Le troisième larron

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Le troisième larron

1er septembre 2008 — Obama a été désigné candidat dans une atmosphère de liesse trop arrangée pour restituer la densité et la qualité de la fièvre de la campagne des primaires. Signe de la chose, cette convention ne lui apporté aucun avantage dans les sondages. Le candidat démocrate est “entré dans l’arène”, définitivement peut-être, au prix de ce que la représentation médiatique et la perception de sa première campagne avaient laissé penser être son authenticité. (On sait les conditions de cette “transformation”: virage vers le centre, qui est aux USA un “centre extrémiste”, adoption de toutes les thèses conformes du système et ainsi de suite.) Obama a voulu cela ou bien il ne pouvait faire autrement, – les deux explications sont valables et peut-être s’ajoutent-elles. Quoi qu’il en soit, la situation en est là.

De l’autre côté, c’est McCain parce qu’il n’y a rien d’autre, que le parti républicain est en lambeaux après huit années d’une présidence républicaine exceptionnellement catastrophique. (Désignation officielle de McCain imminente, mais la convention républicaine, qui s'ouvre aujourd'hui, est tout de même sous la menace du ciel, avec l'ouragan Gustav, qui force à réduire son programme.) McCain, 72 ans, de santé fragile et de caractère difficile, a fait un choix étrange pour le candidat vice-président. Il s’agit d’une dame, ce qui serait un formidable atout électoral semble-t-il. Pour le reste, le gouverneur de l’Alaska Sarah Palin est une formidable inconnue, un cas peu ordinaire d’inexpérience pour une fonction qui a une importance éventuelle formidable, – si, par exemple, son âge et sa santé interféraient sur une éventuelle présidence McCain.

Mais cette présentation ne veut pas suggérer une égalité de traitement, d’apparence, de conformisme entre les deux candidats, car finalement cet aspect des choses compte peu désormais. Face à ces deux candidatures où la personnalité doit s’effacer devant les exigences totalitaires du système, il y a un troisième acteur: c’est la campagne elle-même. Dans The Observer du 31 août, Paul Harris fait un portrait exceptionnel de ce troisième acteur, comme s’il s’agissait d’un “troisième candidat”, – et celui-là, assuré de gagner à tous les coups. Ce n’est pas pour rien que Harris se concentre sur la machine électorale du parti républicain, parce qu’il s’agit sans aucun doute d’une situation de perversion absolue de la démocratie. Dans ce cas, on voit comment la démocratie, avec l’aide de la modernité, conduit inexorablement au totalitarisme, – celui-ci, qui n’a nul besoin de matraque ni de camp de concentration. Les USA sont aujourd’hui la tyrannie totalitaire la plus avancée du monde, une tyrannie postmoderne où le tyran se nomme “le système”; où, dans le “parti unique”, l’exécuteur favori des basses œuvres est le parti républicain; où, dans le même “parti unique”, le parti démocrate est le faire-valoir qui ne cesse de vouloir égaler en vilenie cette force qui l’a réduite à une caricature de ce qu’il prétendit parfois être.

Méditez ces observations de Harris sur la machine électorale du parti républicain, applaudissant aujourd’hui Hillary qui était haïe au-delà de tout, parce qu’ainsi on contribue à démolir Obama. Et il y a cette phrase essentielle, – car si l’on sait évidemment que, pour le système, la vérité n’existe pas, on doit aussi savoir, c’est aussi essentiel, que pour lui “le passé n’existe pas”.

«The attack dogs will eagerly embrace formerly hated targets. All last week Republicans lauded the achievements and brilliance of Hillary Clinton, seeking to exploit divisions in the Democratic Party. It has rounded up former Clinton supporters who now back McCain and paraded them like captured prisoners of war. “[McCain] really does admire and respect her and honours the campaign that she ran,” said Carly Fiorina, a top McCain adviser. Those are astonishing words from a senior figure in a party which spent two decades demonising Clinton as a left-wing uber-feminist. But that is the key to the success of the Republican attack machine: the past does not exist. What matters is what works now. Democrats know more of the same is coming. “This is going to be the most vicious campaign we have ever faced,” said Terry McAuliffe, Clinton's former campaign chairman.»

Comme on l’a constaté, le texte concerne le parti républicain. Effectivement, le parti républicain conduit le rythme et la tonalité de la campagne. Il est à un niveau incroyablement bas dans tous les sondages, son gouvernement est complètement discrédité, son attaque est par conséquent d’une puissance considérable, réaffirmant avec enthousiasme tous ses principes politiques mis en défaut par les huit années de gouvernement. Il n’existe aucun frein de conscience, parce qu’il n’existe aucune référence sérieuse au passé (le gouvernement Bush), encore moins une interprétation critique sérieuse du passé.

«…Democrats do launch attack ads and campaign negatively but no one does it like the Republican party. Under a succession of dark geniuses, the party has perfected the black art of negative campaigning. It has created the most effective attack machine in the Western world, with the sole purpose of destroying opponents and winning elections. For opponents it is a source of shock, misery and more than a little envy. Its tentacles stretch from the McCain campaign into the murky corners of talk radio, the internet and shadowy groups willing to use any outlandish smear.

»Now that machine is focused with laser-like intensity on Obama. The clamour is loud and shrill: Obama is vain, inexperienced, liberal and dangerous. It is backed by a clandestine chorus whispering that he has a secretive Islamic past and it uses racially loaded language. It is also only going to get louder. This week, as McCain and the Republicans gather for their party convention in the Minnesota city of St Paul, the noise will become deafening. It has one purpose - to keep the White House in Republican hands at all costs and against the odds.

»The current mastermind of the Republican attack machine is known as the Bullet. He is Steve Schmidt, a protégé of Bush's guru, Karl Rove. Nicknamed for his results as much as his bald head, he made his name as commander of the war room that wiped out Democrat John Kerry in 2004. Brought in to shake things up in July, Schmidt imposed discipline on a disorganised campaign. He dissuaded McCain from his off-the-cuff chats with reporters, and honed the focus solely on making Obama unelectable.»

Ouf, «the past does not exist»

Pourquoi ce jugement est-il acceptable, après tout, – «This is going to be the most vicious campaign we have ever faced» – alors que la campagne est si dénuée de sens politique? La raison principale de cette violence électorale se trouve justement dans la disparition complète de toute substance politique. Les personnalités politiques des candidats, s’ils en ont, se diluent dans un moule conformiste extrêmement rigoureux; leurs programmes sont réduits à une variation prudente sur un thème central qui est un programme de parti unique. Le champ est laissé libre à la sauvagerie des domaines accessoires que sont les questions de caractère, les hypothèses sur les calculs cachés et les pensées secrètes des candidats, les affabulations sur leurs passés ou leurs activités personnelles, les “révélations” sur diverses matières intimes pouvant donner lieu à des sensations scandaleuses, enfin au-dessus de tout un cadre général d’inventions diverses, scandaleuses, diffamatoires.

De cette façon, le processus de campagne et les “machines de guerre électorales” deviennent le principal participant de ce qui est désormais une compétition et rien d'autre, – et que le meilleur, c'est-à-dire le plus vicieux, gagne. Le facteur principal devient également l’efficacité du présent immédiat, sans aucune référence ni au passé ni aux perspectives politiques. Dans ce cas également de la campagne 2008, qui est celui de la référence à l’histoire immédiate encore en train de se faire avec l’administration Bush avec ses diverses machinations, l’oubli est si instantané qu’on ne peut plus même parler d’événements réels en train de se faire («What matters is what works now»). Bref, les événements du monde réel n'ont aucune place dans cette salade. Comme nous l’avons vu, le parti républicain est le parti du gouvernement le plus catastrophique de l’histoire des USA, il est aussi le parti de la réaffirmation la plus massive des principes du système dont l’application a conduit à la catastrophe. Par conséquent, selon l’exacte logique du système si l’on veut, le parti républicain a pris une posture triomphante dans cette campagne.

Il s’agit moins, comme les démocrates aimeraient parfois le faire croire, d’une question d’idéologie et de morale politique que d’une question de proximité du centre du parti unique. Le parti républicain en est le plus proche tandis que le parti démocrate, auquel est assignée la tâche ingrate de figurer quelque chose qui ressemblerait à une “contestation” dans le parti unique, ne cesse de tenter de se rapprocher des consignes générales, c’est-à-dire, après chaque élection où il reçoit une majorité de suffrages (une très forte majorité en novembre 2006) pour renverser le cours conduit par le parti républicain, de se rapprocher au contraire, dans sa politique et ses conceptions, de la politique et des conceptions de ce parti républicain.

Ainsi va la répartition des rôles. Contre cela, effectivement, les spécificités des candidats s’effacent de plus en plus, comme des choses absolument incongrues. Obama est Africain Américain (c’est-à-dire black, pour ceux qui en ignorent) mais il faut de moins en moins le dire, d’autant qu’une femme se trouve désormais face à lui, au côté de McCain (idée jugée en général magnifique, une trouvaille de génie, quelle que soit la personnalité de la candidate). McCain lui-même a consigne d’en dire le moins possible, après quelques gaffes préliminaires, de s’effacer complètement derrière le stratège de la campagne qui a nom Steve Schmidt et les consignes qu'il dispense. («Brought in to shake things up in July, Schmidt imposed discipline on a disorganised campaign. He dissuaded McCain from his off-the-cuff chats with reporters, and honed the focus solely on making Obama unelectable.»)

L’objectif des républicains est uniquement d’empêcher qu’Obama soit élu; par conséquent, en cas de réussite de la manœuvre, il serait logique d’attendre que McCain soit élu. Du côté démocrate, où Obama est en posture délicate par rapport à ses espoirs initiaux et alors qu’il lui est interdit, ou qu’il s’interdit de s’affirmer lui-même, le but devient semblable: empêcher à tout prix que McCain soit élu, par conséquent… Effectivement, ni le passé ni le futur n’ont plus d’importance, ni les catastrophes de Bush ni l’avenir de l’Amérique, puisque ce qui importe est “ce qui marche maintenant” («…the past does not exist. What matters is what works now»). Tous les problèmes que connaît l’Amérique, toutes les crises auxquelles est confrontée l’Amérique ne sont pas simplement niés, plus simplement ils n’existent pas. Tout cela ne fait pas partie de «[w]hat […] works now». Il n’est pas question de modifier la “narrative” électorale pour si peu. La campagne récrit le passé, invente le futur et s’occupe du présent.

On dira bien entendu que cette situation est partout peu ou prou présente dans les démocraties de l’“Ouest”. Cela est normal puisque l’homogénéité et l’uniformité du système tendent à se renforcer à mesure que les événements font pression sur lui, comme on resserre les rangs au moment du plus grand danger. Mais le cas US est spécifique et extrême à la fois et il nous offre, en avance sur tous les autres, le spectacle de la fin des temps interprété en une campagne électorale de la démocratie triomphante. La chose est d’autant plus tonifiante et spectaculaire qu’elle intervient alors que la situation est extrêmement tendue, que la politique des USA est en crise profonde, comme la situation intérieure. La réaction du système, sous la forme dans ce cas de la mécanique électorale, est de verrouiller de plus en plus fermement tous les relais de sa dynamique pour les contrôler, et d’empêcher à tout prix tout changement important.

Reste-t-il l’hypothèse ultime d’une “révolte” d’un candidat, notre “hypothèse gorbatchévienne”, qui pourrait exister autant durant la campagne qu’après l’élection? On comprendra que nous soyons conduits à lui faire la part de moins en moins belle, dans tous les cas dans la situation présente et même si elle subsiste. On en revient au constat classique qu’elle ne pourrait se manifester que par surprise, en cas de crise brutale et déstabilisante, entraînant une réaction immédiate et incontrôlée du pouvoir qui imposerait des décisions avec un certain caractère d’irréversibilité. En attendant, force est de constater que le système a récupéré au moins momentanément le contrôle de la situation, après une campagne des primaires particulièrement agitée.