Le sens de la crise se précise avant le point de non-retour de la crise

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Le sens de la crise se précise avant le point de non-retour de la crise


10 mai 2006 — Une observation dans le texte de l’ancien conseiller de Robin Cook, David Clark, le 8 mai dans The Guardian, résume la course prise désormais par la crise iranienne (cette observation soulignée en gras): Blair « may think it clever strategy to put pressure on Tehran by keeping all options open, but the Iranians are not the only ones who need deterring. »

Malgré les apparence ou bien en dépit des affrontements de conception, la tendance fondamentale de la crise, ce que nous désignerions comme son “courant profond”, ce qui fait d’elle quelque chose d’historique, est l’apparition, sous nos yeux, de son véritable enjeu. Il est à prévoir que cet enjeu, une fois mis au jour, va de plus en plus s’imposer comme l’ombre immense qui pèse sur ce drame historique. La crise iranienne devient de plus en plus “la crise à l’intérieur de la crise”, c’est-à-dire la crise entre les alliés, — alliés ou “alliés” c’est selon, — bref, la crise entre Washington et les autres. L’Iran tient notre sort entre ses mains, selon ce que fera ce pays ; or, ce pays ne capitulera pas complètement, comme Washington veut qu’il fasse. Et là est le point de fusion de la crise du monde.

Deux propos recueillis ces deux derniers jours mettent en évidence ce changement de substance, subtil parce que dissimulé, fondamental parce que rendant compte de la substance historique. Aujourd’hui, ceux qui constatent cette montée de l’enjeu central de la crise iranienne, qui fait de cette crise peut-être le centre détonant de la crise du monde, ou de la crise de la civilisation, sont des partisans affichés de l’apeasment à tout prix des États-Unis, parce qu’ils sont des amis des États-Unis, — et l’on sait que certains préfèrent d’autres mots, moins élogieux mais qui en disent long, que celui d’“amis” pour décrire leur comportement. Leur jugement est celui de la concession des esprits poussée à son terme, et qui se fracasse sur la dureté de marbre de l’évidence ; ou bien, si vous voulez, fracassée sur la dureté terrible de la réalité.

• A Paris, comme le rapporte Defense News le 9 mai, un expert français bien connu et surtout connu pour son engagement atlantiste et pro-américain sans faille, prononce un jugement sans nuances : la crise est inévitable et, cette fois, Washington sera seul.

« “There’s not going to be repetition of history this time,” said Dominique Moisi, who teaches at the Institut d’Etudes Politiques de Paris, a think-tank that advises the French government on foreign policy issues. “Washington knows war with Iran would be a catastrophe, but it considers a nuclear Iran to be the greater disaster. This view symbolizes the huge gap separating the United States from the rest of the international community — and certainly European nations, which rank those scenarios the other way around. The Europeans will not be divided in the opposition to the United States if it launches action against Iran.” (...)

» Addressing a roundtable of EU officials and policy experts here May 9, Moisi said there are “now no more diplomatic means” to prevent Iran acquiring a nuclear weapons capability since “the country is determined to attain this status, and Tehran has the firm support of Iran’s population to do so. But it’s a very dangerous situation because if it does this, then nuclear proliferation will spread across the Middle East. Saudi Arabia and other Arab countries will not stand and watch non-Arab Iran get the bomb.” »

• Le nouveau secrétaire au Foreign Office, — gardons le masculin, le terme “nouvelle” serait impropre puisque que Margaret Beckett est la première femme à occuper ce poste à la place de Jack Straw, — a subi l’épreuve de devoir se prononcer sur les termes employés par son prédécesseur. Une action militaire contre l’Iran est-elle “inconcevable”, comme l’avait affirmé Straw? Elle joue sur le sens du mot : cette action n’est pas “inconcevable” dans le sens où “on” peut la concevoir alors que Straw employait le terme dans le sens du projet : il est “inconcevable” qu’on puisse envisager une action militaire. A cette lumière, Beckett apparaît plus pessimiste que Straw puisqu’elle laisse entendre qu’on doit envisager qu’“on” puisse concevoir une attaque contre l’Iran ; et rien, absolument rien dans son propos ne laisse entendre que Londres (ou plutôt : Blair, pour ce cas) envisage de se prêter à un tel éventuel projet.

(Par ailleurs, on jugera optimiste, ou très britannique, son propos « No-one has the intention to take military action », — dans le sens de la simple information. Beckett peut dire cela pour tous, y compris les Britanniques eux-mêmes, mais pas pour les Américains. Washington sait aussi garder ses secrets hors de portée de ses amis britanniques, et rien, absolument rien ne nous dit que la Maison-Blanche n’a pas décidé d’ores et déjà le principe de l’attaque.)

Beckett selon Reuters repris par Defense News à nouveau : « Asked whether she believed a military strike on Iran was inconceivable — a word used repeatedly by Straw — Beckett said she would express it in another way: “No-one has the intention to take military action,” she said. “It’s not the intention, it’s not anybody’s intention to take the course of military action. That ... is simple and straightforward and clear,” she said. “Everybody believes Iran should and must move into compliance with the recommendations and requirements of the IAEA (International Atomic Energy Agency) board. Everybody wants to a find way to achieve that.” »

• Un autre point est que ce terrible débat déchire l’establishment washingtonien lui-même, à l’heure où la tension avec l’Iran est décrite du point de vue US comme se renforçant. Ces deux phrases de Zbigniew Brzezinski dans un article du Los Angeles Times du 23 avril résonnent partout : « In short, an attack on Iran would be an act of political folly, setting in motion a progressive upheaval in world affairs. With the U.S. increasingly the object of widespread hostility, the era of American preponderance could even come to a premature end. »

Ces termes sont si nets, si clairs, qu’ils nous conduisent à avancer une autre prévision: si ce qui est désormais perçu comme la catastrophe (l’attaque US de l’Iran) a lieu, la crise s’installera non seulement au coeur de la civilisation, entre les USA et les autres, — mais au cœur du centre de cette civilisation, à Washington même, — et la cohésion interne du système pourrait ne pas y résister. La seule question est de savoir quelle forme prendrait une vraie crise interne à Washington. Nous sommes dans le domaine de l’inconnu, à cause des spécificités extrêmement fortes du système de l’américanisme.

Le sens de la crise et le sens de notre crise

Ce qui est remarquable dans ces événements selon l’interprétation qu’on propose ici, c’est de voir le sens de la crise se préciser avant qu’on n’atteigne le point de non-retour. Avant que la crise iranienne n’atteigne son point de fusion, elle ne sera déjà plus la crise iranienne, mais la crise du centre de notre civilisation. On ne peut dire, dans une telle crise : si Washington attaque, Washington sera tout seul (entendant par là que le reste s’abstient et regarde faire, avec plus ou moins de désapprobation, plus ou moins exprimée, un peu comme lors de la crise irakienne sauf pour ceux qui soutinrent les USA). La chose est trop grave et implique littéralement le sort du monde, essentiellement parce que les esprits l’ont perçu de cette façon à l’heure où la perception détermine absolument les jugements. Par conséquent, il faut dire : si Washington attaque, Washington sera contre le reste du monde (avec peut-être même, Washington contre Washington…).

Le phénomène historique qui se dessine est l’apparition, ou plutôt la mise en lumière du caractère d’inéluctabilité de la crise. Plus la crise s’aggrave dans la perception qu’on en a, c’est-à-dire au plus la menace d’une attaque US prend du crédit dans nos esprits, au plus les Iraniens peuvent se croire justifiés d’avoir la bombe et au plus nous (“nous”, sans les USA et contre l’avis des USA) allons commencer à les considérer comme justifiés d’avoir la bombe.

Cette crise est terrifiante : le fait même, dans le chef des Américains en tant que puissance nucléaire, d’envisager de la résoudre par la contrainte justifie celui qui en est désigné comme la cause de poursuivre à son terme l’entreprise dont il est accusé. Le motif de la condamnation initiale des Iraniens devient à mesure de la concrétisation (de la perception grandissante) des menaces américaines une justification pour les Iraniens par les modifications qu’on fait subir à cette condamnation ; le soupçon initial de projets agressifs de la part des Iraniens (soupçon de fabrication de l’arme nucléaire dans des buts agressifs) se transforme en justification des nécessités de protection pour ces mêmes Iraniens (fabriquer l’arme nucléaire pour se protéger des contraintes d’une puissance nucléaire extérieure). Au plus la crise se développe selon ces termes, au plus elle s’alimente et se justifie elle-même. C’est une sorte de parfaite “montée aux extrêmes” où l’issue avant le terme (l’explosion) est de plus en plus enfermée dans la capitulation de l’un ou de l’autre, de plus en plus impensable pour l’un ou l’autre.