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11 décembre 2002 — Il y a de nombreux signes, montrant les difficultés grandissantes pour l'administration GW de poursuivre avec détermination jusqu'à la guerre. C'est une situation difficile à mesurer, et, par conséquent, une perspective encore plus difficile à voir, et une prospective quasiment impossible à faire. Il faut travailler à partir des domaines de l'impression, de l'intuition, en gardant à l'esprit toutes les implications de la méthode en matière d'incertitude et d'irrationalité. Ce n'est pas condamnable pour autant : eux-mêmes, ces soi-disant préparatifs de guerre, cette soi-disant guerre sont pleins d'incertitude et d'irrationalité. La situation générale elle-même, où l'on débat de la guerre, de la victoire, de l'après-guerre, où l'on se partage des dépouilles, où l'on organise un protectorat et où l'on nomme l'homme délégué par l'Amérique qui le dirigera, où des mouvements anti-guerre se développent, alors que le conflit n'a pas encore commencé, — cette situation ne semble pas avoir de précédent dans l'histoire.
Une évidence domine tout et, plus que tout, elle explique, comme par “la force des choses”, ou par le bon sens si l'on veut, cette difficulté à partir en guerre : à part une poignée d'hommes déterminés à des postes de commande, personne ne veut la guerre ; à part des montages pharamineux d'impudence et, parfois, de maladresse, il n'y a aucune raison pressante, aucun danger immédiat qui nécessite une guerre ; à part des élucubrations sur la qualité de tel ou tel inspecteur, le soi-disant fauteur de guerre désigné est aujourd'hui sous un contrôle étroit, ce qui fait bon marché des descriptions apocalyptiques de menaces diverses. Le plus stupéfiant aujourd'hui, dans ces conditions, est qu'il soit question d'une guerre, et que certains vous affirment que la guerre est à 100% sûre pour le 1er février 2003 au plus tard, et qu'il y a des chances très solides pour qu'ils n'aient pas tort. Là se trouve une circonstance extraordinaire de cette époque extraordinaire, autant par la puissance de ses moyens que par la médiocrité de ses ambitions, autant par l'habileté dans la technique de la tromperie que dans le caractère absolument dérisoire des causes finales de cette tromperie.
Ce contraste immense entre une formidable capacité technicienne et le vide sidéral de la stupidité qui préside à l'animation de cette capacité technicienne est un déséquilibre qui pèse de tout son poids sur notre psychologie, et d'abord sur celle des meneurs, de ceux qui sont au coeur de la machine, ceux qui sont aux commandes sans rien commander du tout. Les “événements” sont conduits, à la fois par des automatismes incompréhensibles parce qu'ils n'ont nul besoin d'être compris, et par une fiction (ce que nous nommons “virtualisme”) si complète qu'elle n'a plus aucun rapport avec la réalité. Le seul moyen de sortir de cette contradiction insupportable à découvert, c'est le cloisonnement, le réductionnisme : chacun s'attelle à sa tâche, de plus en plus réduite dans sa conception et de plus en plus sophistiquée dans sa réalisation, sans s'occuper de reste, et surtout pas de la situation générale. Même les idéologues les plus acharnés aux commandes dans l'administration GW fonctionne de la sorte : pour un Perle ou un Rumsfeld, l'“ennemi” véritable c'est Powell et son State Department, ce qui renvoie à une bataille bureaucratique qui semble avoir sa rationalité, sa finalité, sa logique depuis la Deuxième Guerre mondiale ; accessoirement, mais cela n'étonne pas (il s'agit d'une situation du type « I told you so »), Powell et State sont plutôt contre la guerre, — et tout est bien, inutile (et extrêmement dangereux) de penser plus avant.
Cette introduction qui fait finalement l'essentiel de la réflexion permet de comprendre pourquoi, sur cette question, il est fantastiquement et fantasquement difficile de faire une prévision sur le futur immédiat (quelques semaines, la guerre ou pas). Nous ne nous risquons qu'à avancer ceci : en fait, personne ne sait ce qui va se passer, y compris GW himself. Des commentateurs, surtout britanniques, sentent bien cela (cette incertitude), sans d'ailleurs chercher vraiment à s'en expliquer.
• Dans The Independent du 10 décembre, la commentatrice Mary Dejevsky se demande : « Are the American hawks pulling back from war? », — et, surtout, elle nous indique en commentaire, ceci, qui résume la situation et fixe ironiquement les limites même de son propre commentaire : « We have grown so used to war talk from Washington that we are incapable of detecting a new theme. »
• Dans une chronique du 11 décembre dans The Guardian, Julian Borger nous donne une synthèse acceptable du problème. Quand vous lisez son titre : « Who will blink first? », et si nous étions en temps normal et courant d'avant le virtualisme, vous vous diriez qu'il parle de Saddam et de GW (c'était l'interprétation qu'on aurait donné du temps de l'avant-Guerre du Golfe I) ; non, Borger parle des doves et des hawks au sein du cabinet GW : « America's reasons for and against an early attack on Iraq grow ever more complex ». Quelques paragraphes de Borger confirment cette bien étrange atmosphère, si l'on veut bien l'observer avec quelque distance accompagnée d'un peu de bon sens.
« The delivery of Baghdad's declaration on banned weapons represents a critical moment of truth for a US president who has apparently become more hesitant over the use of force as the prospect of war has drawn closer.
» The 12,000-page report is going to take days to evaluate fully, but its general thrust was made clear by the Iraqi government on handing it over. Nothing in it contradicts Baghdad's assertion that it is neither developing nor stockpiling weapons of mass destruction.
» It is an entirely predictable response, and one that the Bush administration must have anticipated as far back as September when it chose to take the United Nations route in its confrontation with Saddam Hussein.
» Yet there was no consensus in the war cabinet last week on how to react. It took two meetings in three days to come to a tentative agreement — that the US should characterise the declaration as a breach of last month's UN resolution on Iraqi disarmament, but not for the time being — a cause for war.
» Between the extremes of rejecting the need for inspections outright and allowing them to plod on without posing a serious challenge to the Iraqi regime, a middle course was chosen. The US would demand an immediate intensification of the search, with more inspectors (including Americans privy to US intelligence) and the aggressive pursuit of interviews with Iraqi officials in the biological, chemical, nuclear and missile sciences, accompanied by offers to help the interviewees and their families defect.
» The hope is that such measures will either uncover a ''smoking gun'' — proof of Iraqi deception convincing enough draw significant foreign support for punitive action, or that together with a steady US military build-up, it will cause the regime to implode. However, most former inspectors believe that even such super-charged inspections are unlikely to produce such a convenient result. UN inspectors, they point out, are unqualified to carry out FBI-style interrogations and they have no witness protection programme to offer would-be defectors. »
Ces quelques lignes pour achever de fixer le climat washingtonien, et du monde en général. (Avec en prime notre sentiment, tant est grand aujourd'hui l'état d'absolue incapacité de prévoir le déroulement des événements : contrairement à Borger, nous sommes persuadés que rien de sérieux n'a été prévu, dans l'administration GW, pour les événements en cours. « It is an entirely predictable response, and one that the Bush administration must have anticipated as far back as September when it chose to take the United Nations route in its confrontation with Saddam Hussein. » Nous sommes d'accord, la réponse était prévisible, mais non, nous sommes persuadés que rien n'a été prévu à Washington pour cela. L'essentiel là-bas n'est que dans ce qui se passe là-bas, à Washington, dans les batailles bureaucratiques internes.)
Alors, peut-on en rester là ? Pas du tout. Nous en revenons à notre titre et à nos quelques phrases d'introduction. Le climat change.
Cela n'emporte pas l'argument. Cela situe l'évolution des psychologies. La guerre qui n'est pas encore faite devient un fardeau de plus en plus lourd pour la psychologie américaine. Elle devient par conséquent de plus en plus difficile à décider ; et, si elle est décidée, elle sera de plus en plus aléatoire. Avant d'être faite, la guerre est faite psychologiquement. C'est du pur virtualisme.