Le terme final du système du technologisme, ou l’inversion accomplie

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D’abord parlons du JSF, qui est, en la matière du crépuscule du système du technologisme, notre étalon-or, – et avec l’envol du prix du l’or, it means business… Parlons du JSF parce que, paradoxalement, d’une part les essais sont entrés dans une phase où ils s’effectuent à la satisfaction officielle de tous, et que, d’autre part, les augures catastrophistes continuent à se manifester avec un allant qui ne faiblit pas.

• D’abord, il y a le tableau général ; il y a une lettre, particulièrement geignarde, du secrétaire à la défense Panetta aux présidents de telle et telle commission du Congrès, annonçant que si les réductions automatiques de la “super commission” du Congrès se concrétisent par absence d’accord, le JSF y laissera sa peau pourtant vertueusement furtive. (La “super commission”, qui travaille depuis août dernier, ne semble toujours pas décidée à nous donner un accord pour le 23 novembre, terme de son travail.) Ainsi parle Panetta, selon Bloomberg.News, le 15 novembre 2011.

«U.S. Defense Secretary Leon Panetta told Senators John McCain and Lindsey Graham that defense budget cuts of as much as $1 trillion may lead to the termination of Lockheed Martin Corp. (LMT)’s F-35 jet. In a letter today to the two Republican lawmakers, Panetta said reductions beyond the $450 billion, 10-year defense budget cuts already planned would reduce the “size of the military sharply.”

»If a special committee of lawmakers fails to reach agreement on U.S. deficit reduction, that would trigger a so- called sequestration. That would involve at least another $500 billion in defense cuts over a decade and reduce Pentagon programs in 2013 by 23 percent if the president exercises his authority to exempt military personnel, Panetta said. Panetta said such funding reductions might lead to termination of major programs such as Lockheed’s F-35 Joint Strike Fighter, major space initiatives, silo-based U.S. nuclear missiles and ground combat vehicle modernization.»

• Les nouvelles concernant le développement du JSF semblent toujours aussi décourageantes, d’autant plus, et d’autant plus paradoxalement, que l’avion est entré dans une phase plus euphorique de ses essais en vol. Aviation Week &Space Technology du 7 novembre 2011 (accès payant) précisait, à la fin d’un long article aussi compliqué que le sort du JSF  : «But while progress is being made, an October memo signed by the Pentagon’s chief tester has added to cost anxieties, indicating it could require an additional 10 months to begin F-35 pilot training, which was expected to start in the fall. It is now more likely to begin next spring, at the earliuest. Further delays in pilot training could increase cost for customers who will require to operate older fleets for a longer time until F-35 can be accepted in service. The memo adds to concern that testing on the aircraft is too immature to proceed with pilot and operational use.» Ce qui se traduit dans la légende de la photo accompagnant l’article par une affirmation encore plus tranchante : «Pentagon’s chief tester has warned that the F-35 is still too immature» Ce n’est pas la première fois, bien entendu, que le début de l’entraînement des pilotes est reculé, et ce n’est pas la dernière. Cette expression de “too immature” va très, très loin.

• Le Star Telegram de Fort Worth, du 15 novembre 2011, rapporte des détails d’un rapport “secret” du Pentagone dont Bloomberg.News a obtenu une copie. Il y est dit que les capacités qualitatives de fabrication du F-35 par Lockheed Martin continuent à être insuffisantes. C’est, là aussi, un problème récurrent, dont les termes n’évoluent pas, et qui conduit à des conclusion qui, elles aussi, dépassent le cadre du seul problème industriel.

«Reducing delays and increasing efficiency of manufacturing and assembly operations is a key factor in holding down cost increases on the F-35. Lockheed has overrun Pentagon budgets for the first three lots of production aircraft by more than $1 billion, in addition to cost increases and delays in the development and testing program. […]

»[T]he amount of time required to perform out-of-sequence work – install parts that should have been accomplished earlier in the assembly process – was 600 hours, 20 percent above the goal of 500 hours. Delayed completion of work is a major reason for rising costs, as aircraft often must be partially disassembled and then reassembled. Lockheed also has not met the government's target for time spent repairing faulty work. The report also indicates that the reliability of F-35 test and early production aircraft is not meeting the desired targets….»

• Là-dessus, nous quittons le seul domaine du JSF pour celui du système du technologisme en général, au travers du développement des technologies dans les avions de combat. Il y est certes question toujours du JSF, mais avec d’autres exemples, et alors le JSF lui-même comme exemple du dilemme décrit. La réflexion vient de Bill Sweetman, sur son blog du site Ares (Aviation Week), le 14 novembre 2011. Sweetman revient d’une conférence sur le développement des avions de combat. Il y a entendu des réflexions originales de Richard McCrary, agrégé de philosophie, pilote du SR-71 dans les années 1970, vice-président marketing chez Boeing et vendeur spécialement du F-18 Super Hornet. (Boeing concurrence diablement le JSF avec son Super Hornet, il aimerait même bien avoir la peau du JSF avec ce Super Hornet, – lequel est lui-même une amélioration assez catastrophique du F-18 Hornet initial, mais qui vole tout de même et est en service ; cette sorte d’“amélioration catastrophique” dans le cas du F-18 pouvant par ailleurs être prise déjà comme un signe précurseur des avatars finaux du système du technologisme…)

«McCrary advanced a concept that was new to me: the idea of a “half-life of technology”: The point at which break-through characteristics that can have a disruptive effect and provide a dominant capability are effectively countered, emulated, exploited and/or copied; thus devolving to a desirable design characteristic, a necessary but insufficient design element.

»Jet engines, swept wings and supersonic speed have all passed through this phase, McCrary notes. There is also the risk that the high cost of making new technology work will result in a disruptive technology that is not fielded in large enough numbers to be dominant– where McCrary draws a comparison between the Me262 and F-22. “We spent the Russians into the dirt,” McCrary says, but adds that “we are on the same trajectory ourselves”. Out of almost 2400 stealth aircraft planned in 1980s programs, the US procured 267. […]

»The alternative approach is evolutionary, McCrary suggests, but with a twist – the parallel development of a new platform that can exploit the investment in evolved systems. He gave two examples: Sukhoi, evolving the T-10B design into the Su-35S while working on the T-50 next-generation platform, and Boeing, with the "international roadmap" version in parallel with one of the strange tailless beasts that have been appearing on Boeing charts for about a year. […]

»Two thoughts: First, I am beginning to see outlines of a strategy that reflects the possibility that the US Navy will forgo the F-35C (and possibly the B) in favor of an improved Super Hornet. The next step would be to pursue the next manned aircraft – quite possibly with something that, initially, shares electronics and propulsion with the F/A-18. That was basically how the Super Hornet itself started.

»Second, taking off from McCrary's “necessary but not sufficient” comment, it's possible to see the dynamic that has driven increasing size, complexity and cost over decades. Jet propulsion, radar and guided missiles, supersonic speed, agility and now stealth all have seen fighter size and power ratcheted upwards. However, that's not a process that can continue indefinitely. Reining in requirements is one answer.»

“Evolution”, dit le philosophe devenu vendeur de Super Hornet McCrary, pas “révolution” ; ce qui semble apparaître comme une idée révolutionnaire et permet à Boeing, en attendant, d’argumenter en faveur de son Super Hornet au détriment du JSF ; ce qui, selon Sweetman, pourrait bien avoir l’heur de plaire à la Navy (ce qui, à notre tour, ne nous étonnerait pas)… En fait, l’“évolution” révolutionnaire de McCrary pourrait s’appeler, pour ceux qui croient encore à la narrative sur le Progrès qu’on raconte aux enfants sages, “reculer pour mieux sauter”… faire un nouveau super-Super Hornet, avec quelques nouvelles technologies, lesquelles seraient bien mises au point dans une cellule éprouvée, et intégrées alors et en toute sécurité dans un nouveau concept-chasseur (évidemment développé par Boeing), celui-là de sixième génération. (Le JSF étant, lui, comme on le sait, de la cinquième génération, l’étage en-dessous, qui apparaît de plus en plus comme une sorte d’entresol sans issue.)

Par ailleurs cette “évolution” révolutionnaire ressemble à des formules déjà éprouvées in illo tempore. (On se rappelle, occurrence fameuse pour la France, ce fameux rapport de la RAND Corporation de 1969 qui acclamait la “méthode Dassault” consistant à faire évoluer sa famille d’avions d’un chasseur l’autre, – de l’Ouragan aux Mystère, puis toute la série des Mirage, – sans brusque rupture, pour garder une assise confirmée et limiter les coûts, avec les succès d’alors ; cela, au contraire des constructeurs US qui faisaient une “révolution” avec chaque nouvel avion, avec les problèmes techniques et les coûts en conséquence.) Aussi serions-nous moins impressionnés par la formule “évolutionnaire”-révolutionnaire du philosophe McCrary, sinon par le fait qu’elle ait voix au chapitre, qu’elle soit entendue et décortiquée (Sweetman n’a pas été le seul à en parler), qu’elle soit exposée en public et ainsi de suite. Cela signifie que le terrain est propice, car Boeing sait ce qu’il fait, et par conséquent McCrary aussi, lorsqu’il s’agit de tirer l’une ou l’autre torpille en trajectoire indirecte contre le JSF. En effet, le schéma McCrary implique l’abandon du JSF, puisque le JSF voulut être “révolutionnaire” dans un temps désormais fermé aux révolutions, – comme on le voit, justement, avec le destin chaotique du susdit JSF.

Cela dit, observons que certains aspects du discours de McCrary résonnent juste, et ce sont les aspects les plus négatifs. McCrary ne fait que confirmer officiellement et affirmer au nom d’un grand industriel US ce qui apparaît comme un blocage de l’innovation technologique. L’on se tourne alors vers les dernières nouvelles du JSF. Si les geignements de Panetta sont à prendre avec des pincettes, puisque nous sommes en plein affrontement propagandiste de communication, il n’en reste pas moins qu’un ministre de cette importance peut évoquer l’idée de l’abandon du JSF dans certaines circonstances loin d’être impensables sans provoquer une crise cardiaque collective dans les milieux concernés. Quant aux autres nouvelles, elles sont bien plus significatives, et inquiétantes.

Ce qui est inquiétant, c’est de voir le JSF évoluer somme toute assez bien, dans tous les cas au niveau des essais, et de voir la poursuite et la confirmation de divers points d’étranglement et de blocage. (Même pour le simple apprentissage au pilotage de cette chose, le JSF est jugé toujours “immature”, ce qui en dit beaucoup.) Encore n’a-t-on pas abordé la phase d’intégration de la première “suite électronique” sérieuse (l’actuelle n’impliquant aucune intégration des systèmes d’arme et autres paramètres sérieux des missions opérationnelles) ; l’exercice commencera peut-être en 2013 et devrait durer deux ans, et il nous semble entendre le Diable en rire déjà… (C’est au cours d’un exercice semblable que le F-22 a pris deux ou trois années de retard supplémentaire, pour un fonctionnement opérationnel qui reste à la fois limité, nébuleux et mystérieux.)

L’impression générale n’en reste pas moins, pour la phase actuelle (essais en vol) que, quand tout semble assez bien marcher, le JSF semble tout de même bloqué par des forces qu’on qualifierait de mystérieuses à défaut de les identifier. C’est là qu’on rejoint le propos du philosophe McCrary. En fait de “forces mystérieuses” affectant divers aspects du développement, ne s’agit-il pas des effets en cascade, indirects, non identifiés, d’un phénomène général de ce que nous désignions plus haut comme un “blocage de l’innovation technologique”, et qui serait alors, de façon plus ample, la phase terminale du système du technologisme ? Nous avons depuis longtemps l’approche intuitive du programme JSF comme d’un programme fondamental pour marquer l’évolution du système du technologisme, et la conviction, tout aussi intuitive, que ce programme ne se fera pas dans l’esprit qui l’a habité dès son origine (en 1993) d’instrument de domination et d’affirmation absolues du technologisme américaniste pour le XXIème siècle ; c’est dire que nous sommes conduits à lier le destin du JSF au destin du système du technologisme, selon la thèse que la dynamique de surpuissance de ce système est en train de se transformer en dynamique d’autodestruction, à l’image du Système général lui-même. C’est pour cette raison que l’intervention de McCrary attire notre attention, débarrassée de tous ses scories mercantiles (promotion du Super Hornet) et modernistes (une nouvelle phase “évolutionnaire”-révolutionnaire), et ramenée à ses seules appréciations négatives sur l’intégration des technologies nouvelles confrontée à un blocage. Ce qui est intéressant du point de vue de l’“opérationnalité” de la chose, c’est de suivre le processus concret de ce blocage, dont effectivement le développement du JSF serait l’exemple. On se heurte alors à des situations mystérieuses, comme celle de l’incapacité où semble se trouver Lockheed Martin de rétablir une gestion normale du programme dans une période où les essais sont satisfaisants. Bien entendu, le climat psychologique général de pression où se trouve le programme, entre ses divers avatars, son retard, ses dépassements de coûts, la catastrophe budgétaire qui menace le Pentagone, etc., participent puissamment à cette situation de blocage, tout en n’en donnant en aucune façon la clef nécessaire.


Mis en ligne le 17 novembre 2011 à 11H54