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1549Dans notre Bloc-Notes sur la “guerre syrienne” vue du point de vue de la G4G (le 25 mai 2013), nous notions l’importance capitale du système de la communication dans cette sorte de conflit qui échappe à tous les modèles de “guerre” jusqu’ici considérés. Nous citions notamment le cas des missiles sol-air S-300 que la Russie aurait vendus (contrat conclu) en 2010 à la Syrie et qu’elle serait sur le point de livrer à la Syrie/qu’elle aurait déjà livré à la Syrie/qu’elle ferait croire qu’elle va livrer la Syrie sans le faire (choisissez l’option qui vous convient) : «La communication y joue un rôle fondamental [...] y compris la communication autour d’instruments de guerre qui ne sont pas nécessairement amenés à servir, et dont on peut même avancer que leur fonction pourrait être justement de ne pas être utilisés (le cas des S-300 russes livrés ou pas à la Syrie).»
Le Sunday Times d’hier rapportait qu’un accord aurait été conclu entre Russes et Israéliens (voir Russia Today, le 26 mai 2013) : les Russes auraient promis d’annuler le marché contre l’engagement d’Israël de ne plus lancer des attaques en Syrie. Le texte note des réactions sceptiques sinon pleines de brutale dérision en Israël, mais l’on comprend que l’on ne se précipite pas pour confirmer un tel arrangement si c’est le cas. Quoi qu’il en soit, une telle possibilité éclaire par son exemple d’application opérationnelle le propos que nous voulons développer. Quelques observations et réflexions à cet égard font notablement avancer cette étonnante problématique du cas du S-300 comme acteur à part entière de la G4G.
Nous citons d’abord un texte de Giora Eiland, dans le quotidien israélien Yedioth Ahronoth, en date du 22 mai 2013. Eiland, ancien officiel de la structure de sécurité nationale d’Israël, est considéré en général comme un expert stratégique d’une grande influence, avec les connexions dans les milieux officiels qui vont avec. Eiland s’attache à la politique russe dans la crise syrienne et lui trouve une dimension stratégique considérable qui est en train d’être déployée. Eiland note que les USA sont le principal acteur de la crise à rater complètement ce caractère fondamental de la politique russe, et cela comme une habitude dans la constante incompréhension, – et nous ne le contredirons certainement pas...
«The events in Syria, which until a few weeks ago appeared to be a purely domestic affair, have recently become not only a source of concern for Israel but also a flashpoint of conflict between the US and Russia. It is becoming increasingly apparent that Russia supports Assad, and this is cause for concern both in Israel and in Washington. But anyone who tries to understand Russian policy solely through the narrow prism of [Russia’s] direct interests in Syria, is missing the main point. It would appear that the main ones to miss the point are the Americans—not only now, but over more than a decade.»
Eiland apprécie la politique russe comme une politique de riposte agressive à ce qui est perçu par les Russes, assez justement, comme une constante politique d’offensive agressive de la part des USA. (A commencer, bien entendu, par la politique d’“agression douce” instrumentée par les USA depuis le début des années 2000 avec les “révolutions de couleur”, avant de prendre une nouvelle dimension ces deux dernières années.) D’où l’idée de Eiland que la Syrie sert, pour la Russie, de moyen de riposte russe aux entreprises des USA. Cette vision n’est certainement pas correspondante à la nôtre, en ce sens qu’elle nous paraît beaucoup trop partielle et beaucoup trop orientée dans le seul sens de la confrontation, qu’elle nous paraît laisser de côté le moteur fondamental de la politique russe qui est le respect de la souveraineté, et donc son intervention partout où elle le peut là où elle estime le principe de souveraineté menacée. (Cette idée, que nous soutenons depuis longtemps, y compris pour la séquence depuis le discours de Poutine à Munich en février 2007, est régulièrement répétée par des commentateurs russes. Voir notamment la citation de Fédor Loukianov, le 24 mai 2013.) Il n’empêche, le résultat de la réflexion de Eiland, qui est effectivement peut-être celle de dirigeants israéliens, est un réel respect mêlé de crainte pour la Russie, qui expliquent en partie la spécificité inhabituelle des rapports entre Israël et la Russie ; la Russie étant peut-être le seul pays d’importance parmi ceux avec lesquels Israël doit traiter, avec lequel Israël prend beaucoup de gants, et face auquel Israël se trouve parfois contraint de reculer... On trouve l’explication de ce sentiment “réaliste” dans ce jugement de Eiland sur les politiques respectivement de la Russie et des USA, avec une certaine estime pour la Russie, avec au contraire, lorsqu’on l’ajoute à d’autres remarques, une considération bien basse de la politique US : «In what may be an odd development, it is the Russians who are guided solely by logic and interests. Putin’s form of government is reminiscent in more ways than one similar in nature to that of the former Soviet regime, but with one clear difference—today’s Russia is not motivated by Communist or any other ideology. Those who are motivated by ideology are the Americans. For them it is important to educate the Russians to accept the American model of democracy, and to that end they have effectively sacrificed real interests.»
... Enfin, nous en venons au passage (la conclusion de l’article) qui nous intéresse, qui concerne plus spécifiquement les missiles sol-air S-300. Ce qu’il faut considérer, c’est ce que ce passage exprime de l’importance considérable que l’affaire des S-300, avec le S-300 lui-même, a pris pour les Israéliens, – presque une dimension de mythe, pour ce qui concerne cette quincaillerie notamment. La conclusion de Eiland, résumée et traduite en langage sans fards, pourrait être ceci : “On ne peut pas ‘jouer’ avec les Russes” (sous-entendu : comme on “joue” avec ces stupides Américains ?) ; “il est probable qu’ils ne livreront pas les S-300 à la Syrie, mais, pour cela, il faudra leur donner beaucoup, et c’est à nous, Israéliens, de faire pression sur nos ‘amis américains’ pour qu’ils donnent eux-mêmes beaucoup aux Russes, pour obtenir le désistement de la livraison des S-300.”
«Israel has been caught up in a quarrel between the “big boys,” and so its ability to influence matters is limited. The prime minister made a genuine effort, and went to Russia on short notice in order to persuade it not to sell SA-300 missiles to Syria. I do not think that Russia will ultimately sell these missiles, but Putin cannot be expected to give Netanyahu a gift just like that, and there is also no chance that he will accede to an American demand on this matter, since in his view he will not accept dictates from anyone.
»If one wants to ensure that advanced weapons are not sold by Russia to Syria, and if one wants Russia to be more helpful in the battle against Iran, there is only one way to achieve this—an American concession on several ideological issues in order to reach a “package deal” with Russia, which will have many give-and-take clauses. From Israel’s standpoint, it is preferable to try to influence the US on the matter of its attitude towards Russia, rather than trying to pressure Russia directly. That simply will not work.»
Maintenant, pour compléter les éléments de ce petit dossier, passons à un commentaire de Conflicts Forum, de Beyrouth (institut dirigé par l’excellent Alastair Cook), – sous la forme de son Weekly Comment pour la semaine du 17 au 24 mai. Nous en extrayons ce passage... L’on note, avec un élément souligné de gras par nous, la remarque selon laquelle le même processus, la même manœuvre, la même stratégie pourrait-on dire, que les Russes ont employée vis-à-vis des Israéliens avec les S-300 (annoncer une livraison de S-300 d’abord pour bloquer les attaques israéliennes en Syrie), – combien cette même stratégie peut tout aussi bien être utilisée dans le cas de l’Iran.
«In last week’s Comment, we noted the strategic impact upon Netanyahu’s Iran policy of Putin’s uncompromising response of dispatching Cruise and S300 missiles to Syria – in order to put an end to any Israeli prospect of future strikes. If Putin can undercut so effectively Israeli military threats toward Syria, by sending it S300 missiles, he can do the same to Israel in respect to their threats to attack Iran by proceeding with the existing contract to supply S300s to Iran. Unsurprisingly, the Israeli leadership is in a state of some agitation and confusion.»
Ce constat concernant l’Iran n’est évidemment pas gratuit. Il reste un marché en suspens, portant sur des S-300, entre la Russie et l’Iran. Les Russes, en 2010, et à l’insistance d’Israël, ont pris la décision de principe de ne pas livrer les S-300 ; l’affaire a même une conséquence juridique, l’Iran demandant à la Russie le remboursement de certaines sommes payées pour cette commande. La possibilité subsiste d’un “renversement de tendance”, auquel les Iraniens se prêteraient sans doute bien volontiers. Les Ruses peuvent éventuellement se tourner vers cette possibilité, d’autant qu’ils peuvent s’estimer fort peu et fort mal payés de leur attitude de 2010, que la présidence est passée de Medvedev à Poutine, et surtout qu’ils peuvent constater l’effet stratégique et politique sur Israël de la possibilité de la livraison de S-300. On mesure alors “l’effet de communication” d’une arme dont nul ne sait le statut (Livrée ? Pas livrée ? Etc.), et dont certains assurent même qu’elle n’a nullement l’efficacité qu’on lui prête contre les Israéliens (voir le 13 mai 2013) :
«Robert Hewson, an IHS Jane's air power analyst, said that were Syria to receive the S-300 it would probably take several months to deploy and operate the system. But he suggested it would not pose a big challenge for Israel's hi-tech air force. “It's a fairly well-established, fairly well-understood system, so there is a corpus of knowledge, particularly among Israel's friends, about how to deal with this system,” he said. Once activated, the S-300 could easily be spotted thanks to its distinctive radar signal, Hewson said, “and from there it's a fairly short step to taking it out. It's not a wonder-weapon.”
»Cyprus bought the S-300 and eventually positioned it on the Greek island of Crete. Israel, which has close ties with Nicosia and Athens, may have tested its jets against that S-300's capabilities during Mediterranean overflights, Hewson said.»
Mais rien n’y fait. Les circonstances, les manœuvres des uns et des autres font que cette arme, dont nul ne sait ni la localisation ni le destin, dans tous les cas dans cette affaire syrienne, est devenue à la fois un mythe et une sorte de juge suprême. Parlerait-on dissuasion ? Pourquoi pas, après tout. Mais alors, c’est dans le champ de la communication qu’elle intervient et toute sa puissance, c’est bien, pour le système impliqué, de n’être nulle part de façon à ce qu’on puisse supposer qu’il est partout. Sa réalité se situe au nouveau de l’incertitude d’être et sa puissance dépend de la complète imprécision de sa position. L’“arme S-300” apparaît ainsi parfaitement s'insérer dans le cadre de la G4G tel que nous la définissons de plus en plus précisément, qui est de s’éloigner autant que faire se peut des conditions courantes d’un conflit classique ; elle apparaît, non pas comme quincaillerie classique fixée par ses caractéristiques, sa puissance explosive, sa vélocité, sa capacité à évoluer, mais plutôt comme créatrice de son propre environnement, de ses capacités qui relèvent plus du mythe que de l’évaluation technique.
Bien entendu, là où le mythe-S-300 relève encore plus de la G4G, c’est dans la mesure où il semble se renforcer irrésistiblement des caractères structurants de celui qui le produit et en use. C’est évidemment parce qu’il s’agit de la Russie, de sa politique ferme et intraitable, qui n’a pas changé depuis deux ans, de son assise proclamée sur des principes intangibles et, pour le cas qui nous occupe, parce qu’il s’agit d’un système dédié à la défense d’une souveraineté, effectivement comme un mythe du type dissuasif fondamental, que le S-300 est ainsi pris au sérieux et peut se constituer en mythe pour lequel Netanyahou est prêt à se rendre à Canossa, – et à en revenir les mains vides ou les mains liées, toute honte bue. Imaginez Hollande à la place de Poutine et le mythe devient palinodie, – et d’ailleurs, qui s’intéresse sérieusement aux armes que les Français affirment devoir envisager de livrer à on ne sait qui, au nom d’on ne sait quoi ?
Le plus étonnant est, par conséquent, la façon dont le monde, et les plus décidés, les plus agressifs et les plus sans-scrupules dans ce monde et surtout dans cette région, se sont adaptés aux règles de la G4G, s’y sont soumis en un sens. Dans cette affaire syrienne, en quelques semaines Israël a beaucoup perdu, sinon tout pour la séquence, de ce qui faisait son caractère de puissance intransigeante, refusant tout compromis et toute négociation, suivant une résolution ferme et une ligne intangible. Désormais, Israël, qui avait un “protecteur” qu’il menait au doigt et à l’œil grâce à sa duplicité, se retrouve dans une étrange position d'accommodement négociée sinon soumis vis-à-vis d’un acteur inattendu qui s’est imposé et qui a constitué à une vitesse remarquable un non moins remarquable capital d’autorité, sans violence particulière, avec une notable économie de menaces, sans promesse d’invasion, sans imposition de sanctions et sans exigence spasmodique de changement de régime ici ou là. Le simple ballet des S-300 dont personne n’est assuré de l’existence conduit un commentateur prestigieux à recommander aux autorités de son pays de faire pression sur le protecteur principal pour qu’il fasse des concessions majeures aux Russes. Netanyahou va-t-il donner instruction à l’AIPAC de manipuler ses sénateurs et ses députés washingtoniens dans le sens de se montrer plus aimables avec monsieur Poutine ? De ce point de vue, on peut alors spéculer que tout projet d’attaque de l’Iran, réactivé pour la nième fois depuis huit ans, serait désormais examiné à Moscou pour se heurter à un avertissement sec et définitif avec menace de quelque transfert ou l’autre de quincailleries mythiques du genre S-300, et que la chose pèserait lourd dans la décision finale.
Mis en ligne le 27 mai 2013 à 05H14
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