Le temps des losers

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le temps des losers

21 novembre 2016 – Il y a des époques où être parmi les “perdants” (losers, dit-on), ou classé parmi eux, représente un honneur et comme un brevet de noblesse. C’était le cas de Michel Jobert, de Philippe Séguin, et aujourd’hui, ou plutôt jusqu’à aujourd’hui, de François Fillon. On voit où je veux en venir sans nécessairement me comprendre ni comprendre pourquoi : pour moi, il y a un fil rouge qui relie Fillon à Séguin (c’est connu) et les deux à Jobert (cela l’est moins).

(Ne cherchez pas de sens politique dans ce fil rouge, du moins selon la politique courante et habituelle. Ce fil rouge concerne les caractères, les âmes et les affinités particulières, ce qui relève du domaine de l’intuition et vous fait dire : “ceux-là, dans certaines circonstances dont ils ignorent tout mais qui seront importantes sinon formidables, ils seront côte-à-côte”. C’est dire combien cette page du Journal-dde.crisis m’est personnelle, presque intime, mais pour autant elle sert à un jugement sur la politique générale du temps de la Grande Crise d’effondrement du Système.)

Ces losers-là le sont dans une époque où, pour être un “gagnant” (winner, dit-on), il faut être semblable à l’époque : démagogue et sophiste, sophiste et démagogue ; cynique en-dedans et vertueux d’apparence et de vertus convenues comme l’on exhibe ses appâts après un peu de chirurgie esthétique ; sans remord ni honneur, ennemi de la noblesse de l’âme et de la magnanimité, d’une bassesse calculée et d’une médiocrité irrésistible ; surtout, surtout, et cette faiblesse secrète ferait presque comprendre sinon pardonner tous les vices que j’ai comptabilisés, avec une secrète fascination presque religieuse pour le Monstre (le Système) et donc prisonnier de lui comme l’on est esclave. La démocratie telle qu’elle est devenue, en lambeaux, fille de peu et fille de rien, fille comme une fille qui accepte par terreur et par fascination les liens qui la tiennent à son souteneur (le Système), croulant et coulant sous la corruption et la narrative à la façon du Titanic, voilà le cadre où triomphent les winners de notre temps ; d’où mon estime pour les losers (Jobert, Séguin et par intuition du fil rouge, Fillon). Cette époque-là est en train de basculer, de se désintégrer, de plonger vers les abysses (Titanic).

J’ai déjà écrit sur ce site, – et j’étais bien heureux d’avoir ce site pour pouvoir en écrire en toute liberté, – à propos de Jobert, avec qui j’ai entretenu une relation d’estime et de considération respectueuses et partagées tout au long des années 1990, et aussi à propos de Jobert-Séguin, et chaque fois pour les saluer après qu’ils nous eussent quittés. Sur Fillon, j’ai écrit quelques mots (j’aurais pu et du en dire plus) lorsqu’il défendit personnellement et fermement en novembre 2009 l’accord France-Russie sur la vente des Mistral que les autres, membres du parti des salonards, dénonçaient avec horreur et ont depuis si vigoureusement cochonné pour rester à la hauteur de leurs engagements de soumission (toujours le Monstre, le Système, et la fascination des winners). En une autre occasion, dont je n’ai pas dit mot je crois, j’ai été touché par l’attitude de Fillon lors d’une courte séquence télévisée : lorsque, interrogé sur Séguin le jour de son décès, le premier ministre d’alors bredouilla quelques mots qui lui sortaient si difficilement tant il avait la gorge serrée et les yeux pleins de larmes. Fillon, poulain de Séguin avant de s’en éloigner un peu, retrouvait à cet instant le lien des cœurs nobles, celui qui l’avait attaché à Séguin et qui l’attachait sans qu’il le sache à Jobert, le lien qui relie les losers entre eux dans une époque où être loser est un honneur...

... Ou bien, faut-il commencer à dire “était” (“dans une époque où être loser était un honneur”) ? Ou bien, faut-il commencer à dire que les losers ne sont plus les perdants ? Comme chacun le sait et sans qu’il faille y voir en aucune façon d’équivalence politique selon l’entendement courant mais en s’en tenant à la métaphore métahistorique que réclame absolument le basculement extraordinaire de la séquence actuelle, le Brexit et Trump étaient des losers dans l’entreprise qu’ils tentaient et qu’ils ont finalement menée à bien à l’ébahissement stupéfié des sondages que les winners bidouillent entre eux pour se convaincre qu’ils le sont encore. Ces deux-là, Brexit et Trump, ont acté le “basculement extraordinaire” en y apportant leur contribution. Comme je vois les choses, et selon le peu que je connais du secret des hommes et de leurs proximités bien peu connues, Fillon vainqueur hier des primaires du LR français alors qu’il n’existait pas pour les commentateurs sérieux (commentateurs-Système) au début de la campagne (loser, certes), Fillon pourrait bien être de la même veine de ceux qui contribuent au basculement.

Écrivant cela, je ne fais pas de la politique ni n’avance aucune prédiction ni la moindre proposition qui concernât tel ou tel événement à venir. Je pose un constat et en tire les conséquences pour mon parti, qui est celui de l’antiSystème. Fillon, vainqueur comme il l’a été hier soir, est entré dans l’antiSystème comme “on entre en politique”, du temps où cette expression pouvait encore exprimer quelque vertu autre que la démagogie et le sophisme régnant ; que celui lui plaise ou non, mais cela ne devrait pas lui déplaire, qu’il en ait conscience ou pas, mais il en éprouvera un bonheur nouveau lorsqu’il en aura conscience. Par conséquent, ni prédiction, ni proposition ; rien que le constat que le “basculement extraordinaire” se poursuit, se confirme, ne cesse de prendre de cette vitesse et de cette puissance qui donnent aux événements leur irrésistibilité et leur inéluctabilité.