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8 avril 2004 — Que se passe-t-il ? S’agit-il d’une guerre ? Si cette hypothèse s’avère fondée, alors, à n’en pas douter, exactement un an après, c’est la guerre que nous n’avons pas eue, et nous voyons le résultat d’une extraordinaire manoeuvre : comment la plus puissante armée du monde s’est jetée, tête baissée, à une vitesse que Guderian et Rommel ne soupçonnaient pas, dans une nasse sanglante.
Divers rapports nous font prendre conscience que les combats qui ont commencé au début du mois commencent à ressembler à quelque chose qui pourrait bien être une guerre. Lisons des extraits d’un article du Christian Science Monitor d’aujourd’hui :
« But what is sweeping over Iraq is different from anything the US had anticipated, experts say, both in intensity and in terms of who is doing the fighting — which increasingly appears to be a possible unifying of radical Sunnis and dispossessed Shiite factions.
» As fighting blazes in various parts of Iraq and increasingly involves formerly quiescent groups, war has in fact roared back. With prospects for more violent conflicts eroding the envisioned scenario of Iraq's stabilization and orderly transition, a host of new political and military risks are cropping up for the Bush administration.
» “This is way beyond the scope of anything anybody who was talking about [an upsurge in violence] expected,” says Patrick Lang, a retired Defense Intelligence Agency officer who specialized in the Middle East.
» “We have a war going on in Fallujah,” a city in the heart of the so-called Sunni Triangle, “with armor and helicopters and house-to-house fighting. We have the Shiite [cleric Moqtada al-] Sadr battling us from what looks like a growing number of locations, and you have the rest of the [Shiite] population watching with interest to see how this goes,“ Mr. Lang says. “This is a large-scale problem going on.” »
» Perhaps too accustomed to the idea that Iraq had entered a tense but stabilizing postwar period, Americans may need to adjust that thinking to envision something closer to warfare, with continuing risks to US soldiers and a calendar with political and religious dates that will invite political violence, some experts say. »
L’hypothèse la plus sombre qui est en train de passer au stade d’une des possibilités de l’évolution de cette situation est complètement déstabilisante, et il n’est pas impossible que les Américains, poussant l’aveuglement à son extrême, aient contribué à la mise en place de ces ultimes dispositions. (Si l’affaire s’avère être une vraie guerre, qui dira la responsabilité de ceux qui ont lancé les Marines dans Fellujah, dans la nasse d’une bataille urbaine ? D’ailleurs, pour quel objectif ? Contre quel ennemi ? La destruction de quelles unités ? Les Américains n’ont rien vu venir, on peut craindre qu’ils ne voient pas plus évoluer les choses dans cette affaire.)
La situation actuelle considérée à la lumière de l’hypothèse pessimiste d’une situation instable se transformant en un vrai conflit de basse intensité conduit à plusieurs remarques.
• La fine tactique américaine d’une année entière (séparer chiites et sunnites en bons et mauvais) se retourne contre ceux qui la développèrent. Elle permet aux deux factions ennemies entre elles mais séparées depuis un an sur tous les plans (politique, géographique, etc), donc éloignées de tout terrain de confrontation potentielle, d’envisager pour elles-mêmes des batailles parallèles sans nécessité d’une union formelle. En langage marxiste, ces deux factions deviennent des “alliés objectifs”. (Cette tactique, comme elle fut conduite, recelait toutes les contradictions américaines : à la fois désigner le bon [le chiite] et le mauvais [le sunnite] et à la fois prétendre à un rôle objectif, “démocratique”, ne favorisant personne. Résultat : on se met à dos le “mauvais” parce qu’on l’a désigné comme tel et le “bon” parce qu’on ne l’a pas récompensé comme il pouvait attendre de l’être.)
• Après un an d’occupation avec tous les pouvoirs, on s’aperçoit que cette occupation fut singulièrement improductive pour l’essentiel. Comment est-il possible que des forces organisées sortent du néant si ce n’est pas l’aveuglement dramatique du commandement des coalisés qui n’a pas anticipé leur constitution ?
• Un an d’occupation chaotique, pavée d’affirmations démesurées d’autorité et de passivités diverses, de refus du moindre contact avec les populations locales, d’une dialectique de confrontation implicite, d’accrochages permanents, a conduit à un abaissement inquiétant du moral américain. C’est le contraire d’il y a un an, certes, au moment de la chevauchée menant à la prise de Bagdad, et cela ne met pas les forces américaines dans de bonnes dispositions pour affronter une bataille âpre et cruelle.
• Un an de ce régime d’occupation a conduit au développement d’un anti-américanisme virulent chez les Irakiens. Cette année est le temps nécessaire pour les Irakiens d’oublier le temps de Saddam et ses misères, et d’apprendre à haïr les Américains pour offrir à la résistance le milieu bien connu des révolutionnaires (“le guérillero doit être dans le peuple comme un poisson dans l’eau”, lapalissade toujours vraie du chairman Mao).
Au fond, une situation résumée par ce rapport du Washington Post du 7 avril, sur la situation générale : les Américains se sont mis en un an dans une position d’être le symbole de tous les ressentiments et de toutes les haines. Les intellectuels seront choqués devant cette évolution d’un pur “anti-américanisme primaire” mais le temps n’est plus aux éditoriaux des intellectuels.
« Within Iraq, there are thousands of current and potential gunmen willing to fight for their people and their creeds — Kurdish automony, Sunni hegemony, Shiite control, an Islamic republic. But the force charged with defending a pluralistic, united Iraq just went AWOL under fire.
» It's not that there aren't lots of Iraqis committed to a democratic, relatively nonsectarian nation. But that is just one faith among many in post-Hussein Iraq. And by keeping sole control of the occupation, the White House has ensured that the cause of pluralistic nationhood has become disastrously intermingled with support for the U.S. occupation. »
Si ce scénario pessimiste est le bon, nous aurions assisté au développement de la pire campagne militaire qu’ait jamais conçue une armée, et plus encore cette armée saluée depuis une décennie par les analyses extatiques de tous les experts en place de l’intelligentsia occidentale. A partir d’une position offensive de force, l’armée américaine aurait manoeuvré comme à la parade pour se placer en position opérationnelle et psychologique d’être partout sur la défensive, de devoir lutter selon les termes de l’adversaire, dans un climat dégradé pour elle, pour faire la bataille que, par tradition, elle n’aime pas faire et ne sait pas faire.
Cette possibilité de dégradation de la situation est désormais un facteur politique de première importance. Il y a une course contre la montre engagée entre les forces américaines et l’extension de l’insurrection : comment contenir et réduire les foyers principaux avant que le mouvement ne s’installe structurellement en une guerre longue? Cette interrogation est accompagnée de signes annexes, également politiques mais à effets opérationnels, qui sont également peu rassurants. On notera, parmi ceux-ci, le désordre qui commence à s’installer au sein de la coalition, avec certains des coalisés, les moins importants et ceux qui ne sont intervenus que pour plaire à Washington, envisageant de cesser d’obéir aux ordres américains pour passer des accords locaux de non-belligérance avec les insurgés. (« Something to watch for in the next several days is whether the smaller contingents simply stop responding to U.S. orders, said White, [a] former DIA analyst. It is a real possibility, he said, that “command and control of non-U.S./U.K. forces breaks down, with elements cutting deals with Sadr and hoping to stay out of the fight.” ») Ces “coalisés-traîtres”, dont l’apport aux forces centrales anglo-saxonnes est négligeable, deviendraient alors des acteurs importants en offrant aux insurgés des zones d’impunité.