Le triomphe d'Aljazeera

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Dans une chronique qu’il développe à propos d’un séjour à Doha, pour le 6ème Forum Annuel de Aljazeera, Steve Clemons nous fait part sans la moindre restriction de toute l’admiration, voire la fascination qu’il éprouve pour cette chaîne d’information arabe. (Voir le 12 mars 2011, sur son site The Washington Note.) Clemons écrit son texte pour souligner, sur la fin, un moment d’une intense émotion lorsqu’on apprend la mort en Libye d’un membre de l’équipe d’Aljazeera, Ali Hassaon Al Jaber, abattu au cours d’un affrontement, – émotion qu’il distingue si puissante chez Wadah Khanfar, le directeur général de l’information télévisée sur Aljazerra, qui présidait le Forum. («Once most of the people in the private meeting left the room, I saw Khanfar turn to a corner of the room and start sobbing, tears running down his cheeks. I touched his shoulder and told him how sorry I was for the member of his team who had been lost. What I didn't say was murdered.»)

Voici quelques-unes des remarques de Clemons sur la réunion, sur Aljazeera, sur le prestige et la notoriété admirative dont jouit désormais la chaîne arabe aux USA.

«There are more than sixty of leading young activists from revolts and revolutions throughout the Middle East at the 6th Annual Al Jazeera Forum. I am attending this fascinating meeting as a guest of Al Jazeera.

»Turkey Foreign Minister Ahmet Davutoglu just landed in Doha to speak at the meeting tomorrow. Former Brazil President Luiz Inácio Lula da Silva will also be speaking. Key members of the Libyan opposition are here – including the man designated by the Opposition's Central Committee to serve as head of the foreign affairs portfolio. There are incumbent government representatives from governments throughout the Middle East – and their challengers who have been provoking them on the streets and through pixels and streaming and SMS.

»There are bloggers, vloggers, social network organizers, faces and voices of an older Middle East, and then personalities who have politically emerged and not known to the world until several weeks ago. This is a powerful forum, wrestling with what is happening and what needs to be done. Debate and discourse here among stakeholders is passionate yet civil.

»There are some Europeans, Americans, South Africans, French, Brits, and Irish here. But for the first time in a long time, this forum feels like the kind of meeting where we are trying to catch up with the Arabs and Muslims here – trying to understand what they are doing to change their world. That is how it should be.

»If I ever hear a disparaging remark against the quality of Al Jazeera journalism or the “tilts” in their coverage, I will say “shame” on that person or that Fox News commentator. Shame because Al Jazeera has been fighting hard to keep its cameras in the field and to keep its people from being hunted down by ruthless leaders that see the free press as an enemy to their power…»

“‘Honte’ à cette personne ou à ce commentateur de Fox.News”, dit Clemons, notamment parce que Fox.News a fait le plus mauvais accueil, un accueil outré et furieux, aux remarques désormais fameuses de Hillary Clinton sur Aljazeera. (Cela se passait lors d’une audition de Clinton au Sénat, le 2 mars.) Huffington.post, notamment, avait fait rapport de cette intervention d’Hillary Clinton le 5 mars 2011.

«Clinton, on the week many U.S. television outlets were preoccupied by the spectacle of actor Charlie Sheen, suggested during testimony before the Senate Foreign Relations Committee that American networks were falling behind in the competition for information. Al-Jazeera has been a leader in changing people’s minds and attitudes, Clinton told lawmakers Wednesday.

»“Like it or hate it, it is really effective,” Clinton said. “In fact, viewership of Al-Jazeera is going up in the United States because it is real news.” “You may not agree with it, but you feel like you’re getting real news around the clock instead of a million commercials and, you know, arguments between talking heads and the kind of stuff that we do on our news that is not providing information to us, let alone foreigners.”

»“The events in Egypt have convinced an increasing number of Americans, the secretary of state included, that the coverage Al-Jazeera has provided for these events is something that is seen as a dramatic shift in perception of the network,” said Abderrahim Foukara, Al-Jazeera’s Washington bureau chief.

»Fox News Channel’s Michael Clemente said he was “surprised and kind of curious” by Clinton’s remarks. “We’ve got leadership issues there, the safety of people, the safety of our own people,” said Clemente, senior vice president for news. “Some big issues. All of a sudden there are headlines about Al-Jazeera versus the news in this country? It’s just surprising. Curious more than surprising.”»

Pour rappel pas si lointain, il y a six ans on parlait plutôt d’un projet d’attaque US, avec des belles et bonnes bombes américanistes, contre Aljazeera, tant la chaîne arabe était jugée déplacée, propagatrice antiaméricaniste, donc nécessairement propagatrice de mensonges… Il y a vingt ans notamment, et à de nombreuses reprises dans les années qui suivirent, il nous était confié que les dirigeants américanistes suivaient CNN pour un complément d’information vital sur le déroulement des événements dans le monde, – notamment la première guerre du Golfe en 1991, moment de gloire et de célébrité de la première chaîne de TV “tout info”. Donc, – comme les temps changent.

Le témoignage de Clinton au Sénat, et son panégyrique de Aljazeera, ont fait grand bruit dans les milieux du système de la communication aux USA. Qu’on le veuille ou non (““Like it or hate it...”), il s’agit d’une démarche de reconnaissance assez loyale de la secrétaire d’Etat sur ce point fondamental de la qualité professionnelle et intellectuelle de la chaîne d’information arabe, reconnaissance partagée désormais par une partie du monde de l’information et du commentaire politique US (voir Clemons). A cette lumière, l’établissement d’une chaîne en anglais par Aljazeera, il y a trois ans, en plus de sa chaîne principale en arabe, a constitué une opération d’une ampleur et d’une réussite également exceptionnelles. Aujourd’hui, sur un événement aussi fondamental que la chaîne crisique au Moyen-Orient, la principale source d’information de nombre d’experts de l’establishment US et, plus largement, de ce même monde de l’information et du commentaire US (au premier rang, bien entendu, les commentaires des “dissidents” antiSystème de l’Internet), est bien Aljazeera.

Les motifs d’Hillary Clinton d’intervenir dans ce sens sont divers. On ne peut écarter celui de lancer honnêtement un jugement a contrario extrêmement défavorable sur l’évolution de la presse US, mis en évidence effectivement a contrario par la qualité d’Aljazeera. Bien entendu, la volonté d’Aljazeera d’une attitude critique des USA et de leur politique, et d’ailleurs au meilleur des propos, rend compte de la façon la plus évidente de ce que nous voyons d’honnêteté, sinon de lucidité, dans le jugement de Clinton. D’autre part, il existe une puissante leçon dans ce jugement, qui concerne essentiellement l’évolution et la situation des moyens d’information et de communication US “officiels”, et de ce que nous nommons plus généralement, en englobant en général nombre de pays européens, et particulièrement la France qui occupe une position d’une pathétique médiocrité à cet égard, la “presse-Pravda” ou la “presse-Système”. Cette partie du système de la communication américaniste-occidentaliste s’est située ces 10-15 dernières années à un niveau rarement atteint, même dans le cas des dictatures diverses, de médiocrité et de sujétion vis-à-vis de la “vérité” officielle. Il en résulte que cette partie du système distille l’ennui, un conformisme de plomb, une sous-information si débilitante pour l’esprit que même le lecteur non-averti finit par s’en aviser et, en général, l’écho d’une bêtise sans fard qui rend épuisante la lecture de ses commentaires et de ses réflexions. Même une secrétaire d’Etat américaniste finit par en être lassée.

…Même une secrétaire d’Etat finit par juger cette soumission et cet abaissement volontaire contre-productifs même pour le Système qu’elle sert (ou bien est-ce une partie d’Hillary Clinton, échappant à cette soumission qu’elle ne réalise pas d’une façon consciente, qui manifeste cette révolte). L’état des choses est tel qu’effectivement, on peut parler, comme le fait Clemons, d’une “fascination” dans le cas de nombre de membres de cet establishment qui se saoulent des slogans sur la liberté et les vertus de la presse américaniste, lorsqu’ils rencontrent effectivement l’exercice de la liberté d’information et de commentaire, dans le chef d’Aljazeera. On tient sans doute le fondement objectif, d’un point de vue politique, de la démarche d’Hillary Clinton. La médiocrité et la servilité propagandiste de la presse-Système aux USA sont devenus telles que les dommages causés à la réputation flatteuse de cette presse et des USA (et du Système) dépassent désormais très largement les avantages qu’on peut espérer recueillir de ce journalisme-propagande. Du coup, il deviendrait presque politiquement habile de se rapprocher du “modèle-Aljazeera”, c’est-à-dire du modèle arabe de liberté de la presse, – un comble pour les USA. Cela écrit, nous irions même jusqu’à douter que les journalistes-Système, aux USA, puissent y parvenir, totalement assujetis qu’ils sont au Système et à leur propre psychologie américaniste. Il n’est pas simple de changer la programmation de robots humains.


Mis en ligne le 14 mars 2011 à 09H44