Le sommet de Bruxelles et l’intéressante question de Tony Blair

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Le sommet de Bruxelles et l’intéressante question de Tony Blair


18 juin 2005 — En clôture du sommet, cherchant son mot, écartant “dégoûté” ou un autre du même type qui aurait pu être jugé excessif, le Premier ministre luxembourgeois confiait qu’il avait eu « honte » de voir les dix nouveaux pays, pauvres comme l’on sait, proposer une réduction des aides qu’ils attendent pour aider à boucler le budget européens et sauver l’unité temporaire de l’Europe. La “honte” de Juncker concernait l’attitude de Tony Blair. Le Britannique n’a pas remporté le premier prix de popularité dans cette affaire, ce qui fait l’affaire de Chirac, qui s’est senti un peu requinqué. Pour autant, nos affaires ne sont pas résolues, parce qu’elles ne dépendent pas de la sensibilité aux sondages de tel ou tel dirigeant européen.

Voici un commentaire de ce matin, rapportant le fond de la réaction de Juncker


« Sounding an extremely pessimistic note after a meeting of EU leaders that left the constitution's future uncertain and no agreement on money, Mr Juncker said that some member states want a free trade Europe and nothing else while others want a “politically integrated Europe”.

» He added that only political integration would allow Europe to overcome the challenges facing it. Speaking of the “two philosophies” Mr Juncker said “I knew the time would come when all of this would come out”. »


A lire cette déclaration, qui semble à la fois dramatique et sensationnelle, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche. On comprend bien qui est qui: le chef des partisans d’une Europe/zone de libre échange, c’est Blair et les Britanniques. Ceux qui veulent une “Europe politique intégrée”, ce sont le gros des autres, au premier plan desquels on met la France et l’Allemagne. Curieux. On croyait que le “non” français au traité constitutionnel, c’était au moins un freinage sec, voire un arrêt au moins momentané de l’Europe politique intégrée… Que vient faire Chirac dans cette galère des partisans de l’“Europe politique intégrée”?

Chirac vient dans cette galère, d’abord pour redresser sa position dans les sondages. Rien de mieux qu’une bonne bagarre avec les Anglais, sur un sujet qui n’a rien à voir avec le référendum, qui est de la pure bagarre d’usurier en milliards d’euros, où les Anglais s’enferment comme ils sont capables de s’enfermer dans quelque chose lorsqu’il s’agit de l’intérêt national calculé en gros sous, à la Thatcher. Fort bien : pourquoi pas? Si Chirac a compris que l’un des messages des électeurs était qu’il fallait qu’il défende plus fermement les intérêts français, pourquoi pas? Pour autant, cela fait-il une querelle entre “deux philosophies”, et une affirmation du plus grand nombre de pays, dont la France, pour une “Europe politique intégrée”? Nous avons du mal à trouver un lien entre la bagarre des usuriers et cette conclusion si enlevée.

Les deux seuls intérêts que nous trouvons au sommet raté de Bruxelles, — raté parce qu’on a expédié la grande crise vers un lointain sommet du début 2006 où il ne se passera rien au profit des bagarres d’usuriers qu’il faut bien conduire mais qui ne nous renseignent pas sur les “philosophies”, — c’est : 1) d’avoir réinstallé Chirac dans son rôle de bagarreur (le problème étant désormais de lui trouver un sujet de bagarre un peu plus intelligent et un peu plus en conformité avec le “non”) ; et 2) d’avoir confirmé Blair dans une position où, s’il ne veut ne pas pulvériser sa présidence de l’UE, il lui faudra trouver quelque chose de nouveau et d’intéressant.

Mais peut-être peut-on trouver une esquisse de réponse à la question implicite au deuxième constat, esquisse de réponse qui permettrait de mieux comprendre l’éventuel enjeu de la première remarque? Pour cela, on consulte des déclarations de Blair, aux Communes, le 15 juin, avant son départ pour le sommet. On emprunte un compte-rendu à une dépêche interne :


« L'Europe a besoin d'un débat “beaucoup plus fondamental” sur son avenir a déclaré mercredi le Premier ministre britannique Tony Blair à la chambre des Communes. “Je pense qu'il est important de réaliser qu'il y a maintenant une prise de conscience claire en Europe sur la nécessité d'un débat beaucoup plus fondamental sur l'avenir de l'Europe”, a déclaré le chef du gouvernement travailliste, estimant que le débat actuel sur la Constitution n'est pas le plus important. La Grande-Bretagne “est en position de jouer un rôle important dans ce débat” […]

» Les choix économiques et le lien avec les Etats-Unis sont “les vraies questions” aujourd'hui posées aux Européens, a affirmé Blair. L'UE restera “incertaine” de son avenir et les électeurs “auront du mal à approuver des traités constitutionnels” tant que ces questions ne seront pas tranchées, a-t-il ajouté. “La première (question) porte sur la réponse à apporter à la mondialisation et à la montée en puissance de pays tels que la Chine ou l'Inde, avec un faible coût du travail, qui vont commencer à concurrencer très durement l'Europe et le reste du monde“. Dans ce débat “nous sommes en faveur d'une approche libérale. Nous pensons qu'il faut souhaiter la bienvenue à la concurrence et investir dans les écoles et l'éducation pour se mettre à sa hauteur”. “D'autres pensent que nous devons essayer de nous protéger par la régulation, mais je ne pense pas que cela soit la bonne direction à suivre”, a ajouté Blair. Le Premier ministre a réaffirmé ainsi sa différence avec l'approche franco-allemande. L'autre question, a continué Blair, “est à propos de l'alliance transatlantique, notre alliance principale avec les Etats-Unis”. Blair n'a pas donné la ‘réponse’ britannique à ce second débat. L'Europe deviendra “plus facile à gérer” si elle “commence à répondre sur ces débats et à bâtir un consensus”. »


Laissons la première question car elle est, pour nous, de peu d’intérêt : c’est une question biaisée, manipulée, archi trafiquée. (Il n’y a qu’à voir la réalité des situations françaises et britanniques, paraît-il les deux pôles opposés sur cette question, selon Miss Elisabeth Blunden.) La seconde, par contre, est prodigieusement intéressante.

Laissons aussi les arrière-pensées de Blair, qui doivent être nombreuses, complexes, tortueuses, — britanniques en un mot. Il n’empêche qu’une telle question sur l’alliance américaine de l’Europe, — et l’on sait de quelle “alliance” l’on parle, qui a sa référence dans la Constitution, — est d’un intérêt fondamental. Nous en venons au cœur du sujet. Parlons des partisans de l’“Europe politique intégrée”, dont nous savons tous qu’ils sont les vrais ‘Européens’.

• Peuvent-ils nier qu’une véritable “Europe politique intégrée” ne peut l’être, politique, que si elle est indépendante, autonome, souveraine?

• Pour savoir si l’“Europe politique intégrée” l’est vraiment, — c’est-à-dire indépendante, autonome et souveraine, — ne faut-il pas effectivement répondre à la question de Tony Blair?

On doit rappeler ici qu’un des arguments des partisans du “oui”, écrasant de leur mépris ceux du “non”, est que la Constitution allait permettre de former ce bloc homogène, politique, puissant, capable de servir de “contrepoids” à l’Amérique. Ne serait-ce pas mieux affirmé encore si, là-dessus, on en venait à répondre à la question de Tony Blair? Que les partisans du “oui” affirment qu’ils veulent rompre une alliance de vassalisation avec les Etats-Unis (d’ailleurs pour en installer éventuellement, — on verra, — une autre, une vraie de vraie, de puissance à puissance), et ils verront combien on les entendra mieux. Bonne question pour André Glucksmann, Daniel Cohn-Bendit, Bernard-Henri Levy ; bonne question, tout de même aussi, pour Jean-Claude Juncker, voire pour Jacques Chirac.

Il y a d’ailleurs des éditorialistes qui nous indiquent cette voie, — et ils sont britanniques, par-dessus le marché. (Les Français, eux, se satisfont de l’ambition d’ « [é]viter d'apparaître comme le “mouton noir” » [Le Figaro du 18 juin].) Polly Stevens, par exemple, parlant pour les Britanniques: « In this crisis, we should abandon the illusory special US relationship and pin our colours firmly to the EU mast. »

Ou encore, Jonathan Steele, le 15 juin: « On some issues Europe will agree with Washington, on others not, but the key to genuine freedom of action has to be the ending of the formal transatlantic alliance.

» Since the cold war Europe faces no threats that require an automatic triggering of US support. Nato is no longer a crutch. It is a leg-iron preventing Europe from taking action on its own, and a device for US pressure — most recently the bullying of current and would-be Nato members to commit troops to the chaos of postwar Iraq. There is no way Macedonia, Ukraine, Georgia, let alone the Netherlands, would have sent forces if Nato did not exist (though some have since had the courage to withdraw). »

C’est le 1er juillet que commenceront les choses intéressantes, si le nouveau président de l’UE, Tony Blair, pose son intéressante question à ses partenaires européens... Et si le président français admet qu’il a là, enfin, un domaine où ses qualités de bagarreur s’exprimeront pour une cause concrète, immédiate et fondamentale, et qui va au coeur de la crise, — après quoi il pourra espérer entendre un “oui” réconfortant.