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323421 juillet 2021 – Puisque notre ami Dimitri Orlov choisit de revenir aujourd’hui sur le “retrait-oups” des forces US d’Afghanistan, je me vois conduit par devoir de dignité à rajouter quelques impressions sur l’esprit de cet événement. J’avais envisagé de vous les confier au lendemain de la chose. Je ne l’avais pas fait, cédant à cette faiblesse si présente pour les commentateurs indépendants dans cette époque de simulacre absolu, de silence de cimetière, et cette faiblesse qu’on pourrait désigner par la phrase affreuse et terrible qui signe tout de même une défaite tactique de l’esprit : “à quoi bon ?”
Tant pis ou tant mieux, le brave et ironique Dimitri, pour une fois assez grave dans un de ses textes, m’a rappelé à l’ordre.
Je l’avoue, j’avais été, au lendemain de la pantalonnade sinistre de Bagram (« Faux-fuyant et vrai fuyards »), surpris voire stupéfait par l’absence de réactions concernant la susdite-pantalonnade de Bagram. On dira que j’ai regardé le chaos de Bagram-2021 avec les yeux de Saigon-1975, puisque exactement l’analogie est faite et justifiée dans le texte référencé. J’avais d’autant plus procédé de la sorte que le privilège de mon grand âge me permet d’en parler en connaissance de cause ; j’ai vécu cette séquence du brouhaha étourdissant des réactions considérables, dans la clameur terrible de dévastation que suscita Saigon-1975, et ô combien aux USA même.
Bagram-2021 se compare à Saigon-1975 parce que c’est la même sorte de situation mais c’est une déroute beaucoup, beaucoup plus honteuse, plus humiliante, plus révélatrice à Bagram en 2021 qu’à Saigon en 1975. Cela se voit et cela se sent, tant dans l’événement lui-même que par rapport et au vu du contexte. Mais on n’a rien écrit de cet aspect des choses, pas un mot de quelque poids que ce soit ; “The Sound of Silence” comme l’écrit Orlov qui ne manque pas de relever la chose :
« Mais des sujets aussi importants sont soigneusement ignorés. Ce dont on parle à la place … rien, “The Sound of Silence”. Joe Biden nous a récemment laissé entrevoir la vastitude de son vide mental interne en déclarant : « Nous sommes allés [en Afghanistan] pour deux raisons : pour… pour… ». Puis son regard vide s’est figé et il a fini par trouver deux explications opportunes... [...]
» Les Américains font comme si rien ne s’était passé [de leur retrait d’Afghanistan]. Lorsqu’ils seront forcés d’en discuter, ils resteront dans l’illusion. Mais surtout, l’aventure ne fait pas la une des journaux, et les Américains ne savent plus, ou ne se soucient plus, de ce qui se passe là-bas. »
Je pourrais dire : “Je me trompe d’époque”, puisque n’étant plus dans celle de Saigon-1975, qui était d’un tout autre état de l’esprit que l’est celle de Bagram-2021 ; je me corrigerais aussitôt : “Non, je me suis trompé de perception”, ce qui n’est pas du tout la même chose. J’entends par là qu’est intervenue, dans cette absence de réaction, l’arme favorite de ces temps de misère : le silence, justement, mais comme une fatalité assumée, automatisée, robotisée. C’est l’arme des civilisations effondrées, des esprits sidérés et pétrifiés, l’arme des hontes que l’on ignore volontairement, toute honte bue... Du moment qu’on a l’ivresse, la honte comme boisson enivrante fait aussi bien l’affaire.
Encore faudrait-il, pour bien faire le ménage, nuancer cette qualification d’“arme” (“arme des civilisations effondrées”), car il y a dans cette réaction de néantisation de l’événement afghan autant d’ignorance et d’inculture que de manœuvre couarde pour ne pas identifier une vérité-de-situation aussi calamiteuse, bref tout faire surtout pour ne plus avoir à dégainer mais plutôt... Leurs armes ne servent plus qu’à cela : rengainer, avec le silence comme commentaire de la déroute honteuse, avant de se plonger dans l’ivresse du simulacre.
Silence, dis-je : je ne veux pas dire, paradoxalement, que l’on n’a rien écrit sur la déroute de Bagram. C’est bien le comble de l’événement silencieux, car l’on n’a rien caché, ni censuré. La description, les détails ont circulé, y compris de la pantalonnade de Bagram qui a dû en faire rire quelques-uns. Justement, cette circulation somnambulique des circonstances et de leurs détails n’a rien éveillé en fait de véritables commentaire, d’appréciations, de mesure de l’esprit de l’événement, rien qui rende compte d’un événement à la fois symbolique et historique, – celui-là,qui, désormais, dans le cas si piètre qu’on en a fait, ne mérite même pas mon qualificatif préféré de “métahistorique” .
Le silence est celui de l’esprit, et la plume médiocre d’au-delà de la décadence se contentant de décrire l’extraordinaire sans nous dire en aucune façon : “Ceci est extraordinaire, et voici pourquoi...”. Le silence de l’esprit : le silence de celui qui s’étiquette “homme libre” par absence de la chose (la liberté de l’esprit), “homme libre” réduit à son humanité faussaire et simulée, à son époque de vide et de néant, à ses héros qui se nomment Soros, Cosmos-Bezos et BLM comme excellent investissement de bienpensance, – bref “homme libre” comme parfaitement représentatif du si-fameux « dernier homme » nietzschéen.
Outre Saigon-1975, mesurez par ailleurs, par un autre détour, le chemin de l’effondrement depuis Rumsfeld-2001. Certes, il s’agissait déjà du simulacre puisque le célèbre secrétaire à la défense nous avait averti que l’invasion de l’Afghanistan marquait la liquidation de toute vérité dans la communication des autorités légitimes. Mais il ne se cachait pas de partir à l’aventure, avec l’intention de la conquête, comme d’habitude à coups de bombes et de missiles déferlant comme pluie de mousson sur les montagnes afghans. « Nous sommes à cours d’objectifs », constatait Rumsfeld en novembre 2001, pour expliquer la réduction notable des missions d’écrasement aérien des B-52, – qui n’avaient plus rien à écraser, ayant tout écrasé.
Au moins, les massacreurs assumaient, ils ne se réfugiaient pas dans le silence... Il est vrai qu’ils croyaient l’emporter sur cet Afghanistan qu’aucun empire, jamais, ne parvint à mettre à genoux, – tandis qu’avec eux et désormais, voilà que les choses changeaient à leur volonté. C’était le temps où le conseiller en communication de l’éminent GW Bush confiait à un journaliste cette Grande Nouvelle selon laquelle les règles du temps et de l’espace avaient changé désormais, selon les vœux de l’Empire prenant le relais des dieux :
« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. »
Quoi qu’il en soit de ces belles ivresses engendrées par le choc des deux (trois) Tours du Manhattan Center, il se trouve qu’Orlov écrit dans les dernières lignes de son texte : « Si les avions de ligne recommencent à s’écraser sur des gratte-ciel, il y a de fortes chances pour qu’une autre tribu soit bombardée “pour la renvoyer à l’âge de la pierre”. » Je n’en suis pas si sûr, et là-dessus je me permets de diverger amicalement des considérations d’Orlov, tout en considérant, moi, qu’il a probablement écrit cela par plaisanterie.
...Car, par un de ces merveilleux hasards comme ceux que rencontre Alice aux Pays des Merveilles, les forces armées des USA sont en train de sombrer dans un délire extraordinaire et sublime de transformation en une sorte de confrérie scoutiste-Gay Pride spécialisée dans la litanie d’un catéchisme concernant les différentes catégories de normes genrées et transgenrées, dans le cadre de l’antiracisme racisé et raciste, face au plus grand danger qui ait jamais menacé la République que sont les suprémacistes blancs dissimulés pour attaquer le Capitole. Cette armée évolue vers un composé d’Armée du Salut et de Commissariat du Peuple Inclusif aux Normes Wokenistes.
Tout cela, voyez-vous, est si loin des rudes montagnes afghanes. Alors, attaquer à nouveau l’Afghanistan pour la reconquête, voilà bien le cadet de leurs soucis.
Les Pachtounes en rient encore...
Pfaff, lui, savait bien ce qu'il faisait lorsqu’il écrivait il y a trente ans : « To Finish in a Burlesque of an Empire ».