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605327 juin 2019 – Il y a une sorte d’insistance éhontée et grossière de marchands de tapis dans la démarche des représentants de commerce (Pompeo & le reste) du complexe militaro-industriel US lorsqu’il s’agit de fourguer de la quincaillerie technologico-militaire et de satisfaire à la voracité de la bureaucratie washingtonienne du bellicisme hégémonique. Les engagements que ces VRP (vendeur, représentant et placier) du CMI recherchent constituent une sorte d’emprisonnement contractuel qui tend à lier l’acheteur à des acquisitions qui s’inscrivent dans un système coordonné, ne fonctionnant que sous la direction coordonnée de cette bureaucratie, soumis à des upgrade et mises à niveau réguliers : c’est comme une pieuvre, un engluement, il est impossible de s’en débarrasser.
Une nouveauté extraordinaire et inédite dans sa visibilité et son absence de mesure concerne la même démarche pour son contraire : lorsqu’il s’agit de décourager un pays qui a décidé d’acheter un système non-américaniste, et particulièrement un système russe. C’est bien évidemment le cas pour les systèmes S-400, devenus le nœud gordien de la polémique du genre, et c’est le cas le plus extrême de cette nouvelle démarche, interférence grossière dans les souverainetés nationales, bien dans la manière de l’administration Trump sans la moindre vergogne, avec menaces à l’appui pour forcer la décision, comme si les USA estimaient être les maîtres absolus de la régulation internationale des choix et des ventes d’armes. Depuis deux-trois ans, ce sont surtout la Turquie et l’Inde qui sont soumis à des pressions renouvelées sans cesse malgré des fins de non-recevoir, pour décourager ces pays d’acheter des S-400. Sans doute ces pressions se poursuivront-elles, bien entendu assorties de sanctions, lorsque les premiers S-400 seront déployés, voire lorsqu’ils seront utilisés opérationnellement (peut-être contre des drone US, du type RQ-4C, à-l’iranienne).
• C’est le cas en Turquie, où le tout nouveau nième-secrétaire à la défense pour l’instant par intérim Mark Esper, du Pentagone, a fêté sa nouvelle position par une nouvelle communication/menaces à la Turquie, où l’achat des S-400 interfère selon la démarche US avec l’achat de F-35... Face à la Turquie qui va recevoir le mois prochain les premiers éléments de S-400, Esper a donc fait sa sortie d’inauguration de son “mandat” en psalmodiant robotiquement l’habituel admonestation bureaucratique et engluée :
« ... Le Secrétaire à la Défense des États-Unis par intérim, Mark Esper, a averti la Turquie que l'achat tant attendu des systèmes de défense aérienne russes S-400 nuirait aux ambitions de la Turquie d'acquérir des chasseurs F-35 et entraînerait des conséquences économiques en raison des sanctions qui suivront probablement, rapporte Reuters, citant un haut fonctionnaire américain non identifié de la défense.
» “Le secrétaire a été très ferme, une fois de plus, sur le fait que la Turquie n'aura pas à la fois le S-400 et le F-35. Et s'ils acceptent le S-400, ils devraient accepter les ramifications non seulement pour le programme des F-35, mais aussi pour leur situation économique”, a déclaré le responsable après la réunion des ministres de la défense américain et turc en marge du sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Bruxelles mercredi. »
• En même temps, Pompeo est en Inde où il délivre pour la nième fois lui aussi, sous forme de petite commission, le conseil appuyé et impératif, sous forme d’une torsion de mains amicale jusqu’au risque de fractures graves, donné à l’Inde de ne pas acheter de S-400. Lors de la première rencontre avec le ministre indien des affaires étrangères, l’intention d’achat des S-400 a été renouvelée du côté indien, toujours selon les mêmes échanges désormais très monotones ; les ministres US semblent de plus en plus confinés à des rôles de perroquet de leurs obsessions autant que de leurs bureaucraties, – ceci équivalant à ceci, – ce qui donne pour Pompeo actuellement en Inde ces remarques :
« Le ministre indien des Affaires étrangères a déclaré que New Delhi n'aura rien d'autre à l'esprit que ses propres intérêts, lorsqu'il donnera suite à l'accord d'achat de systèmes de missiles de défense aérienne S-400 de Moscou, l'accord auquel les États-Unis sont fermement opposés.
» Subrahmanyam Jaishankar a fait ses commentaires alors qu'il répondait à une question sur le S-400 lors d'un entretien avec le secrétaire d'État américain Mike Pompeo lors de sa visite à New Delhi. “Nous entretenons des relations avec plusieurs pays, dont beaucoup sont d'une importance certaine. Ces relations répondent à une tradition. Nous ferons ce qui est dans notre intérêt national.” »
Comme d’habitude, devant cette fin de non-recevoir une fois de plus renouvelée et en attendant une nouvelle tentative et de nouvelles pressions dans les jours qui viennent, Pompeo a philosophiquement remarqué que « les meilleurs amis du monde peuvent très bien avoir des avis différents ».
• Même si ces comportements marquent sans le moindre doute une façon d’être et une façon de faire qui sont très caractéristiques de l’administration Trump dans sa façon d’avoir des relations avec ses meilleurs amis, – insistance gluante, menaces, sanctions diverses, promesses à peine voilées de brutalité, etc., bref une belle façon de négocier, – il n’en reste pas moins que la question des S-400 est extrêmement et particulièrement sensible. Dans StrategicCultre.org, Matthew Ehret, qui développe souvent des thèses complexes et parfois éclairantes sur les questions de stratégie et de psychologie de la guerre nucléaire, donne une explication générale qui semble cohérente sinon évidente mais qui n’en constitue pas moins, une fois qu’elle est décrite, l’occasion de réaliser la structuration bureaucratique, et absolument obsessionnelle du point de vue stratégique, de la démarche du Pentagone dans cette affaire. Il s’agit du concept de Full-Spectrum Defense opposé au concept de Full-Spectrum Dominance (traduction évidente entre “Défense du Spectre Complet” par opposition à la “Domination du Spectre-Complet”).
« L'adoption récente par l'Inde et la Turquie du système de défense avancé S-400 de la Russie représente un tournant majeur dans la bataille internationale en cours entre deux paradigmes opposés des affaires mondiales.
» Les deux nations résistent à l'immense pression d'un empire anglo-américain qui, depuis 2007, travaille de toutes ses forces à la construction d'une vaste infrastructure militaire autour de la Russie selon la doctrine utopique de la “Full Spectrum Dominance” (c'est-à-dire la conviction qu'une guerre nucléaire peut être gagnée avec un monopole de première frappe). Ce bouclier antimissile a commencé à viser la Chine et le flanc du Pacifique Sud de la Russie en 2011 lorsque M. Obama a dévoilé la branche militaire du ‘Pivot to Asia’ antichinois.
» Toutefois, si des pays comme l'Inde et la Turquie, qui étaient censés participer à l'encerclement de la Russie et de la Chine, devaient adopter la prochaine génération de systèmes radar/missiles défensifs comme le S400 de la Russie, alors toute la formule de la domination unipolaire s'écroulerait. Déjà, la Chine a adopté le S400 à partir de 2015, qui permet l'interception supersonique de missiles, d'avions et de bombes à courte et longue portée à 38 km d'altitude et à 400 km de distance. Parmi les autres pays qui ont manifesté leur intérêt pour la S400 figurent le Qatar, l'Arabie Saoudite, l'Égypte, l'Algérie, le Maroc et le Vietnam.
» La montée en puissance du S400 et la nouvelle architecture de sécurité qui l'accompagne sont connues sous le nom de ‘Full Spectrum Defense’ et constituent l'une des transformations les plus importantes de l'ordre mondial. Lorsqu'elle est considérée en tandem avec l'initiative mondiale de la nouvelle “Route de la Soie” (qui est étroitement intégrée à l'Union économique eurasienne et à l'Organisation de coopération de Shanghai), elle représente le plus grand espoir actuellement envisageable pour l’humanité.
» Certaines personnalités particulièrement obsédées au sein de l'OTAN et du complexe militaro-industriel préféreraient brûler en enfer en s’en tenant au scénario désuet écrit au début de 2007, lorsque le tambour battait [déjà]pour la guerre avec l'Iran à un rythme effréné. Ces chiffres, représentés par des personnalités telles que le ministre américain de la Défense [Mark Ehret], Mike Pompeo et John Bolton, sont convaincus qu'une guerre nucléaire avec la Russie et la Chine peut encore être gagnée... si seulement des pays “renégats” comme la Turquie et l'Inde pouvaient reprendre leur place et suivre le scénario ! »
Il y a un peu plus de vingt ans, le chef d’état-major général des forces armées belges nous disaient, à propos des F-16 que la Force Aérienne avait commandés en 1975 et reçus à partir de 1979 : « Avec les Américains, c’est effrayant ! Vous ne pouvez plus vous libérez dès lors que vous avez acheté leur matériel. Ils viennent vous voir au bout de dix ans, alors que vos avions volent très bien, et vous impliquent dans un processus de modernisation qui va vous lier à eux pour 10-15 ans supplémentaires et ainsi de suite... » Cet interlocuteur ne disait pas clairement que les Américains, c’est comme “une sangsue gluante” dont on ne peut se débarrasser, mais pas loin, – disons qu’il évoquait peut-être l’analogie plus légère du sparadrap du capitaine Haddock, cas historique tout de même plus sympathique.
Mais dans ce cas des S-400, le “plan” systématique et immuable de la bureaucratie technologique américaniste se retourne contre elle en prenant une dimension inattendue. Pour notre compte, c’est la première fois 1) que nous entendons parler de la Full-Spectrum Defense ; et 2) que nous réalisons par conséquent combien ceux qui choisiraient/choisissent (?) le S-400 (l’armement anti-aérien russe), dans ce cas la Turquie et l’Inde, se trouvent nécessairement destinés à devenir des adversaires de la Full-Spectrum Dominance qui est nécessairement la doctrine qu’exsude toute la bureaucratie de sécurité nationale. Cette production de la bureaucratie est impérative dans la mesure où elle implique symboliquement une domination totale des USA dans tous les domaines de la bataille et qu’il s’agit du credo absolument imparable, indestructible de la susdite bureaucratie.
(Que la chose date de 2006-2007 sous la forme de la possibilité “gagnante” d’une première frappe, qu’elle était déjà une simple illusion faussaire, tout cela n’importe pas puisque nous nous trouvons toujours au cœur du même simulacre.)
Du coup, le domaine de la réflexion dans le cadre du simulacre où évolue la puissance des USA vue par eux-mêmes (les USA) s’élargit et l’affaire prend une toute autre dimension puisqu’on apprend, – la Turquie et l’Inde en premier, – que ces deux pays font partie de l’ensemble Full-Spectrum Dominance, ou plutôt qu’ils en feraient partie s’ils décidaient finalement au profit d’une quelconque quincaillerie US de ne pas acheter des S-400 (mais, au fait, ils vont l’acheter si ce n’est déjà fait, non ?) ; ainsi, s’ils n’en font plus partie (du Full-Spectrum Dominance), ils apprennent qu’ils en faisaient partie... C’est de la métaphysique-simulacre pure du domaine militaro-industriel qu’il s’agit.
On comprend alors que l’hostilité qu’engendrerait le refus éventuel d’abandon du S-400 par la Turquie et l’Inde est un événement catastrophique absolument considérable, et pour des raisons stratégiques non moins formidables. Ce refus constituerait du point de vue de la bureaucratie un acte d’hostilité volontaire et impardonnable à l’encontre des USA. C’est le principe du “qui n’est pas avec nous est contre nous” multiplié d’abord par la haine de la Russie, ensuite par la croyance en la technologie US, enfin par la justesse absolument métaphysique de la doctrine de la Full-Spectrum Dominance.
C’est en ce sens que le texte de Ehret est éclairant, et même, plus que le texte, le seul emploi de l’expression Full-Spectrum Defense qui fait basculer, par une sorte de fascinant automatisme pavlovien renvoyant au monde-simulacre créé par son contraire (Full-Spectrum Dominance), toute cette affaire du point de vue commercial avec quelques prolongements politico-stratégiques secondaires à un point de vue essentiellement et absolument politico-stratégique avec des envolées métaphysiques, l’aspect commercial devenant alors objectivement très secondaire (même si Trump est toujours à ce niveau-là). Nous croyons en effet qu’un artifice de communication tel qu’une expression de cette sorte est capable de bouleverser une analyse générale, dans une époque où la communication écrase tout le reste, où règne le simulacre, où l’illusion de l’absolue puissance US est plus forte que jamais, à la mesure de l’effondrement de cette puissance dans l’impuissance totale.
Une telle progression sémantique conduit à créer à posteriori la nécessité absolue de la présence de la Turquie et de l’Inde dans l’encerclement antimissile de l’ensemble eurasiatique sino-russe (à l’instar de pays tels que la Pologne, la Roumanie, le Japon, – la Corée du Sud si elle le veut bien mais ce n'est pas sûr du tout), au moment où justement ces deux pays sembleraient se dérober à leur devoir absolu de figurer dans l’ensemble qui contribue à la Full-Spectrum Dominance. Ils en seraient /ils en seront (?) d’autant plus détestés et dénoncés comme apostats, définitivement chassés hors des conceptions stratégiques et vertueuses des USA.
Bien entendu, des concepts tels que Full-Spectrum Dominance ne sont pas complètement dépassés ou obsolètes, ils sont plus droitement dit une complète illusion construite à l’intérieur du simulacre que développe constamment la bureaucratie militaro-industrielle US, ses experts, ses idéologies, etc. Elle était déjà une complète illusion en 2006-2007, c’est dire aujourd’hui !
Du coup, on pourrait croire que la Full-Spectrum Defense l’est de même, complète illusion … C’est vrai dans l’absolu, effectivement complète illusion ; mais c’est tout à fait différent dans les psychologies. Dès lors que les psychologies bureaucratiques et autres à Washington tiennent pour véridiques toutes ces choses, l’hostilité pour la Turquie et l’Inde deviennent des attitudes tangibleset des “réalités” politiques, et effectivement les pays concernés sont poussés, par simple réaction de résistance, à se regrouper dans quelque chose qui ressemblerait à l’occasion, puis de plus en plus structurellement, à une coordination opposée à l’hostilité US ; par conséquent, ainsi naîtrait la Full-Spectrum Defense dressée contre une Full-Spectrum Dominance qui n’existe pas, mais bel et bien contre les restes de la puissance de l’américanisme et contre ses prétentions de communication. Rien n'empêche alors cette Full-Spectrum Defense d'être coordonnée et organisée à terme, techniquement et tactiquement, selon un schéma où les Russes auraient bien entendu leur mot à dire.
Nous allons donc suivre avec intérêt les suites de cette affaire et peut-être cette attente sera-t-elle récompensée par quelque heureuse surprise, comme par exemple un Erdogan se décidant à menacer de quitter l’OTAN jusqu’à s’en faire exclure par un Trump de méchante humeur ; comme par exemple un Modi entrant dans l’Organisation de Coopération de Shanghai et signant ces pactes de coopération de défense avec l’ensemble eurasiatique sino-russe, etc. A cet égard, Trump a introduit une irrésistible logique de destruction des arrangements favorisant jusqu’ici les USA et la globalisation qui va avec, en faisant passer son extraordinaire bellicosité au niveau du commerce, dans le commerce des armes où il n’y a pour lui pas d’amis ni d’alliés, ni de pays à ménager, et enfin terminant dans les grands domaines stratégiques par la voie vers un isolement complet des USA au milieu du monde livré au chaos, et ce monde ne voyant plus d’issue que dans l’attente favorisée par lui de l’effondrement des USA isolés.
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