Le serpent et son image

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Le serpent et son image

Lisant dans votre Journal du 20 décembre (« De la fascination de la surpuissance ») ces paroles que de Gaulle prononcent en août 1940 : “Le sort de la guerre est joué. L’Amérique ne va pas tarder à entrer en guerre avec toute sa puissance industrielle, l’Allemagne a perdu. Il nous faut maintenant songer à l’après-guerre...”, je ne peux m’empêcher de sourire. Je souris car je les ai entendues prononcer sur Internet il y a quelques jours à peine. Je souris car vous commencez votre billet en disant que vous ne savez plus exactement d’où vient l’anecdote, et qu’il me faut quelques temps pour pouvoir me rappeler où je les ai moi-même entendues si récemment.

C’était dans une vidéo ajoutée le 14 décembre, d’un débat tenu lui-même le 9 décembre à Paris autour d’un numéro de la Revue Défense Nationale (lien). Le conférencier était Jean-Philippe Immarigeon, et il faisait une intervention intitulée « Etat de l’empire états-unien », dont l’objet était non pas la puissance mais le rapport que l’on a à la puissance étasunienne, la représentation de cette puissance par l’image, et le trouble dans les jugements qu’engendre cette représentation de la puissance.

Ayant écouté cette conférence avec à l’esprit le récent développement de votre intérêt autour de l’enjeu de l’interprétation de la nature exacte de la puissance du Système, ou de la lucidité autour du phénomène de « surpuissance », ou de la « profondeur du mal », pourrions-nous dire encore (1), j’avais hésité à signaler cette conférence. Je le fais maintenant, en transformant (très !) rapidement le post destiné au Forum en lignes pour Ouverture Libre.

Je ne peux que conseiller aux lecteurs de defensa.org qui n’ont pas encore fait leur religion à ce sujet de prendre la peine d’écouter dans cette optique les vingt et quelques minutes de l’intervention de M. Immarigeon.

Parenthèse sur les images et la représentation de la puissance

Immarigeon commence sa conférence en relevant de manière intéressante comment les Etats-Unis, en 1939-45, ont recouru au trucage des images pour représenter une puissance de production industrielle pourtant réelle alors - et aujourd’hui encore, dans une certaine mesure (le « déchainement de la matière » certes, qui s’exprime aujourd’hui par la destruction totale – d’une puissance inouïe, effectivement – de l’environnement, des sols, des aquifères et de la vie là où sont exploité, par exemple, le gaz de schiste et les schistes bitumineux).

Le point essentiel est ici de constater combien les Etats-Unis ont placé, au centre de toutes les représentations d’eux-mêmes, leur puissance de production industrielle. Et qu’ils l’ont fait par tous les moyens, preuve de l’importance de cet enjeu de représentation (trucages certes, comme le dit Immarigeon, mais aussi recours à la puissance de la production industrielle elle-même – cinématographique - pour diffuser cette représentation de la puissance de la production industrielle - celle de la « ferraille ».

Résultat (recherché ou non, consciemment ou non) de l’opération ?

Je dirais : empêcher les esprits de questionner ou même de simplement mettre en perspective la production industrielle (le « déchaînement de la matière »), par l’état de choc ou d’hébétude ou de lassitude de l’esprit critique qu’engendre le simple déferlement brut, massif et répété de ces images représentant la production industrielle, années après années, décennies après décennies. La fascination du serpent, indeed. Tous les débats sur la « croissance », le PIB (un peu passé de mode certes), notre mode de vie occidentale, le développement à l’occidentale, y a-t-il une alternative ou TINA ? la possibilité ou le bien-fondé, voire la légitimité, de la décroissance, le technologisme, le « solutionnisme » etc., en ont été influencés et totalement neutralisés jusqu’à aujourd’hui.

Retour à De Gaulle

Si ce qui a toujours guidé l’action de Charles de Gaulle, c’est, comme vous l’écrivez, une idée de la France (le destin de la France), cela explique non seulement sa réussite globale mais aussi des mouvements qui peuvent sembler contradictoires à certains (recourir aux USA en 1939, sortir de l’OTAN en 1966).

Dans sa conférence, Immarigeon parle de l’analyse correcte que fait de Gaulle de la puissance industrielle réelle des Etats-Unis en 1940, ce qui semble lui donner la certitude de leur victoire inéluctable. C’est là qu’il reprend (en plus relâché) les mêmes paroles de De Gaulle que vous citez dans votre billet (“Le sort de la guerre est joué. L’Amérique ne va pas tarder à entrer en guerre avec toute sa puissance industrielle, l’Allemagne a perdu”).

(Et lorsque l’on regarde la guerre menée par les USA et l’Allemagne dans l’Atlantique (le « front de l’Ouest »), c’est bien une guerre de production industrielle : l’enjeu se résume presque au tonnage produit et transporté de l’autre côté de l’Atlantique - comprenant celui amené depuis l’Ecosse en Mer Blanche pour ravitailler l’URSS dans ce que les Allemands ont appelé « Eismeerfront » et qui a mené les hommes et les navires presque jusqu’au Pôle Nord (2) - contre le tonnage coulé par les sous-marins allemands. Dans le Pacifique, la logique de guerre industrielle par simple surclassement en nombre de l’ennemi (10 contre 1, voire 100 contre 1) est peu ou prou la même (Voire la conférence d’Immarigeon, vers 10 minute 40 secondes ; la séquence commence à 7 :57 min.)

Pour en terminer avec la puissance et, incidemment, avec le productivisme (en attendant le tour du Système)

Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect superficiel de cette production ni à sa (sur)représentation par l’image, qui nous laisserait vaincu d’entrée de jeu. La conférence d’Immarigeon passe alors (quelque peu rapidement, mais l’analyse a été faite mille fois et la chose démontrée) à la question de la productivité du système industriel états-unien, qui est d’une indigence remarquable. Ceci parce que le système s’est construit - et vit depuis lors – sur l’accès à des ressources gigantesques (la ressource énergétique des hydrocarbures fluides, pétrole et gaz) qui lui ont permis de produire énormément tout en se contentant d’une productivité très basse – c’est-à-dire de produire massivement avec un gaspillage monstrueux (les deux – production massive et gaspillage monstrueux – participant à la destruction sans pareille de la biosphère, des paysages, des océans, des pôles, des formes vivantes et de la vie des êtres humains). Production massive, gaspillage monstrueux, absence de réflexion et destruction sont bien les symptôme de la dynamique de « surpuissance-autodestruction » intrinsèque au « déchaînement de la matière » analysées sur ce site (ici ou ).

C’est parce que De Gaulle avait réfléchis (analysé, perçu, observé ou médité) non sur l’image mais sur la réalité de la puissance des Etats-Unis (industrielle, productiviste), et sur le sens réel de la puissance – ou plus exactement du pouvoir (pouvoir agir – souverainement, correctement, selon des principes), qu’il a pu en 1965 et avec la même force de conviction qu’il a montré en 1940, quitter l’OTAN et se distancier complètement de la « puissance » étatsunienne (pour ne pas dire la percevoir comme un danger, car cela serait peut-être anachronique. Mais ceci nous ramène par contre à aujourd’hui et aux analyses russes sur le « technologisme » et le caractère « hermétique » (irréformable et suicidaire) du Système).

Christian Steiner

 

Note

(1) et dont l’enjeu est, si j’ai bien compris, comment nous raconterons l’histoire à nos petits-enfants après la disparition du Système – l’histoire de ce qui nous est arrivé pour avoir permis au Système de s’installer, sur quelles illusions et réalités il a fonctionné, comment notre psychologie a eu tant de peine à lui résister, comment le Système n’est pas viable et, a contrario, ce qui est viable, ce qui fait monde… 

(2) région arctique devenu par la suite l’un des endroit les plus nucléarisés de la planète pendant la Guerre froide et aujourd’hui encore, puis l’un des endroits souffrant le plus de la pollution chimique mondiale qui s’y accumule en bout de chaîne trophique, et l’un des endroits qui souffre le plus du réchauffement global. Notre contre-civilisation ne peut s’empêcher de détruire les derniers espaces sauvages, les espaces les plus beaux et subtils, les plus importants à l’équilibre délicat de la planète et de la vie.