Le sens des priorités

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Le sens des priorités


30 mai 2002 — Nous sommes au bord de la guerre nucléaire et, à franchement parler, cela n'a pas l'air de déranger grand'monde. C'est un étonnant phénomène, résumé par le constat fait par l'ancien ministre britannique de la défense Malcom Rifkind, — plutôt son étonnement, sa stupéfaction que le Conseil de Sécurité de l'ONU ne soit pas en session permanente. Dans le Guardian du 29 mai, Henry Porter présente bien cette étonnante situation :

« Since 9/11 the processes of conflict resolution have been diminished and the norms of international behavior have been degraded. Al-Qaida's attacks not only terrorized the west, they also coarsened us and narrowed our ability to engage in a pro bono diplomacy. While Pakistan and India were mobilizing these past few days, the Bush administration has been completely diverted by the president's tour of Russia and Europe and the continuing agenda of how to respond to the threat of al-Qaida.

» Every emergency and every event is now passed through a new and dangerously egotistical filter that was erected by the Americans last autumn and is designed to see events exclusively in the context of American security and peace of mind. We have, to some degree, been converted to this process, for American security does matter to us all even if we don't like to admit it - but it means that situations which do not appear to have an immediate bearing on US concerns fade from our attention. Kashmir, although just under 500 miles from the theater of war in Afghanistan, has been almost completely neglected as an important issue because the US and Europe were primarily concerned about President Musharraf's assistance in toppling the Taliban. »

Certains expliquent cette situation avec un sérieux quasi-académique, en termes géopolitiques, en termes stratégiques et en termes de puissances comparées. C'est le cas de l'institut Stratfor qui analyse cette crise à trois (Inde, Pakistan, USA), de façon très professionnelle, de façon très réaliste et qui semblerait satisfaisante à l'esprit, dans tous les cas dans un premier temps. Stratfor jauge les intérêts divers des trois acteurs, la façon dont ces intérêts interfèrent, les arrière-pensées des uns et des autres. Tout cela est incontestablement séduisant, en termes rationnels, bon pour un stratège d'École de Guerre ou un commentateur spécialisé d'un grand quotidien. Ce qu'il nous manque dans cette analyse, c'est une mise en perspective dans la réalité, c'est-à-dire rien de moins qu'un retour au réel. Il suffit d'une question pour cela : peut-on comparer vraiment, sérieusement, la perspective d'un accrochage avec les possibles réseaux d'Al Qaïda, qui seraient au Pakistan mais ce n'est pas sûr, dont on ignore qui ils sont et ce qu'ils font, derrière lesquels on monte depuis des mois des opérations-fantômes qui se résument en de grandes ballades toniques pour les forces soi-disant les mieux spécialisées du monde (Special Forces US, Royal Marines britanniques, etc), — et d'autre part la perspective de plus en plus pressante d'un affrontement nucléaire dont on commence à mesurer, avec un calme olympien, les perspectives en pertes (20 millions de morts ? 25 millions de morts ?).

On ne peut mieux illustrer cette situation, d'une façon encore plus concrète, avec le texte de Lynda D. Kozaryn, du service officiel American Forces Information Service, qui présente une conférence de presse du 28 mai, de la porte-parole du Pentagone Victoria Clarke. Voici un exemple de ce que nous confie Kozaryn, où l'on voit que, vraiment, la seule préoccupation du Pentagone est bien l'observation du territoire où devrait se trouver Al Qaïda ; qu'il s'agit là d'une « priority for us » (Américains), donc, on l'a bien compris parce que cela va de soi, d'une « priority for the world » ; qu'en un sens on juge bien agaçant que ces Indiens et ces Pakistanais, avec leur querelles accessoires, détournent un peu de notre attention et quelques troupes de l'essentiel, qui est bien sûr le mythique et terrible Al Qaïda.

« U.S. defense officials are concerned that, because of growing tensions between India and Pakistan over Kashmir, authorities in Pakistan may divert troops from the tribal border area with Afghanistan, where al Qaeda and Taliban forces may be hiding. ''It is not helpful when their attention and some of their people have to be focused on other areas,'' Pentagon spokeswoman Victoria Clarke told reporters at the Pentagon this morning. ''Pakistan has been enormously helpful in the border (area),'' she added. ''We remain hopeful that they can and will stay committed to that effort.''

» U.S. officials are encouraging Pakistan to remain involved in the war on terrorism as extensively as they have been, Clarke said. ''That obviously is a priority for us. It is a priority for the world,'' she said. »

Le problème est bien que notre perception du monde soit à ce point tordue, transformée, manipulée par nous-mêmes, que nous puissions effectivement considérer cette situation comme normale et réelle. La vraie crise n'est donc ni au Pakistan, ni dans le possible échange nucléaire, ni dans la chasse futile à l'insaisissable Al Qaïda, mais dans notre psychologie malade qui nous fait apprécier la situation de la sorte, et nous fait mettre sur le même rang de gravité le possible échange nucléaire et la surveillance du machiavélique réseau Al Qaïda. Nous avons complètement accepté la virtualisation du monde que Washington a imposée, et une virtualisation qui n'est en aucune façon le produit d'un plan machiavélique mais la conséquence d'une pathologie de la psychologie (voir James Carroll). Cette psychologie malade a engendré des décisions qui ont résolu le problème afghan en l'écrasant sous les bombes et en déstabilisant, ''co-latéralement'' si l'on veut, les rapports entre l'Inde et le Pakistan jusqu'à l'affrontement nucléaire possible. Elle a ajouté le phantasme au désordre, et l'obsession au chaos, pour aboutir à cette situation que nous connaissons aujourd'hui, qui laisse loin derrière tout ce que Kubrik avait pu imaginer pour tourner son Docteur Folamour.