Le système face à lui-même

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Le système face à lui-même

8 avril 2007 — Les indices s’accumulent, montrant l’évolution vers une situation de tension entre la politique extérieure US telle qu’elle a été établie et développée depuis le 11 septembre 2001, et la réalité au travers de divers événements et manifestations.

Il ne s’agit pas seulement du cas somme toute éphémère de l’administration GW Bush, qui quittera la Maison-Blanche début 2009, mais de l’orientation quasi-générale prise par la communauté de la sécurité nationale occidentale. Cette orientation a un nom : la guerre contre la terreur.

Voici quelques-uns de ces indices.

• Le premier se trouve dans l’interprétation des plus récents événements telle que nous la signalions dans notre F&C du 5 avril sur la libération des prisonniers britanniques par les Iraniens et la visite de Pelosi en Syrie. Les deux événements qui y étaient commentés signalent évidemment un tournant de certains éléments politiques, dans certaines circonstances, vers une approche diplomatique et de compromis de crises dont il n’était pas imaginable jusqu’ici par certains cercles qui ont souvent imposé leur vision qu’elles pussent être traitées autrement que par la force. Le propos est résumé par cette appréciation de Dan Plesch, rapportée par The Independent : «“It's very encouraging that there are these high-level contacts, and one would hope they can work towards some compromise,” said Dan Plesch, a nuclear specialist from the School of Oriental and African Studies. “But I think the international political class underestimates Washington's immediate ability to deliver ‘shock and awe’ ... So the dismal scenario is that this will form part of an emerging crisis over the summer.”»

• On mentionnera également, pour rappel, les différentes interventions de Zbigniew Brzezinski, montrant que cet autre pilier de l’establishment commence à mettre en question les fondements de la politique de cet establishment. C’est une indication d’une très grande signification, même si l’impact politique immédiat est limité, voire nul.

• Un autre indice se trouve, d’une manière moins tonitruante mais à notre sens tout aussi significative, dans cet extrait d’un article du Monde que nous rapportions ce même 5 avril dans notre Bloc-Notes : «Un intervenant, John Ackerman, de l'Air Command and Staff College de l'US Air Force, a résumé l’objectif des forces armées. “Nous devrons glisser de la guerre contre le terrorisme vers le nouveau concept de sécurité soutenable” (”sustainable security”, sans doute ; nous lui préférerions le terme de “sécurité de survie”).» Cette remarque indique que certains éléments en pointe dans la réflexion stratégique, représentant bien entendu une opinion marginale, semblent envisager d’abandonner le concept de guerre contre la terreur et, par conséquent, la stratégie et même la vision du monde qui vont avec.

• Dans sa chronique du 5 avril dans Antiwar.com, Jim Lobe parle d’une «Public Anxiety Over Foreign Policy Nears “Crisis”». Voici quelques extraits de ce texte important qui mesure le divorce entre la politique de “confrontation préventive” et l’état d’esprit du public US :

«Increasingly anxious about the course of U.S. foreign policy under President George W. Bush, particularly in Iraq, the country appears to be moving toward a “full-blown crisis of public confidence,” according to the latest “Confidence in U.S. Foreign Policy” survey designed by veteran pollster Daniel Yankelovich released here Tuesday.

»Among other findings, the survey, the fourth in a semiannual series by the New York-based Public Agenda and the Council on Foreign Relations (CFR), found that nearly six in 10 respondents doubt the government is being honest with them about foreign policy – a 10-point increase from just six months ago.

»It also found a sharp rise – from 58 percent to 67 percent of respondents – in the belief that U.S. foreign policy is “on the wrong track” and a similar increase in the percentage who “worry a lot” that the war in Iraq is leading to too many casualties.

»The survey, conducted in late February and early March, also found a spectacular decline in confidence in the utility of military force to solve foreign policy challenges, such as the proliferation of weapons of mass destruction (WMD) or terrorism.

»A 43-percent plurality of respondents, for example, said that attacking countries that develop WMD would enhance national security “not at all” – a 14-point jump in six months – while those who said it would enhance security “a great deal” dropped from 36 percent to 17 percent over the same period.

»In dealing with Iran, in particular, 44 percent of respondents said they preferred diplomacy to establish better relations, while 28 percent opted for using economic sanctions. A mere 13 percent said Washington should either threaten (eight percent) or actually take (five percent) military actions against Tehran, while 11 percent said they thought there was no need to do anything.

»“Military options are off the table,” said ret. Adm. Bobby Inman, a former deputy director of the Central Intelligence Agency (CIA), who serves on Public Agenda's board of directors. “It's pretty striking (and) probably a reflection of overall dissatisfaction that the military option was the prime option in Iraq.”»

• En complet contraste avec ce qui précède, une intervention du directeur de la CIA, faite il y a quelques semaines lors d’une rencontre confidentielle avec des dirigeants non-US, montre une détermination complète de garder au contraire l’orientation de la guerre contre la terreur. Le général de l’USAF Hayden, directeur de la CIA, a mis en évidence deux points : l’attaque du 11 septembre restait la référence fondamentale de toute la politique de sécurité nationale US et devait être considérée comme l’acte le plus grave commis contre les USA, leurs valeurs, les valeurs occidentales et l’American way of life (ces paroles rappellent celles de Rumsfeld le 28 septembre 2001, — rien n’a vraiment changé). D’autre part la stratégie actuelle de guerre contre la terreur reste immuable et il ne faut pas espérer que la prochaine administration, quelle qu’elle soit, modifie d’une façon marquante cette orientation. Nous considérons la personnalité de l’intervenant — un directeur de la CIA non-politique et issu de la bureaucratie de la sécurité nationale, — et l’importance accordée à cette intervention selon nos sources, pour estimer que cette affirmation a valeur d’avertissement.

• A l’appui de cette appréciation, on offrira la référence d’un très récent texte de William Pfaff ce 5 avril, où le commentateur américain décrit l’Amérique comme la dernière des puissances idéologiques du XXème siècle (dont l’URSS certes), c’est-à-dire une puissance effectivement engagée dans la propagation autoritaire d’une idée. L’esprit correspond à ce que nous avons signalé ci-dessus. Bien entendu, Pfaff décrit cette réalité d’une plume très critique : «Only the United States remains committed to ideological crusade. This is not simply because it is deeply and desperately engaged in such a war, but because its politicians and people still believe in the ideology of universal democracy, convinced that only with that can the United States be safe — and, of course, that is a chimera.»

2008, moment paroxystique d’affrontement interne

Il ressort de ces différents faits, déclarations et constats, que la situation se polarise de plus en plus à l’intérieur du système. Les déclarations du général Hayden, notamment, sont importantes. La circonstance que nous rapportons, décrite volontairement de la façon la plus vague possible pour ne pas impliquer nos sources, a été renouvelée à d’autres occasions, devant d’autres groupes de responsables non-US. Il semble qu’on puisse avancer qu’il y a quelque chose du discours standard de la bureaucratie militaro-industrielle affirmant en substance : “nous ne laisserons pas le système être dépouillé du cadre de la guerre contre la terreur”.

Il n’est pas assuré qu’il n’y ait pas une croyance vertueuse (celle de la démocratie) dans ces affirmations. Les intérêts d’un groupe de pouvoir ne sont jamais mieux défendus que lorsqu’ils sont à la fois justifiés et sanctifiés par une cause vertueuse. La phrase de Pfaff est à cet égard un jugement parfait de cette situation, — y compris le jugement ultime (cette croyance de diffusion de la démocratie est évidemment une “chimère”).

Car, en même temps, cette probable conviction démocratique est évidemment la faiblesse éventuelle de ces groupes dirigeants dans la poursuite de leurs objectifs. Le mépris où ils tiennent fondamentalement les Iraniens, ignorant bien sûr à peu près tout de l’histoire de l’empire de Darius (hormis 300, de Hollywood, cet historien bien connu), explique leurs parcours de déboires en déboires, avec cette attaque-surprise qui doit avoir lieu à peu près tous les quatre ou cinq jours depuis février 2005.

Mais c’est surtout à l’intérieur du système que les tensions se font aujourd’hui les plus fortes, avec les réalistes et les esprits qui ne sont pas à 100% conformistes. Devant les désastres qu’expose la réalité, les critiques indirectes ne cessent de s’affirmer.

Et c’est bien là l’essentiel. Quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres, des opposants extérieurs au système, d’un Chavez à un éventuel Poutine, aucun ne dispose de leviers assez forts pour briser le système. (Néanmoins, certes, ils jouent un rôle d’appoint inestimable et nécessaire, en constituant les freins contre lesquels la puissance du système s’épuise.)

Les craquements essentiels viennent de l’intérieur, dans l’affrontement de tendances s’affirmant à l’égard d’une politique dont la puissance toujours aussi dévastatrice s’exerce désormais dans des culs de sac, tant géographiques (Afghanistan, Irak et Moyen-Orient) que conceptuels (guerre contre la terreur, déploiement des anti-missiles en Europe), et dont les effets dévastateurs sont de plus en plus contre-productifs. L’opposition à l’idée générale de “guerre contre la terreur” (ou “guerre sans fin”, ou “the long War”), perçue comme le cul de sac principal, constituera sans aucun doute l’objet de l’affrontement interne principal, celui qui risque de provoquer les ruptures décisives. Si aucun événement essentiel n’intervient d’ici là, — et qui peut écarter cette possibilité, avec l’imagination féconde de GW? — le rendez-vous de 2008 aux USA sera essentiel. La nouvelle administration US sera placée devant cette question de la guerre contre la terreur, avec les pressions considérables pour abandonner cette stratégie, et une résistance menaçante de la bureaucratie militaro-industrielle pour s’opposer à cette rupture. Lorsque nous parlons de “résistance menaçante“ dans cette circonstance, nous parlons de possibilités réelles, concrètes, d’affrontements internes pour le pouvoir, proches de la définition d’un “coup d’Etat”. L’élection de 2008 aux USA ne sera pas un “retour à la normale” mais un tournant vers des tensions internes paroxystiques dans le système.