Le rythme Mistral et ses perspectives

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Une “interview” à Novosti du chef d’état-major de la Marine Nationale, l’amiral Forissier, présente un caractère assez singulier pour être signalé. Ce texte du 10 mars 2010, extrêmement bref comme c’est courant chez Novosti, sans aucune des formes habituelles d’une interview (d’où nos guillemets lors du premier emploi du mot), rend un son particulièrement remarquable, bien assez pour être cité et commenté. C’est l’impression bien plus d’une coopération avec de considérables perspectives qui deviendraient très vite politiques, que d’une vente d’armement classique.

«La Russie et la France ont besoin de conjuguer leurs efforts pour surmonter la crise économique affectant les chantiers navals, a confié jeudi à RIA Novosti le chef d'état-major de la Marine française, l'amiral Pierre-François Forissier.

»Selon lui, les deux pays doivent apprendre à travailler conjointement, car ils ont besoin de confiance mutuelle et de coopération bilatérale.

»La France est confrontée à la crise comme de nombreux autres pays du monde, a constaté l'amiral, ajoutant que les carnets de commandes s'étaient réduits dans tous les secteurs de l'économie. Il estime néanmoins que grâce à la coopération avec la Russie, les chantiers navals français pourraient se remettre à flot.»

Notre commentaire

@PAYANT Effectivement, le texte est d’une brièveté exemplaire et il exsude pourtant un esprit très particulier et remarquable. Il n’y a pas un mot caractérisant un simple acte de vente (celui du Mistral), mais de nombreux mots caractérisant une action commune et remarquablement structurée: “conjuguer leurs efforts”, “travailler conjointement”, “confiance mutuelle”, “coopération bilatérale”, “coopération avec la Russie”.

La vente est présentée comme un acte commun, avec des ambitions communes, tout cela dépassant largement la vente elle-même. Il y a également la mention d’un “ennemi” commun, qui figure comme tel même s’il s’agit d’une occurrence industrielle: vaincre en commun la crise générale qui affecte leurs chantiers navals respectifs, grâce à la coopération que sous-tend la vente des Mistral (avec en arrière-plan la formule probable de la vente de quatre unités à la Russie, deux construites en France, deux en Russie).

Cette façon de présenter les choses, qui tend à préserver les intérêts français tout en défendant les intérêts russes puisqu’il s’agit de vaincre en commun une crise commune affectant les chantiers navals respectifs, rend un son de coopération dont la latence politique est évidente. Elle l’est d’autant plus, évidemment, que la matière impliquée concerne des bâtiments militaires à la dimension stratégique qu’on connaît. Selon cette perspective, il apparaît évident que la coopération devrait, à partir d’une construction commune des bâtiments, s’étendre à leur maniement, à leur emploi, etc., c’est-à-dire déboucher sur une coopération militaire (navale) structurée, elle aussi avec une puissante signification politique et stratégique.

Il s’agit d’une illustration convaincante de l’hypothèse de l’évolution, à finalité évidemment politique, qu’implique cette affaire Mistral telle que nous l’interprétons, depuis son origine. Justement, l’origine a été assez chaotique et incertaine, avec des échos d’un intérêt russe pour le Mistral qui ne paraissait guère sérieux, puis une phase de structuration politique générale (visite de Poutine à Paris en novembre, jusqu’à la visite de Medvedev au début du mois), qui a soudain donné de la substance au projet en en faisant aussitôt bien plus qu’une vente d’armement. La polémique critique qui a accompagné cette phase (de la part des adversaires de la Russie, tant à Paris, dans le “parti des salonards”, que dans les pays limitrophes de la Russie) a paradoxalement renforcé son aspect politique; pour désamorcer cette critique, il fallait présenter cette vente comme un acte de coopération politique impliquant, par osmose évidente, des intentions évidemment pacifiques de coopération. Désormais, l’esprit de coopération touche les acteurs techniques, en élargissant considérablement le cadre de cette coopération à des problèmes généraux communs. Même si le sujet est ici économique (les chantiers navals), l’habillage politique de la période précédente lui donne cette potentialité politique qu’on signale. Il est d’autant plus intéressant que ce soit quelques mots d’un militaire français à une agence de presse russe qui permettent d’identifier cet état d’esprit, – lequel serait en formation, sinon en devenir, bien plus que d’ores et déjà installé, mais qui semble irrésistible dans les circonstances présentes.

On n’imagine pas pour l’instant, évidemment dans l’hypothèse où aucun obstacle majeur ne surgisse dans cette démarche, une démarche justement plus structurante de coopération, où tous les domaines annexes même s’ils sont importants, – stratégique, industriel, opérationnel et d’emploi, etc., – renforcent la dimension politique. Le phénomène est décisivement renforcé par les structures nationales assez proches, avec un exécutif politique (et militaire) contrôlant directement les entités industrielles, et pouvant imprimer à celles-ci des orientations de coopération à finalité politique. C’est parce que la France et la Russie sont deux nations à tradition régalienne, où le pouvoir politique légitimé a évidemment autorité sur les domaines économique et industriel, et encore plus dans le domaine impliqué, que le projet peut avancer avec cette potentialité très forte de structuration politique.

Il ne fait plus aucun doute que l’affaire Mistral, si elle était conduite à son terme, devrait générer un courant puissant de coopération entre la France et la Russie, dans un domaine qui générerait lui-même, d’une façon inéluctable, une dimension politique très importante. On n’imagine pas, si ce processus est engagé d’une façon satisfaisante, et alors que la crise touche partout les diverses activités industrielles et économiques, notamment dans le domaine de la défense, que la France et la Russie ne recherchent pas d’autres domaines où ce qui deviendrait le “modèle Mistral” puisse être appliqué. Le potentiel de cette voie est énorme et quasiment inédit. (L’on sait au reste que des projets d’achats russes sont déjà envisagés au niveau de matériels terrestres français.)

On n’a guère de souvenir dans l’époque moderne d’un processus de coopération avec un tel potentiel, une telle puissance politique de coopération, entre deux pays d’une telle importance du point de vue des capacités militaires, industrielles et stratégiques, et venus de situations politiques si antagonistes. Même entre des pays occidentaux, et notamment pas, et certainement pas, entre un pays européen (la France bien sûr, mais même le Royaume-Uni) et les Etats-Unis. (Certains processus de coopération intra-européens, ceux qui ont réussi, peuvent se rapprocher d’un tel modèle, mais la dimension de la Russie, sa position et son poids particuliers, font alors toute la différence.)

La réussite du processus Mistral, si elle se concrétise effectivement (la prudence dans la prospective est absolument nécessaire), représenterait un événement politico-militaire d’une importance considérable, et un événement politique d'une grande puissance structurante. L’essentiel va être, de plus en plus, que les dirigeants politiques mesurent bien l’ampleur de la potentialité du cas, pour son exploitation dans le champ de la coopération politique. C’est effectivement en s’imposant que le rythme de l’affaire Mistral, c’est-à-dire la coopération Mistral, doit créer et découvrir sa véritable dimension politique, et cette dimension doit être, à mesure, identifiée et exploitée. Les dirigeants russes peuvent comprendre cela, semble-t-il. Les dirigeants français, malgré leur faiblesse conceptuelle évidente, semblent y céder; d’abord pour des intérêts comptables, sans aucun doute; aussi pour le prestige de la chose qui est toujours, en France, d’un bon rapport politique en répondant à une tendance française naturelle, d’autant plus avec la Russie dont la perception qu’on en a réintègre de plus en plus le cadre traditionnel et historique de cette grande nation ayant toute sa place dans le concert européen, comme aux XVIIIème et XIXème siècles. (L'aspect culturel et historique a effectivement sa place dans cette affaire.)

Bien entendu, si cette coopération suit cette voie, il y aura beaucoup de réactions et de remue-ménage dans les groupes et pays autour des deux acteurs, surtout en Europe et dans l’axe transatlantique. Un peu de désordre dans la basse-cour ne ferait pas de mal.


Mis en ligne le 11 mars 2010 à 07H29