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3892 avril 2007 — C’est plus qu’un hasard et plus qu’une coïncidence si, en deux jours successivement, deux affirmations similaires sont faites concernant les deux guerres en cours, — l’Irak et l’Afghanistan, — et qu’elles viennent directement ou indirectement de l’establishment anglo-saxon. Le verdict est le même : ces guerres ne sont pas “gagnables” et elles peuvent être perdues.
• Un rapport mis en ligne le 31 mars par le site CommonDreams relaie un texte de The Canadian Press sur une audition au Parlement canadien de deux experts (l’un canadien, l’autre américain).
• Le rapport, mis en ligne le 1er avril également sur CommonDreams, de Associated Press d’un discours de Henry Kissinger lors d’une cérémonie de remise d’une distinction de l’université de Waseda, au Japon.
Le premier cas concerne la guerre en Afghanistan, où les Canadiens sont fortement impliqués. Il fait état de l’intervention lors d’auditions au Parlement canadien de l’ancien ambassadeur du Canada à l’OTAN et d’un expert US, qui sont venus contredire complètement le témoignage optimiste, et évidemment manipulateur, du chef des forces armées canadiennes sur la situation de la guerre. Les deux experts ont dit que la guerre en Afghanistan n’était pas «winnable in its present form» par les forces de l’habituelle “coalition” dans cette sorte de conflit (les forces de l’OTAN).
«Two Afghanistan experts painted a sobering picture of the conditions there yesterday, arguing support among Afghans for NATO forces is plummeting, the U.S.-driven policy of poppy eradication is wrongheaded, and the war might not be winnable in its present form. U.S. scholar Barnett Rubin and Gordon Smith, Canada’s former ambassador to NATO, delivered their withering comments to a Commons committee only days after Canada’s top military commander, Gen. Rick Hillier, touted progress being made there.
(…)
»…Rubin, who has been to Afghanistan 29 times over more than two decades, said yesterday many Afghans are growing frustrated with the pace of Western efforts to stabilize the country. “They’re not at all happy. Support for both the international presence and the government has plummeted in the past year or so,” he told the foreign affairs committee.
»He said Afghans aren’t seeing the results of promises by the United States and NATO, which took over the mission in 2003, to increase security, establish democracy and improve the economy. “The main complaint that I hear from Afghans is … that we haven’t delivered what they think we promised.”
(…)
»Smith, meanwhile, threw cold water on Hillier’s suggestion that Canadian troops are facing a weakened enemy. There is evidence Al-Qa’ida-affiliated militants, who often fight alongside the Taliban, are actually gaining strength, said Smith, now executive director of the Centre for Global Studies at the University of Victoria.
»“The Al-Qa’ida problem has not gone away,” he told MPs. “It’s important that we not forget the original motivation for going to Afghanistan, and that was to deal with Al-Qa’ida.”»
L’intervention de Kissinger au Japon concernait évidemment l’Irak. Kissinger, vieux “sage” rompu au conformisme washingtonien et qui n’a cessé de soutenir de plus en plus fermement le radicalisme dominant la politique extérieure washingtonienne depuis 9/11, donc la guerre en Irak et ses perspectives victorieuses, fait une estimation extrêmement pessimiste de l’évolution de la guerre. Là-dessus, sa “sympathie” pour GW Bush apparaît comme extrêmement hypocrite, compte tenu du rôle de “conseiller” qu’il a joué, exhortant à l’engagement et à la persistance dans le conflit. Aujourd’hui, l’hypocrisie se pimente d’une franche lâcheté intellectuelle dans la façon que Kissinger a de quitter le vaisseau qui coule, en s’en lavant les mains.
Ses avis pour mettre un terme à la tragédie irakienne sont à mesure du personnage : on ne peut pas gagner mais les USA ne peuvent quitter la guerre pour l’instant. La solution est de réconcilier les parties qui s’affrontent, c’est-à-dire arrêter la guerre en faisant la paix. Pour cela, l’aide de tout le monde est bienvenue, y compris de l’Iran. Monsieur de Lapalisse, avec l’aide de Bouvard-Pécuchet, n’aurait pas dit mieux. C’est alors que Kissinger a reçu une distinction académique bien méritée.
«Former US Secretary of State Henry Kissinger, who helped engineer the US withdrawal from Vietnam, said Sunday the problems in Iraq are more complex than in the Vietnam War, and military victory was no longer possible. He also said he sympathised with the troubles facing US President George W. Bush.
»“A military victory in the sense of total control over the whole territory, imposed on the entire population, is not possible,” Dr Kissinger said in Tokyo, where he received an honorary degree from Waseda University.
»The faceless, ubiquitous nature of Iraq’s insurgency, as well as the religious divide between Shiite and Sunni rivals, makes negotiating peace extremely difficult, he said. But Dr Kissinger, who has also advised Mr Bush on Iraq, warned that a sudden pullout of troops or loss of influence could unleash chaos.
»Dr Kissinger said the best way forward was to reconcile the differences between Iraq’s warring sects with help from other countries. He applauded efforts to host a conference bringing together the permanent members of the United Nations Security Council and Iraq’s neighbours, including Washington’s longtime rival in the region, Iran.»
Il est difficile de trouver mieux rassemblées, en deux jours de temps, toutes les absurdités et les turpitudes du système triomphant et de l’“anglo-saxonisme” sûr de lui. La chose en devient presque symbolique, à cause de la proximité de dates. Le problème est exposé dans toute sa crudité.
Ces avis sur les deux guerres, avec le même verdict de “guerre ingagnable” pour les deux, éclairent pour une fois d’une façon aveuglante l’impasse où se trouve le système occidental et anglo-saxon. (Nous mettons les deux guerres dans le même panier en insistant d’une façon systématique sur le caractère anglo-saxon de la crise. Même si les US sont moins engagés en Afghanistan, ils y sont tout de même et les meneurs de jeu sont les Britanniques qui agissent pour eux, sous leur contrôle indirect ou direct, malgré quelques prétentions néo-impérialistes qui attristent plus qu’elles n’impressionnent. Dans les deux cas, il s’agit bien du même projet anglo-saxon devenu spasmodique à force de réaffirmations hystériques.)
A ce point et à l’éclairage des deux analyses, le constat est fondamental. On peut arguer et développer des analyses sur les machinations, les plans d’attaque, un casus belli ici, une provocation là, sur des arrangements et des grands plans stratégiques, sur des nouvelles guerres en préparation, sur une stratégie générale d’investissement de régions et de ressources pourtant d’ores et déjà contrôlées, sur la tactique d’“organisateur du chaos” prêtée notamment aux USA, — il reste le fait brut de la réalité. De ce point de vue, aucun doute n’est possible.
• Le système est engagé à fond dans deux conflits qu’il ne peut pas perdre pour l’équilibre de sa puissance, pour sa capacité d’influence, pour sa prétention à la domination globale. D’autre part, nous dit-on de sources insoupçonnables, il ne peut pas gagner ces deux guerres, au point où une défaite n’est plus une impossibilité.
• Ce constat est d’autant plus consternant que l’on sait bien que l’évolution ne va pas vers une révision déchirante ou une révision intelligente qui ferait espérer un changement de fortune. Le système est confit dans sa certitude que sa puissance lui donnera finalement les moyens de l’emporter. L’évolution des conflits ne fait pas attendre autre chose qu’une aggravation des situations actuelles.
• Pourtant, c’est vrai, cet effroyable crocodile de Kissinger n’a pas tort : «… a sudden pullout of troops or loss of influence could unleash chaos», — et, plus encore que le chaos sur place, un tel retrait constituerait un risque considérable pour le système, par rapport aux conditions où il veut se voir évoluer (notamment, pour les USA, refus d’une politique isolationniste de retrait des engagements stratégiques qui conduirait à une perte d’influence perçue comme décisive). Ce jugement pour l’Irak vaut pour l’Afghanistan. Ces entreprises de conquête générale ayant été présentées implicitement comme une affirmation décisive d’une puissance conquérante, et étant perçues de la sorte, un retrait impliquerait l’aveu d’une colossale défaite stratégique.
Le géant Gulliver est complètement ligoté. Il brûle à petit feu (c’est une image car le feu est plutôt grondant), notamment sous les coups des lilliputiens attachés à sa perte et également à cause de ses propres maladresses. C’est aujourd’hui le fait fondamental de la situation politique et stratégique mondiale. C’est sans doute là la principale cause qui fait encore penser qu’une attaque contre l’Iran, si les conditions le permettaient, aurait des avantages certains, — car le premier d’entre eux serait de faire croire à la possibilité de se dégager, “par le haut”, des conflits-prisons d’Irak et d’Afghanistan, par un événement attendu comme cathartique et espéré comme pouvant briser l’emprisonnement actuel.
Cette réalité des situations irakienne et afghane a le mérite de la netteté. Toute analyse stratégique, toute prévision qui n’en tient pas compte s’expose à des démentis très rapides dans la réalité. La situation générale du monde est exactement liée à cette étrange paralysie paroxystique.
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