivement” observée (d’un point de vue sanitaire). Ce qui compte est moins le nombre des victimes que les échos rencontrés par cette perception d’une crise. Il importe moins de déterminer où se trouve la “réalité” selon des données concrètes qu’on voudrait objectives, puisque cette “réalité” est aujourd’hui formée dans une partie importante par la communication. Il est évident que l’effet de communication pour des morts qui se comptent par dizaines est plus important qu’il ne fut lors des épidémies de “grippe espagnole” (1918) et de “grippe asiatique” (1956) où les morts se comptèrent par millions. Nous sommes dans l’“ère psychopolitique”, où la définition de la “réalité” dans ses effets sur le comportement humain doit absolument prendre en compte le facteur de la communication et celui de la perception. On peut évidemment déplorer cet “état” de la “réalité” si l’on est attentif à ce qu’on juge être la rigueur des faits, et condamner la “subjectivité” mécanique, par déformation de la réalité, qu’entraînent la communication et la perception; mais c’est également ne pas tenir compte de l’évolution de la diversité des situations, et notamment de ceci que communication et perception des événements sont paradoxalement devenus des “faits objectifs”, qu’il est devenu d’autant plus impératif de les prendre en compte en tant que tels qu’ils pèsent d’un poids considérable. (Nous sommes dans une époque et dans une situation où le concept d’“objectivité” subit une singulière évolution; peut-on parler nécessairement de déformation? L’extraordinaire fragilité apparue du concept d’“objectivité” n’est-elle pas une mise à jour nécessaire, lorsqu’on observe la réalité accouchée par d’autres époques récentes où le concept d’“objectivité” était tenu pour assuré et intangible?)

La réflexion sur la crise de la grippe porcine est largement avancée, à mesure de la perception, selon la perception du contexte très large des initiatives et orientations “politiques”. Ce 30 avril 2009, Kaveh L Afrasiabi observe, sur Atimes.com:

»The United States and the European Union are already at odds over the outbreak of swine flu. And if this is merely the first phase of the deadly attack, subsequent waves will cause greater disruptions in world trade, transport and trans-border human movement, making a whole new logic of de-globalization inevitable.»

Afrasiabi cite Andrew Nikforuk, qui écrit en 2006 dans son livre Pandemonium: «A severe pandemic might encourage us to rethink the deadly pace of globalization and biological trade in all living things.» Toutes ces réflexions, observations, etc., se mélangent activement au champ de la crise économique et financière, et assurent son extension à d’autres domaines.

Destin de la crise

On observe par ailleurs, au niveau de la crise financière et économique, comme un cas d’espèce exemplaire, un mouvement de contraction, avec une séparation entre la crise financière et la crise économique, un repli, ou un envol c’est selon, de la crise financière dans sa “réalité virtuelle”. Ce facteur complète le tableau général qu’on a tenté de tracer ci-dessus, qui permet d’identifier un mouvement avec à la fois des éléments en cours de “contraction” et des éléments en cours d’“extension”. La crise économique tend à se séparer de la crise financière, par rejet méprisant de l’establishment financier de la réalité économique, tandis que la crise générale s’étend, des deux pôles ainsi créés, vers d’autres pôles (dont la crise sanitaire et son destin incertain et la crise climatique qui doit nécessairement revenir dans nos préoccupations). Tous ces points de crise ont en commun un champ général d’extension, qui est la contestation de la globalisation, ou de l’expression postmoderne du développement économique, ou, plus généralement, du progrès.

Cette nouvelle nébuleuse de crise n’en remplace pas une autre mais s’ajoute à d’autres crises qui se poursuivent, sans qu’aucune ne trouve de résolution satisfaisante. (Il s’agit de crises plutôt d’“expression” géopolitique, conservées de l’époque Bush, comme un cadeau royal de l’époque 9/11 à l’époque post-9/11.) Il est en train de se créer et de se renforcer une véritable “structure de crise”, ou “structure crisique” (selon le qualificatif d’origine médicale qu’on peut employer), qui remplace les structures politiques et de relations internationales normales. La “crise” est en train de devenir la nature paradoxalement “normale” des relations internationales; cela se fait en corrélation avec la poursuite du développement, d’ailleurs à une vitesse remarquablement élevée, du processus de dégradation du système. Cette constitution et cette extension de la structure crisique correspondent pratiquement à la perte de contrôle progressive du système, des différents domaines auxquels il prétend. Même un cas comme l’éventuelle crise sanitaire (grippe porcine) met cela en évidence, puisque cette crise pourrait indirectement conduire à l’accentuation de la mise en cause de la globalisation.

Dans le sens que nous privilégions, l’évolution actuelle de la crise financière, avec sa répudiation de la crise économique au profit d’une affirmation optimiste construite à toute force, constitue un acte d’irresponsabilité manifeste du système, mesurant effectivement son état de décadence. Nous ne sommes plus dans la situation des années 1920 et 1930, où l’on trouvait au sein des dirigeants responsables du système des opinions très contrastées sur la manière dont il fallait assurer un certain niveau d’équilibre de l’économie, comme complément et contrefort nécessaire du système pour résister à ses crises récurrentes. Le “fordisme”, qui était la marque de l’expansion industrielle du système à cette époque, s’il impliquait effectivement la standardisation à tous les niveaux et la recherche de la rentabilité aux dépens de la qualité du travail, le machinisme à outrance et la déshumanisation, cultivait également un paternalisme prenant en compte les besoins ouvriers pour désamorcer des tensions en même temps qu’il entretenait des bataillons de consommateurs. Même cette sorte de réflexe n’existe plus aujourd’hui. La crise se manifeste également dans l’évolution psychologique des cadres du système, également en profonde décadence.

L’évolution générale ainsi constatée de “contraction-expansion” permet de mieux embrasser le paysage général de la crise. Il lui ôte ce caractère spécifique que la crise avait acquis depuis septembre 2008, où elle était concentrée dans l’urgence des soubresauts boursiers et des effondrements bancaires, donnant par compensation l’impression que la fin de ces soubresauts et de ces effondrements clôturerait la crise. Aujourd’hui, nous avons cet aspect de la crise qui est temporairement, et évidemment artificiellement contenu, – et, bien entendu, à la merci d’une rechute. Cela élargit le champ des événements, et permet de constater que d’autres foyers de crise naissent et/ou se développent. Somme toute, il s’agit d’un progrès manifeste dans la voie de la dégradation du système.

Avec cet exercice étrange de “contraction-extension”, qui permet d’évacuer les faux-semblants (crise réduite à son aspect financier) tout en conservant les centres de crise en activité, nous nous rapprochons de plus en plus du point où il apparaîtra évident que nous sommes entrés dans une structure crisique générale, promise à constituer l’architecture générale où va se jouer la dernière phase de l’effondrement du système. La crise climatique en est le verrou ultime et inévitable, à la fois par son aspect eschatologique (hors de toute possibilité de contrôle) et son aspect de mise en cause des fondements du système (technologisme, consommation par combustion et épuisement des énergies) par des forces évoluant dans un milieu (environnement) en général considéré comme “neutre” par rapport à nos engagements humains. La “crise climatique”, quels que soient les polémiques qu’elle alimente et qui apparaissent ainsi futiles, constitue le cas exceptionnel et suprême de notre crise générale: la mise en cause du système humain par la nature du monde.