Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
526
6 janvier 2005 — Dans le dernier numéro de l’année 2004 de de defensa & eurostratégie (édition papier), en date du 10 décembre, dans la rubrique de defensa, nous écrivons:
« Dans cette affaire de la défense européenne, les Français se laissent gagner par une assurance imperturbable concernant le développement de cette défense tandis que les Britanniques s'agitent nerveusement, puisqu'ils savent qu'ils ne peuvent pas ne pas être de ce projet européen, c'est-à-dire proche de la France peu ou prou, et qu'il leur faut en même temps rester proches de l'Amérique en faisant croire que cette proximité a de l'importance pour les Américains. C'est un exercice épuisant, un grand écart vieux de plusieurs décennies, devenu aujourd'hui une véritable acrobatie de cirque. Du point de vue technique, les Britanniques commencent à se rendre compte de quelque chose, comme l'indique ce commentaire de ‘Air International’ (novembre 2004), revue habituellement confinée aux remarques de la plus stricte orthodoxie militaire britannique, c'est-à-dire passant par la puissance britannique autonome sur la ligne OTAN-Washington : “British defence policy, by continuing to cut force levels while steadily increasing global commitments, and trying to ride both the transatlantic and the EU ponies at once, is surely heading for a monumental crisis, probably sooner rather than later.” »
Ce constat des problèmes britanniques, — qui se résume par la formule “maintenant, il va falloir choisir”, — est confirmé et illustré par un article du Times de Londres du 4 janvier 2004. Il s’agit des choix qui vont s’imposer aux spécialistes du ministère de la défense britannique. La question posée ici est douloureuse et, en même temps, inextricablement complexe du point de vue politique. Il s’agit d’un “choix” ( ?) entre les porte-avions et le JSF d’une part, l’Eurofighter Typhoon de l’autre.
« The Government’s two most expensive defence projects, Eurofighter and the future large carrier, are at the centre of an unprecedented battle for resources between the Armed Forces.
» Senior insiders at the MoD say it is no longer feasible or affordable for the Government to go ahead with the full order for both programmes.
» Under present plans, the Government is politically committed to buying 232 Eurofighters at a total cost of more than £19 billion, and two 60,000-tonne aircraft carriers with 150 Joint Strike Fighters, costing a total of £13 billion. Two tranches of the Eurofighter/Typhoon combat aircraft have now been ordered (a total of 144) and early next year the Government has to sign a contract with industry to start building the two carriers.
» One defence source said: “These two projects are now making the whole equipment programme top-heavy. It’s simply no longer possible or sensible to keep going with both, and why do we need 232 Eurofighters if there are also going to be 150 Joint Strike Fighters? Does that make any sense?”
» The issue is one of the most sensitive areas of the Government’s defence policy. Both the Eurofighter and the carriers are viewed as prestige examples of a new, technologically advanced military, and each weapon system is expected to be in service for the next four or five decades.
» However, serious questions are now being raised about the prudence of making such a huge investment in aircraft when there are so many different requirements for other high-tech equipment, such as remotely-controlled aerial intelligence-gathering systems and rapid communications for instant decision-making. »
Tout cela est bel et bon, et frappé au coin du bon sens. Il est vrai que le budget militaire britannique subit de telles contraintes par rapport aux ambitions de Tony Blair, qu’il ne peut supporter des investissements parallèles aussi importants. Cela est encore plus vrai avec les coûteuses missions exceptionnelles, — principalement l’aventure irakienne, — qui créent des dépenses supplémentaires imprévues dont on ne voit ni le terme, ni l’ampleur réelle, sinon qu’en fonction de la situation présente les surprises ne pourront être que mauvaises.
Le cas des deux systèmes mis en concurrence par les critiques est intéressant par les implications et interrogations politiques qu’il suscite. On y retrouve toutes les contradictions de la politique blairiste, à la fois atlantiste et européenne.
• Le cas du Typhoon est révélateur. Ce système est dépassé à cause des missions qui ont suscité son développement (missions Guerre froide, dans le cadre otanien) et dont il est tributaire. Il a rencontré des difficultés techniques considérables et des dépassements de coût à mesure, notamment à cause du mode de développement choisi (coopération européenne classique, selon le modèle Guerre froide/otanien). Effectivement, la vision critique consistant à s’interroger sur l’utilité d’un avion de combat (le Typhoon) dont la mission de base est la défense aérienne est complètement justifiée, dont le fonctionnement est complètement aléatoire; et, dans tous les cas, pourquoi aller jusqu’à 232 alors que les 144 d’ores et déjà commandés seraient évidemment plus que suffisants. Un élément de réponse:
« The Ministry of Defence prides itself on being more flexible and adaptable in the way it selects equipment for security challenges, but the Government finds itself locked into the full Eurofighter programme, although it has so far ordered only 144 of the 232 aircraft.
» Defence sources said the financial penalty for backing out of the total order for 232 would be almost as expensive as going ahead with it. »
• D’autre part, le Typhoon est prisonnier d’une autre nécessité, politique et symbolique celle-là: l’avion apparaît comme le dernier symbole d’une capacité technologique autonome nationale britannique. (Son “image” est fortement britannique, selon les penchants médiatiques anglo-saxons habituels qui est de tout phagocyter; cela admis, le caractère majoritairement britannique du système technologique ne peut être dénié.) S’il doit être protégé comme “symbole d’une capacité technologique autonome nationale britannique”, c’est parce que le soupçon est fort grand de la disparition de cette capacité. (Paradoxe : si la base technologique britannique était puissante et indépendante, le Royaume-Uni ne devrait pas s’embarrasser de l’achat d’un Typhoon dépassé et inutile.) Comme disait il y a deux ans le ministre de la défense britannique, “BAE is no longer British”; en devenant de plus en plus américain, l’énorme conglomérat britannique a commencé à perdre son rang d’innovateur technologique. Le Typhoon doit être maintenu en survie artificielle pour faire croire à l’existence d’une base technologique que le Royaume-Uni a d’ores et déjà sacrifiée à ses liens avec les Américains.
• Ainsi avons-nous ce condensé saisissant de deux situations contradictoires, fonctionnant ici toutes les deux à contresens de l’intérêt national tant économique que de sécurité: une super-politique industrielle à perte (acheter un avion national dépassé et sans réel usage) pour faire croire à une fiction d’ores et déjà contredite par l’évolution d’une base technologique laissée à la seule logique économique du marché et du profit.
…Mais si l’on se tourne vers les porte-avions, on trouve également des contradictions nées de la politique blairiste.
• C’en est une, et de taille, que de présenter ces capacités de projection outre-mer comme le moyen et le verrou de l’indépendance nationale du point de vue de la sécurité, alors que la composante aéronavale de l’ensemble est confiée à un avion américain dont on sait la dépendance “systémique” de l’organisation militaro-technologique américaine. Il est d’ores et déjà reconnu qu’un JSF agissant hors des capacités américaines dites de “system of systems” perd un pourcentage important de ses propres capacités, chiffrées à 30 à 40% lors des opérations militaires courantes.
• Ajoutons-y les difficultés d’interopérabilité européenne avec le seul partenaire qui compte pour les Britanniques, la France. Les porte-avions sont construits (en partie par Thalès) avec cette interopérabilité à l’esprit mais le JSF est un verrou draconien à cet égard: non seulement technique (cela se résoudrait s’il n’y avait que cela) mais surtout politique, les Américains ne voulant pas entendre parler d’une possibilité pour un pilote ou un ingénieur français d’approcher à moins de trois cents mètres d’un JSF.
• … Encore faudrait-il qu’il existât à temps, celui-là. Jusqu’ici, les Britanniques peuvent affirmer que tout va bien pour le JSF. Ils savent bien que c’est un vœu pieux. Il est hautement improbable que le JSF sorte sain et sauf de l’ouragan (“perfect storm”) qui secoue le Pentagone. Une possibilité très sérieuse est un délai dans le calendrier d’une production déjà étirée, qui placerait les Britanniques avec le problème du décalage entre les porte-avions et leur flotte embarquée.
Conclusion générale: la politique blairiste a introduit, au niveau de la défense et des équipements en système, non pas une situation de dépendance des USA comme première caractéristique (même si cette dépendance existe, certes) mais une situation de désordre coûteux dont l’acceptation de l’alignement sur les USA dans des domaines stratégiques essentiels est une des causes essentielles, si pas la cause essentielle. (Évidemment, cette explication peut être reprise pour tout autre domaine important de la position de sécurité du Royaume-Uni. Il est omniprésent.) Il n’y a aucune cohérence de souveraineté dans les choix et les situations britanniques, alors que le Royaume-Uni prétend être le dernier rempart de la souveraineté nationale dans le cadre européen. Il y a l’improvisation, le “coup par coup”, la stratégie décidée selon une analyse générale dictée par la vanité et la fausse habileté. C’est à tout cela que s’alimente le “désordre” dont nous parlons et c’est tout cela qui le constitue. Il conduit l’armée britannique, effectivement, vers cette « monumental crisis, probably sooner rather than later ».