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383Comme l’on sait, les partis islamistes (“Frères musulmans” et le reste) ont assuré un formidable triomphe en Egypte, avec 75% des siège au nouveau Parlement. Ce résultat, avec l’évolution des choses, d’une façon formelle en Tunisie, d’une façon implicite dans d’autres pays arabes touchés par la chaîne crisique nommée “printemps arabe”, conduit à nombre de commentaires, du côté occidental (bloc BAO), en général interrogatifs, circonspects, etc., mais finalement conduits à se terminer sur des notes tonifiantes nous assurant que nous avons raison même si triomphent ceux que nous détestions il y a six mois, et que nous avons raison justement parce que ceux-là triomphent.
Nous retenons le commentaire d’Olivier Roy, spécialiste français reconnu de façon très officielle des questions du monde musulman ; spécialiste, à notre sens, très “technique” dans le sens sociologique et ethnologique du terme, avec tout de même la couche habituelle de respectabilité idéologique conforme au “parti des salonards” transatlantique. La chose (la couche) transparaît dans ce commentaire publié par le Washington Post du 21 janvier 2012, où Roy nous rassure… La vague islamiste est inévitable, irrésistible, mais elle n’est pas vraiment dangereuse parce qu’elle sera nécessairement canalisée par le biais démocratique, et qu’elle a de fortes chances d’aboutir, d’une façon ou l’autre, à une sorte de libéralisme mâtiné d’une religiosité finalement plutôt sympathique parce que passée au filtre de nos vertus de tolérance, qui s'expriment d'abord par l'assèchement décisif de tout ce qui est porteur d'une essence et d'une transcendance quelconques. Nous n’avons plus rien à craindre d’un extrémisme terroriste, ou simplement fondamentaliste, y compris et principalement celui que nous avons inventé pour la nécessité de la cause. On serait tenté d’ajouter : BHL l’avait bien compris, lui, en machinant les choses en Libye, sur son billard à trente-six bandes.
«Everywhere, the Muslim Brotherhood is benefiting from a democratization it did not trigger. There is a political vacuum because the liberal vanguard that initiated the Arab Spring did not try, and did not want, to take power. This was a revolution without revolutionaries. Yet the Muslim Brothers are the only organized political force. They are rooted in society, and decades of opposition against authoritarian regimes gave them experience, legitimacy and respect. Their conservative agenda fits a conservative society, which may welcome democracy but did not turn liberal.
»Under these circumstances, the ghost of a totalitarian Islamic state is raised, with the specter of imposing sharia and closing the short democratic parenthesis. But such an outcome is unlikely.
»The Islamists have, in fact, changed: They are more middle-class “bourgeois,” and they benefited from the liberalization of local economies during the last decades of the 20th century, especially in countries with no oil rent. The Islamists have also drawn lessons from the failure of ideological regimes and from the success of Turkey’s AKP party. They are no longer advocating jihad and understand geostrategic constraints, such as the need to maintain peace, even a cold one, with Israel. Realism is the starting point of political wisdom.
»The Islamists have been elected with a clear agenda: stability, good governance and a better economy. If they have been able to reach a larger constituency than the hard-core supporters of sharia, it is precisely because they can combine such a reformist agenda while talking about religion, values, identity and tradition. The Nahda party won the majority of the votes cast at the Tunisian consulate of San Francisco, although Tunisian expatriates in Silicon Valley are not known for their Islamic fundamentalism.
»This mix of technocratic modernism and conservative values is their brand, and to turn their back on multipartism and legalism would alienate a large portion of their constituency, at a time when they have no means to confiscate power. They have neither military forces nor oil wealth to bypass the people: They have to negotiate and deliver. Their electorate wants stability and peace, not revolution. […]
»The issue is institutionalizing democracy, not promoting liberal policies. Democracy could take hold only if it is based in well-established values. Liberalism does not precede democracy; America’s Founding Fathers were not liberal. But once democracy is rooted in institutions and political culture, then the debate on freedom, censorship, social norms and individual rights could be managed through freedom of expression and changes of majorities in parliament. However, there will be no institutionalization of democracy without the Muslim Brothers.»
C’est assez drôle (dans le genre phoney plutôt que funny)… Ce n’est pas un discours neocon, mais pas loin. Au lieu, comme l’enseignait la consigne de la croisade débutée en Irak en mars 2003, d’éliminer les islamistes par la démocratie pour instituer le libéralisme (celui du bloc BAO made in USA à l’origine, mais après que les Founding Fathers aient laissé la place au libéralisme type GW Bush et Wall Street/BHO), – au lieu de cela, intégrons les islamistes par la démocratie, et le courant démocratique débouchera tout de même sur le libéralisme. Il y a une grande religiosité dans ce propos, qui implique que la Parole Divine, celle du libéralisme, finira tout de même par l’emporter. Lorsqu’Olivier Roy nous avise que «[The Islamists] are no longer advocating jihad and understand geostrategic constraints, such as the need to maintain peace, even a cold one, with Israel», ils nous prend tout de même pour des billes. Où va-t-il prendre que ce sont les islamistes qui maintiennent (ont maintenu, avant le soleil démocratique) la tension maximale dans tous les azimuts, alors que l’affaire est du ressort exclusif de la maison Netanyahou & Cie ? Comment espère-t-il nous faire croire qu’on peut assurer une “paix froide” convenable avec l’Israël de Netanyahou, lequel n’est pas loin de croire, comme le suggère l'un de ses adeptes, que le meilleur moyen de faire triompher la démocratie aux USA, c’est de flinguer BHO ?
Roy nous parle comme si nous avions tout notre temps et que le temps travaillait pour nous, nous qui baignerions dans l’opulence, dans la stabilité, dans la satisfaction populaire, dans le respect de nos propres libertés et l’exercice impeccable de notre démocratie. En fait de stabilité que les Frères Musulmans seraient censés apporter, contraints et forcés par la vertueuse démocratie, à tant de pays arabes turbulents, sait-il où nous en sommes, nous dans le bloc BAO, depuis la fin de 2008 ? Sait-il que les élections présidentielles en France et aux USA sont menacées de tourner folles, et qu’avec un coup de pouce de la Providence qui s’est remis sérieusement au boulot ces derniers temps, on pourrait avoir une présidente Marine Le Pen en mai et un président Ron Paul en novembre ? Et que rien ne prouve que cela serait plus mal que ce que nous avons aujourd’hui ? Qui peut prétendre, dans le bloc BAO où “la souveraineté des peuples” est sous tutelle de Wall Street, du Pentagone et de la Commission européenne respectivement, à la stabilité aujourd’hui, et par conséquent donner par la vertu de l’exemple des leçons de démocratie en adoubant les islamistes devenus démocrates ?
Bref, l’analyse, techniquement impeccable, date de ce bon vieux Mathusalem, lorsque nous croyions à notre civilisation et à la menace apocalyptique du terrorisme. Certes, les islamistes triomphent partout, et usent du moyen de la démocratie. Ils seraient bien bêtes de n’en rien faire, puisqu’une voie royale leur est ouverte. Nous ne sommes pas sûrs, loin de là, que cela soit un mal, quand l’on voit d’où l’on sort et où l’on menacerait de tomber. De là à conclure que le monde arabe sera sauvé finalement et deviendra libéral, le temps que les Founding Fathers deviennent libéraux, entre une Civil War et une Grande Dépression, – la conclusion est un peu rapide, un peu courte, et d’ailleurs, et surtout, complètement irrelevant ; car si l’on pourrait encore se faire accroire que le temps travaille pour nous, il nous est compté si chichement, celui qui nous reste, que nous n’aurons évidemment pas le temps d’en profiter. La question qui devrait venir sous la plume d’Olivier Roy, avec réponse par retour de courrier, est plutôt de savoir si nous serons encore là pour contempler les beautés de notre triomphe idéologique chez les autres, si les circonstances nous permettaient un jour une telle interprétation, le temps d’un scrutin chez les autres.
Cela dit, l’article a sa place dans le Washington Post, qui est un journal de référence comme chacun sait, comme il procurera l’occasion de gorges chaudes dans les salons de la Rive Gauche. Il prouve une fois de plus la célérité des cerveaux du bloc BAO pour saucissonner les crises, pour trancher les liens de cause à effet, pour dissimuler l’effondrement du Système derrière les apparences de la promotion intéressée de la situation des autres.
Mis en ligne le 23 janvier 2012 à 12H53
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