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784En ces temps de repentance mondialisée envers les victimes des régimes totalitaires il faut voir ou revoir Le Spécialiste, film dont on parle moins que de celui de Lanzmann, Shoah. Ce film de Rony Brauman et Eyal Sivan, s'appuie sur les archives vidéo du procès d'Eichmann à Jérusalem en 1961 et sur le “Rapport sur la banalité du mal” qu'en fit Anna Arendt. C'est un documentaire “de fiction” peu agréable à suivre mais porteur d'un enseignement redoutable sur la responsabilité et la culpabilité.
De quoi suis-je responsable? Quand suis-je coupable? Qui ne s'est senti concerné par la formule "responsable mais pas coupable" qu'une ministre malheureuse en son temps proféra? Que cachait-elle, et par là même que montrait-t-elle? Devient-on coupable en accomplissant des taches quotidiennes dont on ne perçoit pas la fin? La réponse est oui. La réponse est non. Tout le monde est coupable, parce que toute tâche parcellisée dont on ne connaît pas la fin ou dont on se fait une idée fausse de la fin, conduit, peut conduire à tout le moins, à quelque chose que notre moralité réprouvera lorsqu'on la découvrira. Personne n'est coupable, car demander à un individu abruti par un travail morcelé dont justement on lui cache la finalité pour éviter qu'en se posant des questions trop pointues il le dénonce, est monnaie courante, est le ciment même de notre civilisation moderne et technicienne. Mieux, Eyal Sivan le dit sans détour dans l'interview qui suit, il est le fondement de notre démocratie. Démocratie, mot célèbre devenu mot gargarisme qui sert aujourd'hui, comme hier, à justifier l'injustifiable, puisqu'il est – comme ne l'a pas dit Churchill –, le meilleur des régimes à l'exception d'aucun autre.
Depuis environ deux siècles le mode de fonctionnement de notre société est le travail en miettes, sa parcellisation. Ce phénomène, comme l'ont expliqué les sociologues, aliène l'individu à lui-même, le rend irresponsable. Pourtant les conséquences tragiques de ce fait n'ont jamais été tirées par les politiques. Ce monde technicien parcellisé a rendu possible “la machine à faire du cadavre”, permis l'industrialisation de la mort. Ainsi, rendre les Allemands seuls responsables de l'extermination des "Untermenschen" est insuffisant. Le système est d'abord le responsable, ce système que la majorité des humains ont accepté parce qu'ils n'avaient de toute façon pas d'autre choix. Quel nom a la puissance qui a imposé ce système? Le capitalisme disent certains. Ce n'est pas faux, c'est même très vrai, mais disant cela on a le sentiment qu'il manque quelque chose. Qu'à l'intérieur de ce “mode de production” déshumanisé gît une horreur encore plus profonde, plus secrète, une horreur que les penseurs du siècle précédant ont essayé de cerner sans jamais y parvenir et surtout sans en entrevoir le remède.
Quand le procureur, à la fin du procès, demande à Eichmann s'il se sent coupable, ce dernier, sans pour autant vouloir jouer les philosophes, comprend très bien qu'une réponse par oui ou par non serait absurde. Grimaçant, il bredouille alors : “Je suis un homme malheureux”. On ne peut que le croire lui qui dit avoir vu un jour “une fontaine de sang” surgir de la terre après un massacre à grande échelle perpétré par les SS. Le croire, non parce que cela le délivrerait de toute culpabilité mais tout simplement parce qu'il dut comprendre assez vite qu'à lui seul il n'aurait rien changé à l'horreur qui alors était en route et qui le broya. On lui reprocha de ne pas avoir démissionné? De ne pas avoir désobéi? De ne pas s'être suicidé? Certes, mais combien l'ont fait? Combien le feront dans le futur? Faut-il alors condamner tous ceux qui n'ont pas eu ce courage? Ça ferait du monde! Qu'a fait Papon devenu ministre gaulliste? Aurait-il fallu le pendre lui aussi? Le moindre bureaucrate, petit ou grand, qui en 2012 traite un dossier tient dans ses mains le sort d'une ou de plusieurs personnes qu'il ne verra jamais et dont le destin finalement, peu ou prou, l'indiffère. S'il a un peu d'humanité il le traitera du mieux qu'il peut sans pourtant aller contre les directives de ses supérieurs ou contre les règlements établis. Mais une chose est sûre, dans la quasi-totalité des cas, il ne verra pas le bout de son acte sauf si vingt ans après un chasseur de méchants, un redresseur de torts, vient lui dire qu'il était injuste, voire criminel. On comprendra alors sa surprise. Surprise à la fois feinte et réelle, puisque lorsque nous faisons mal nous en avons une sourde conscience sans pour autant avoir toujours les moyens d'y renoncer. Et que sont devenus les héros qui l'ont refusé ce mal, celui considéré aujourd’hui par les redresseurs de tort comme tel ? En furent-ils toujours récompensés ? L'histoire nous dit que non.
Dans l'interview, Brauman souligne que la limite entre responsabilité et irresponsabilité est floue et plus encore la frontière entre culpabilité et innocence, frontière qui d'abord dépend du système dans lequel elle est définie. Au dessous d'une certaine ligne on est innocent, au dessus coupable. Le cas des Judenräte, les conseils juifs mis en place par la Gestapo, est de ce point de vue éclairant. Les sionistes et quelques autres, les ont accusés de trahison. Ils n'ont pourtant rien fait d'autre que de jouer le jeu de toutes les élites dans toute société, qui consiste à faire croire à la grande masse des opprimés que leur malheur n'est pas si grand et qu'il va cesser s'ils se montrent compréhensifs et coopérants (rappelons nous Maastricht !). Si bien que des Juifs, ni plus ni moins honorables que d'autres, ont pu organiser d'autres juifs pour les mener à la mort, à une mort que, contrairement à d'autres, ils savaient quasi certaine. Au même titre qu'Eichmann, ils eussent dû être jugés et condamnés si on avait voulu traiter les choses quant au fond. Mais la Justice traite-t-elle jamais le Fond ? Et d'ailleurs, est-il traitable? C'est pourquoi Eyal Sivan dit une chose juste quand il dit que ce procès fut un procès politique et non le procès d'un criminel, pour le coup appelé criminel administratif. Eichmann fut finalement un bouc émissaire qui servit en 1961 à souder le peuple d'Israël, un rescapé ambigu du procès de Nuremberg, procès qu'on porte aux nues et qui n'a pas empêché l'Horreur de se poursuivre jusqu'à nous. Le procès Eichmann servit à consoler un peuple, à le venger, à le galvaniser en vue d'épreuves futures. Il offrit aux Israéliens un holocauste, l'holocauste d'un seul homme pour mieux dissimuler le fond, la bonne santé du système inhumain dans lequel il prospéra. C'est un classique de l'humanité que se cacher la forêt avec un seul arbre. Et si par hasard il vient à pourrir ou s'il est abattu par des inconscients, on en met vite un autre à sa place. Nul n'est besoin pour cela d'adhérer aux thèses victimaires à la mode, il suffit d'ouvrir les yeux autour de soi. En 1961, le sionisme faiblissait-il? C'est probable. Du moins Ben Gourion, premier ministre de l'époque, le jugea ainsi. C'est ainsi que six ans plus tard, pour le dynamiser encore, Israël mena, avec un célèbre borgne à sa tête, une guerre préventive contre un ennemi très réel puisque imaginairement construit sous les traits d'un nouvel Hitler. Cette guerre le mena à occuper le reste de la Palestine qui lui avait échappé en 1948 et le contraignit bientôt à enclore ce nouvel univers derrière un mur de béton et de fer de six cent kilomètres de long et huit mètres de haut, plus haut et plus infranchissable que ceux qui entouraient les camps d'autrefois et derrière lesquels des millions de victimes croupirent. Pendant que les faux culs (doit on citer des noms ?) ânonnent le mantra "droit d'Israël à se défendre" des millions d'hommes croupissent eux aussi derrière ce mur de la honte, ce mur d'indifférence du monde entier qui n'a d'yeux tantôt que pour un Tibet symbolique tantôt pour une franco-colombienne sortie de “six ans de séjour épuisant dans la jungle”, tantôt pour une épicerie de banlieue stigmatisée par des voyous, tantôt pour une juive hystérique se disant agressée dans un train par des antisémites, tantôt... la liste serait longue des vraies et des fausses victimes que le système “offre” régulièrement aux désaxés (voir Merah).
Du Spécialiste on retire l'impression que tout se passe comme si l’aura maléfique d’ Eichmann avait été nécessaire pour continuer une politique mortifère qui à la longue s'est retournée et se retournera toujours davantage contre Israël et les Juifs. Car ils finiront par réaliser ces Juifs que “leur” mur les ghettoïse et on les diabolisera à nouveau pour cela. Ils le sont déjà, mais ça s’amplifiera. Aux dernières nouvelles, ils seraient prêts à attaquer l'Iran pour une bombe hypothétique alors qu’eux en ont deux à trois cent... Une telle folie n’est pas invraisemblable et pourrait naître dans le cerveau malade des successeurs du borgne qui, à toute force, veulent que la malédiction des Juifs se poursuive alors même que les créateurs de ce petit pays le conçurent pour mettre les Juifs à l'abri de haines planétaires. A l'intérieur d'Israël désormais des voix se font entendre qui prônent une “descente” plutôt qu'une montée (Alya), une sorte de diaspora bis. Les riches achètent en Europe, aux Usa, des maisons pour au cas où... Le sionisme serait mort? L'Etat juif de Palestine menacé ? Devinez par qui ou plutôt par Quoi.
Marc Gebelin
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