Le “spectre de la guerre nucléaire” s'installe

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 1937

Le “spectre de la guerre nucléaire” s'installe

Il commence à apparaître que la conscience de la possibilité d’une “guerre totale”, c’est-à-dire la possibilité d’une “guerre nucléaire”, existe dans la logique folle de la crise ukrainienne. Les causes de cette prise de conscience sont sans doute diverses mais tournent autour de la politique US, – “non-politique” assimilable à la politique-Système fondée sur le développement incontrôlée d’une surpuissance agressive, marquée dans son plus récent spasme par l’exploration de la possibilité de livrer des armements avancés à Kiev. Paul McAdams, du Ron Paul Institute, propose cette explication à l’absence des USA dans les négociations du “quartet de Normandie” qui contient en soi la cause de cette prise de conscience du risque nucléaire, sous la forme d’un rapport dont le Système a le secret. (Rassembler des noms prestigieux à Washington, – Ivo Daalder, Michele Flournoy, l’amiral Stavridis, Strobe Talbott, etc. ; sous l’égide de trois prestigieux think tanks évidemment complètement indépendants, – Brookings Institution, Chicago Council on Global Affairs, Atlantic Council ; conclure qu’il faut livrer très, très vite des armes à l’Ukraine pour défendre glorieusement son indépendance ; la note de ces fournitures est même détaillée, selon une répartition qui fait honneur aux sens de l’équité entre eux des généreux donateurs du complexe militaro-industriel, lesquels ont, pour ajouter la générosité au symbole, financé ce rapport... La conclusion est qu’il faut $3 milliards de quincaillerie pour l’Ukraine.)

McAdams , ce 11 février 2015 : «It was a new study released last week by a US defense industry-funded consortium of “think tanks” urging direct US military involvement in the Ukraine crisis that spooked Hollande and Merkel into action. While Washington had a collective swoon-fest over the report's conclusion that $3 billion worth of US weapons should be sent to US client regime in Kiev, the Europeans suddenly remembered their last 100 years of history and realized that the scorched earth left by the war that would likely follow US direct involvement would not leave Washington or L.A. charred, but Brussels. And Munich, Paris, and so on...»

Ce même 11 février 2015, Johannes Stern, de WSWS.org, fait une analyse à partir d’un article du Spiegel publié dimanche soir, après la conférence dite-Wehrkunde, à Munich. L’article évoque, sous le titre «Crise OTAN-Russie : le spectre de la guerre nucléaire est de retour», la possibilité d’une guerre nucléaire et démarre sur une anecdote rapportée de la dite-conférence de la Wehrkunde. L’anecdote évoque un incident datant de 1995, où une alerte nucléaire eut lieu en Russie à la suite du tir d’une fusée de recherche américano-norvégienne empruntant une trajectoire qui serait celle d’un éventuel tir d’un missile stratégique nucléaire Trident, la fusée en question ayant les même caractéristiques-radar qu’un Trident. L’incident fut réglé rapidement, – les choses vont vite, dans ce cas, – notamment grâce à la bonne entente régnant à cette époque entre la Russie soumise de Eltsine et les USA pétulants de Clinton... Et l’on termine sur cette interrogation : aujourd’hui, compte tenu du climat entre la Russie et les USA, cela se passerait-il de cette façon ?

«The article begins by describing a little-known incident on January 25, 1995, which almost triggered nuclear war between the United States and Russia. At that time, Norwegian and American researchers fired a rocket from the Norwegian island of Andøya, which caused the Russian armed forces to go to the highest alert level, and prompted Russian president Boris Yeltsin to activate the keys to the nuclear weapons.

»The rocket, used by the scientists to study the Northern Lights, travelled on the same trajectory that US intercontinental nuclear missiles would take on their way to Moscow. Moreover, on the Russian radar, the four-stage research rocket looked like a Trident missile fired by an American submarine. Then everything happened extremely quickly. The alarm sirens sounded in a Russian radar centre, then technicians reached for the phone and reported a US missile attack. Yeltsin called up generals and military advisers on the telephone, but finally gave the all-clear because no second missile followed. Spiegel Online notes that Yeltsin at that time probably left the Russian nuclear missiles in their silos “because relations between Russia and the United States in 1995 were relatively trusting”. Today, however, the situation is entirely different. The magazine quotes senior politicians, military experts and scholars, who provide a picture of how dangerous the situation currently is.

»“A five or six minute decision time can be enough if trust exists, when the communication channels exist and you can activate them quickly,” former Russian foreign minister Igor Ivanov said during the Munich Security Conference, which was dominated by the imperialist powers’ escalation against Russia. “Unfortunately, this machinery is currently running very badly,” Ivanov added. Asked what would happen today if the 1995 incident were repeated, he said: “I’m not sure if the right decisions would still be taken.”»

Il y a quelque chose d’irréel dans cette anecdote. Ivanov, ancien ministre russe de la défense, est le co-auteur d’une étude, avec l’ancien ministre britannique Des Brown et l’ancien sénateur démocrate US Sam Nunn. Durant les années 1990, Nunn, spécialiste des questions militaires, fut très fortement impliqué dans les efforts faits pour rassembler et sécuriser l’arsenal nucléaire de l’ex-URSS qui avait suivi la situation chaotique de l’effondrement de 1989-1991 et risquait de disparaître dans des mains incertaines, selon une logique sauvage de prolifération nucléaire... Les trois anciens hommes politiques décrivent dans leur rapport la situation à nouveau chaotique, aujourd’hui, mais cette fois au niveau des réseaux et des institutions qui, durant la Guerre froide, permettaient des échanges de communication entre les deux blocs et limitaient ainsi les risques d’accident nucléaire. «La confiance entre l’OTAN et la Russie est quasiment complètement détruite, explique Nunn au Spiegel. Il y a une guerre au cœur de l’Europe, les traités internationaux sont en lambeaux ou impuissants à faire sentir leurs effets, il y a des systèmes nucléaires tactiques partout en Europe. La situation est extrêmement dangereuse.»

... Ce qu’il y a d’irréel, c’est d’entendre et de lire de telles remarques à partir d’un rapport rédigé conjointement et en toute coopération par trois hommes qui appartiennent aux deux camps (Ivanov de la Russie, Brown et Nunn du bloc BAO), et d’observer à côté le climat extraordinaire de confrontation qui régnait à la conférence de la Wehrkunde, où le discours de Lavrov fut parfois salué par des rires sarcastiques et des huées à peine discrètes. Brown-Ivanov-Nunn parlent selon l’état d’esprit de la Guerre froide, manifesté aussi bien durant la crise de Cuba de 1962 que durant le déploiement des euromissiles US en novembre 1983, lorsque Reagan annula l’exercice de simulation d’une guerre nucléaire Able Archer parce qu’il craignait que cet exercice fût pris comme une préparation réelle d’une attaque nucléaire par les dirigeants soviétiques. Durant la Guerre froide, le “spectre de la guerre nucléaire”, lorsqu’il se manifestait de façon pressante, unissait les deux adversaires dans une terreur commune et tout était fait entre eux pour parvenir à un compromis de situation suffisant pour l’écarter. La guerre nucléaire était perçue d’une façon objective comme une menace de terreur absolue qui transcendait tout, y compris les intérêts nationaux, et imposait l’obligation de trouver une solution... Aujourd’hui, les choses sont différentes.

L’article de WSWS.org rappelle également que le Bulletin of the Atomic Scientists (BAS) vient de faire récemment passer son symbole de l’“horloge de l’apocalypse” du danger nucléaire à un niveau (“trois minutes avant minuit”) seulement atteint une fois durant la Guerre froide (en 1984). Il remarque alors, dans son inimitable style trotskiste, mais néanmoins fort justement : c’est très bien de signaler ce danger de la guerre nucléaire, mais encore faudrait-il préciser qui en est la cause ... On comprend bien que BAS, comme le rapport Brown-Ivanov-Nunn, traitent effectivement d’une situation objective de terreur devant la perspective de la guerre nucléaire. On peut regretter qu’ils ne désignent pas les coupables, mais le fait est que leur démarche, – y compris dans le chef de BAS, qui a toujours actionné son “horloge de l’apocalypse” de cette façon, – s’accorde à la règle de la perception opérationnelle du seul fait objectif (risque d’une guerre nucléaire).

«One measure of the nuclear threat is the “Doomsday Clock” of the Bulletin of the Atomic Scientists ( BAS). On January 19, the BAS, which has existed since 1945, set the clock to “three minutes before midnight”. The last and the only time it had stood there was in 1984, when the United States stepped up the nuclear arms race against the Soviet Union, and as a result, “cut or limited all communication channels”. The BAS justified its current decision as follows. The “political leaders” had failed “to protect citizens from possible disaster” and thus “endangered every person on earth.” In 2014, the nuclear powers had “taken the crazy and dangerous decision to modernise their nuclear arsenals”. They had abandoned “reasonable efforts to disarm” and allowed the “economic conflict between Ukraine and Russia to develop into an East-West confrontation”.

»Significantly, neither the Bulletin of the Atomic Scientists nor Spiegel Online names those responsible for the growing threat of nuclear war. It was the imperialist powers who first organised a coup in Ukraine utilising fascist forces, and who since then drove forward the aggression against Russia and now prepare to supply arms to the pro-Western regime in Kiev.»

C’est effectivement là, à ce point psychologique, que se situe le nœud de la crise ukrainienne dans sa dimension actuelle la plus déstructurante, – mais, pour notre compte, “déstructurante” dans le meilleur sens possible puisque menaçant cette fois directement les structures du bloc BAO. La question de la guerre nucléaire importe moins pour l’instant dans son opérationnalité que dans la perception psychologique qu’on a ou qu’on n’a pas de sa possibilité. L’événement qui s’est produit la semaine dernière n’est pas stratégique ni politique, il est psychologique. Soudain, à cause de certaines circonstances (l’étude mentionnée par McAdams, l’engouement de plus en plus affirmé à Washington en faveur de la livraison d’armes à l’Ukraine), la possibilité d’un affrontement direct entre les USA et la Russie, fût-il accidentel qu’importe, s’est très fortement concrétisé, déclenchant par conséquent le constat de la possibilité objective d’un conflit nucléaire. Brown-Ivanov-Nunn et BAS s’en tiennent à ce dernier constat objectif, mais on admettra que c’est déjà beaucoup puisque le dit-constat confirme objectivement à partir de sources prestigieuses et reconnues comme très compétentes la possibilité extrêmement pressante d’un conflit nucléaire. Du coup, il y a une réaction de terreur objective de ceux qui sont le plus proche du possible théâtre de la possible catastrophe, c’est-à-dire nombre d’Européens et certains experts non-européens, avec, dans le chef de ces Européens principalement, la recherche simultanée de la cause humaine de cette terreur ... La recherche est vite bouclée, tant existe à Washington une sorte d’absence complète, – parlera-t-on avec un brin d’ironie, d’une “absence d’autiste” ? – de la possibilité d’une guerre nucléaire en tant qu’événement absolument catastrophique.

Ainsi reste-t-on dans la psychologie. L’on dira que l’hybris époustouflant de Washington, véritable pathologie sans aucun doute avec comme porte-drapeau un président d’un incroyable calme dans sa fonction de zombie alimentant l’ivresse de l’exceptionnalisme du fou, entraîne un autisme absolument catastrophique par rapport aux risques fondamentaux qu’implique la situation ukrainienne. Les clowns de Kiev renforcent l’impression de se trouver, entre Washington et Kiev, dans un hôpital psychiatrique pour adolescents autistes, où les pensionnaires jouent avec l’allumette qui allumera la mèche qu’on sait. Ainsi n’est-il aucunement nécessaire d’étudier la possibilité ou pas d’un conflit nucléaire en étudiant rationnellement les aspects d’une escalade, en termes stratégiques et militaires. Nous sommes au niveau de la psychologie et de la pathologie qui va avec, et la fracture au sein du bloc BAO qui commence à apparaître entre une partie de l’Europe et les USA a tout à voir avec cela. Il suffit de savoir et d’admettre qu’un affrontement nucléaire est possible. Les (Des) Européens savent qu’il est question de la possibilité d’un engagement nucléaire et ils commencent (mais cela va très vite dans cette sorte de perspective) à en admettre la possibilité ; la ménagerie américaniste le sait également mais c’est pour refuser catégoriquement d’en admettre la possibilité, parce qu’il ne fait aucun doute pour elle, représentant la “nation exceptionnelle”, que la Russie “canera” avant, qu’elle reculera, – d’on ne sait quelle position avancée, mais bon, – et qu’elle se soumettra. A la limite, on pourrait croire, hybris et autisme aidant, que les USA se croient évidemment et comme par une sorte d’immanence justifiés de croire qu’eux seuls sont les maîtres du feu nucléaire et que toute guerre, tout conflit nucléaire passe par eux seuls ; dès lors, s’ils n’en admettent pas la possibilité, il n’y aucun risque à cet égard, d’autant (refrain) que la Russie “canera”... Tout cela relève de la psychanalyse et rappelle les ricanements de Freud apercevant les rivages de l’Amérique lors de son premier voyage de 1909, et songeant secrètement qu’il avait, devant lui, le territoire psychologique rêvé pour exercer sans la moindre retenue son activité.

Dans l’hypothèse qu’on développe, cette folie US pourrait effrayer, à juste raison, dans la mesure où elle indique un blocage sans rémission et fait craindre le pire, – justement un enchaînement jusqu’au conflit nucléaire. Mais il y a un avantage en apparence paradoxal à cet extrême, c’est celui d’activer l’opposition des Européens justement jusqu’à l’extrême, de ne laisser aucun répit à cette opposition en poursuivant sans cesse une politique de renchérissement dans l’agressivité et dans la violence, en alimentant la hantise du spectre nucléaire en Europe. Cela implique une division grandissante du bloc BAO, division que, paradoxalement encore, les USA ne supportent pas. Autant ce pays ne limite jamais l’usage unilatéral de la pression et de la violence, autant il entretient le besoin malgré tout d’être soutenu dans cet emportement par une cohorte-d’“alliés”-vassaux dont le nombre semblerait parfois exigé du côté US comme pour apaiser une angoisse secrète qui se cacherait derrière ce déchaînement. Ainsi l’affrontement intra-bloc BAO pourrait-il très vite prendre une place de choix au côté de l’affrontement avec la Russie dans le chef des USA washingtoniens, voire aller jusqu’à le supplanter. Ainsi verrions-nous de plus en plus renforcé notre vertueux “pari pascalien” du 3 mars 2014 : «La crise ukrainienne, et la réalisation que les pressions du Système [...] peuvent conduire à l’extrême catastrophique des affaires du monde (la guerre nucléaire), peuvent aussi bien, grâce au “formidable choc psychologique” dont nous parlons et à l’immense crainte qu’il recèle, déclencher une autre dynamique d’une puissance inouïe...» ; cette dynamique étant à son terme l’effondrement du Système, certes, mais passant évidemment et nécessairement par la division meurtrière et fratricide du bloc BAO à laquelle chacun semble désormais s’employer.


Mis en ligne le 12 février 2015 à 10H58