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28 septembre 2005 — On se demande régulièrement, par rapport à ce monde par nature soi-disant “impitoyable” de l’industrie d’armement, ce qui justifie la déconcertante naïveté des dirigeants européens de cette industrie lorsqu’on leur parle du marché américain. EADS, qui investit à coups de centaines de millions aux USA, est le dernier exemple en date. EADS investit dans l’espoir de renforcer sa cause pour remporter le marché des avions ravitailleurs (tankers) de l’USAF. (EADS vient de s’allier à Northrop Grumman pour “américaniser” sa proposition, ce qui fait toujours l’affaire de la trésorerie de l’Américain et donne un tour salé à la blague.) EADS peut-il espérer sérieusement l’emporter? Ces terribles guerriers du business européen, ces “high tech warriors”, Allemands et Français confondus, ont-ils une âme de grisette, voire de midinette, lorsqu’il s’agit de juger des conditions d’accès du marché américain? Comme s’ils croyaient, eux aussi, à Hollywood et à l’American Dream? Hypothèse séduisante.
Revenons aux choses sérieuses. Cela nous est facilité par les déclarations de la spokeswoman de l’U.S. Trade Representative Office (USTRO) Neena Moorjani. A elle la parole, selon Defense News du 26 septembre.
« The U.S. Trade Representative’s Office (USTR) said that if European governments agree to provide such aid, it will become “much harder” for the United States and Europe to resolve a bitter dispute over subsidies each claims the other provides illegally to its major aircraft makers — the United States to Boeing, and Europe to EADS subsidiary Airbus.
» “Any commitment of funds for the A350 would be a step in the wrong direction,” said USTR spokeswoman Neena Moorjani. In May, the USTR began legal action against the European subsidies at the World Trade Organization.
» In the U.S. Congress, aides said the EADS action bolsters chances that the Senate will approve legislation already passed by the House to prohibit the U.S. military from buying Airbus tankers. The legislation prohibits the Pentagon from buying from any foreign company that receives subsidies from a government in the World Trade Organization. House members who helped draft the measure said it was aimed at barring EADS from getting a tanker contract.
» “Typically, the Senate is not inclined to put that kind of language into law,” said an aide to Rep. Norm Dicks, D-Wash. But House members hope EADS’ move to secure more launch aid will convince the Senate to concur with the House. »
L’intervention est lumineuse. Elle ressort des vieilles ficelles américanistes qui paraissent décidément inusables, consistant pour l’administration qui négocie avec les Européens à leur dire, dans cette attitude caractéristique de chantage : “Écoutez, votre attitude dans le dossier dont nous discutons va déclencher la colère du Congrès, dont on sait qu’il tient les clefs de plusieurs décisions… Aidez-nous à vous aider en nuançant votre attitude pour que nous puissions plaider votre cause auprès du Congrès et permettre une conclusion heureuse de ces négociations”.
Mais il y a du nouveau, qui montre qu’on évolue. Une nuance de poids apporte de la sophistication au débat, par le biais d’un argument purement sophistique liant deux dossiers qui n’ont aucun lien juridique entre eux. La négociation porte sur un point (la querelle Airbus-Boeing sur la question des interventions publiques respectives dans les programmes d’avions de transport civils), la menace porte sur un autre (la présence d’EADS, qui possède Airbus, comme concurrent accepté pour le marché des tankers de l’USAF). Le marché proposé par les Américains ressemble à s’y méprendre, tant il dissimule peu, à un marché de dupes : d’une part, les Européens abandonnent leur subvention (aide remboursable en réalité) à l’Airbus 350, d’autre part ces mêmes Européens sont autorisés à présenter leur offre sans la moindre garantie qu’elle sera retenue. Il s’agit là d’une plongée dans un aspect typique de la psychologie américaine : le fait même pour un autre d’exister aux yeux des Américains (le droit d’être présent dans une compétition) est présenté comme un avantage considérable pour celui qui a ainsi le droit d’exister, qui vaut quasiment à la mesure d’une concession sonnante et trébuchante de la part des Américains.
Si les Européens acceptaient le marché, l’avantage qu’ils tireraient contre leur concession d’abandonner la subvention serait d’être reconnus et traités avec une certaine amabilité. Ils perdraient évidemment face à Boeing (et à d’autres possibilités qui commencent à apparaître) et on leur dirait : “désolé, mais ne vous découragez pas. Essayez la prochaine fois contre une autre concession à mesure, vous aurez à nouveau vos chances”.
Le signe du durcissement américain face aux ambitions d’EADS, c’est-à-dire le signe tangible de la prochaine élimination d’EADS quoi qu’il se passe du côté de la subvention au programme Airbus 350, c’est effectivement l’apparition d’autres solutions concurrentes qui ne laisseraient pas Boeing en position quasiment monopolistique si EADS n’était pas dans la compétition. Cela indique que EADS n’est plus l’“idiot utile” dont on avait besoin (son offre servant essentiellement jusqu’ici à faire croire à l’illusion d’une concurrence pour forcer Boeing à modérer ses appétits). On peut toujours espérer que, devant ce manque de finesse tactique assez caractéristique des Américains, les Européens abandonneront une entreprise où ils n’ont aucune chance. Voici la nouvelle de l’apparition de formules US concurrentes de l’offre Boeing initiale: « Meanwhile, a newly released congressional report reminds lawmakers that there are a variety of ways to solve the Air Force’s need for new refueling tankers. It is not “a binary choice between the KC-767 [made by Boeing] or a foreign aircraft, most likely one produced by Airbus,” writes Christopher Bolkcom, a defense and trade specialist at the Congressional Research Service.
» The Air Force could buy used aircraft and convert them into tankers, as suggested by the Defense Science Board. Or it could refurbish some of its existing KC-135 tankers. The service also could increase its reliance on commercial aerial refueling, something the Navy already does, Bolkcom said.
» News that EADS will seek — and probably receive — more than $1 billion in launch aid from European governments is likely to pique congressional interest in the various alternatives for meeting refueling tanker needs, congressional aides said. »
Cette dernière péripétie dans le dossier Airbus-Boeing, et dans le dossier plus large des rapports transatlantiques au niveau de l’industrie stratégique de l’aéronautique et des armements, confirme le durcissement général dans ces domaines. L’attitude de Washington et du Congrès envisageant une loi qui élimine toute concurrence étrangère dans un domaine à cause d’une attitude dans un autre qui est condamnée unilatéralement, ressort d’une méthode de guerre économique. Les règles habituelles du commerce et de la concurrence, même avec les aménagements acceptés des domaines considérés, sont transgressées unilatéralement en fonction des intérêts de la partie qui décide. C’est effectivement le climat aujourd’hui, dans les rapports transatlantiques comme d’une façon plus générale, avec un retour général d’un protectionnisme sélectif. Il n’y a évidemment pas de domaine où cette évolution sera plus sensible que dans celui des armements et de l’aéronautique (industries stratégiques de sécurité nationale), ni d’aire géopolitique où elle sera plus vivement ressentie que dans la zone transatlantique.
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