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156711 août 2010 — La situation générale, économique et sociale, et surtout psychologique, en constante aggravation, des USA, mérite toute notre attention. On lit quelques échos des préoccupations proches de la colère et de la panique de ceux qui, par choix de jugement et par situation politique, sont aujourd’hui partisans d’une action puissante du gouvernement (du “centre”) pour tenter de redresser cette situation et empêcher l’Amérique de “s’enfoncer dans la nuit” (Krugman). C’est en effet d’abord autour de l’attitude de ce “centre” que se joue la pièce tragique qui secoue l’Amérique.
Mais on voit bien que les citoyens US, la population elle-même, celle au secours de laquelle les Krugman & Reich veulent voir “le centre” voler, croient de moins en moins aux capacités et à l’utilité de ce “centre” ; et cela, on le comprend, avec de bonnes raisons, lorsqu’on voit ce que le “centre” a fait pour eux ces deux dernières années, pour s’en tenir à ce laps de temps. Le prudent et expérimenté Charlie Cook définit cette tendance statistique, qui n’a de valeur que parce qu’elle confirme un jugement intuitif puissant sur la situation aux USA, comme «a decisive shift».
On comprend qu’il y a là une contradiction d’une puissance égale à l’intuition qu’on a d’une situation catastrophique d’effondrement des USA. Cette contradiction est au cœur de tout, elle définit et règle tout. Cette contradiction est particulièrement dramatique pour les USA parce qu’il s’agit des USA, qu’elle s’inscrit par conséquent dans une géographie historique et polémique précise, – centralisme fédéral ou/contre dévolution jusqu’à l’éclatement, – mais elle nous concerne tout. Il ne s’agit évidemment pas d’un simple choix structurel du pouvoir politique, au sein d’un système qui continuerait à aller de l’avant… D’abord, le système n’accepte pas de tels changements structurels, ensuite il ne va pas “de l’avant” mais s’agite frénétiquement et plutôt sur place dans une crise fondamentale. “Cette contradiction” est donc le cœur de la crise, sa transcription en faits politiques identifiables, et elle signifie infiniment plus que ce qu’elle est. Un processus de dévolution aux USA ne serait nullement une évolution structurelle mais une rupture furieuse, brutale, une rupture catastrophique contre le système, – et nous sommes tous dans ce système, il n’y a aucune illusion à entretenir à ce sujet ; de même sommes-nous tous plus ou moins, à un moment ou l’autre dans une journée de notre vie, contre le système, ce qui fait du système notre référence générale de la crise que nous vivons. Nous l’avons souvent répété : il y a au moins une chose qui est globalisée c’est la crise du système, ou bien, pour faire un peu plus pompeux, – la crise de notre civilisation, à nous tous. Rien que de la logique historique dans tout cela.
Le “chapeau” de l’article du National Journal résume bien la chose, en quelques mots qui sont tous essentiels : “Les crises succèdent aux crises, le désordre règne, le pouvoir des USA se dégrade, et le président Obama pourrait bien découvrir que la principale menace contre sa stratégie de restauration du leadership US se trouve dans la désunion domestique” («Crisis follows crisis, disorder reigns, U.S. power degrades, and President Obama may find that the biggest threat to his strategy for U.S. International leadership lies in the desunity at home»). Ces mots sont essentiels parce qu’ils contiennent tout, et les réalités de la crise, et les illusions du système qui s’effondre… “Restaurer le leadership US” alors que l’Amérique “s’enfonce dans la nuit” ? Est-ce une plaisanterie ? Non, c’est bien là la “stratégie” de ce président qui semble désormais à des années-lumière de la vérité, cantonné dans la “réalité” étrange que lui peignent ses conseillers, avec son sublime sang-froid qui se transforme, dans la perception qu’on en a, en un autisme hautain. (Il semble qu’il n’y ait strictement plus rien à espérer de ce côté, lorsqu’on apprécie l’état d’esprit de l’entourage de BHO, comme dans cette interview du porte-parole d’Obama, Robert Gibbs, exprimant en fidèle porte-parole la frustration d’un président qui ne comprend pas que les “progressistes” qui l’ont soutenu pendant sa campagne puissent le critiquer comme ils le font. On ne parle pas du même monde.) Mais là est tout de même la vérité fondamentale que recouvre la plaisanterie : comment voulez-vous restaurer un leadership quand vous n’existez plus vous-mêmes, quand vous vous dissolvez, quand vous vous enfoncez “dans la nuit”, quand vous devenez trou noir ?
Qu’à cela ne tienne, nous sommes en train d’assister à cette sorte de miracle malgré tout, par le biais de ce que tous les admirateurs hébétés de l’American Dream réclament depuis si longtemps : l’entrée de l’Amérique dans le monde, dans leur monde. (Ils l’avaient tant espérée in illo tempore, cette entrée parmi nous, lorsqu’ils clamaient : «Nous sommes tous des Américains.» Ils l’ont.) Cela se fait par la porte du chaos, car l’“entrée de l’Amérique dans le monde”, c’est bien par la communauté du chaos qui agite le monde qu’elle se fait. Là, sans aucun doute pourrait-on avancer, l’Amérique restaurera très rapidement son leadership ; en fait de chaos, malgré des performances honorables des divers acteurs du système en cours d’effondrement, c’est bien l’Amérique qui nous montre la voie et nous mène tous. Elle retrouvera son leadership à l’occasion de la chute et la plaisanterie n'a pas lieu d'être.
Donc, “parlant d’Amérique” comme disait Louis-Philippe à Tocqueville, nous parlons en réalité de la situation du monde et de l’état du système, – dito, de notre civilisation à tous. Cet été 2010 est un tournant, un tournant de plus sur une sacrée route sinueuse de montagne. Il s’agit de la poursuite de la transformation de la réalité, rendue possible par les pressions contradictoires d’un système de la communication d’une très grande puissance mais dont le contrôle par les forces du système général n’est plus assuré et, par conséquent, par les réactions de plus en plus désordonnées de ce système général. Cette transformation de la réalité implique une évolution fondamentale, et peut-être décisive, dans la perception de l’importance relative des événements, surtout dans la perception de la “réalité structurelle” de ces événements. Il s’agit du passage d’une “réalité structurelle antagoniste” à une “réalité structurelle chaotique”.
(L’expression “réalité structurelle chaotique” peut paraître bien contradictoire en elle-même, pour qui est préoccupé de logique et de raison. Il faut admettre que la logique et la raison sont aujourd’hui des instruments bien insuffisants pour rendre compte de la réalité. Il s’agit de décrire l’évolution de la perception, sans se préoccuper de la cohérence de ce qui est perçu ; il s’agit de rendre compte de cette évolution, sans se préoccuper de savoir si logique et raison sont satisfaites, mais d’abord si l’on se rapproche de la vérité de la situation du monde. Il nous apparaît que c’est une hypothèse tout à fait concevable que l’on puisse décrire la situation du monde comme “structurellement chaotique”, c’est-à-dire une situation où la structure qui se met en place favorise systématiquement le chaos, se traduit par le chaos.)
Depuis 9/11, encore plus vite et avec encore plus de puissance que dans les périodes qui ont précédé, le système tente d’imposer la perception d’une situation antagoniste. Il y a antagonisme entre la force civilisatrice et le terrorisme (la Terreur), entre la force civilisatrice et les forces rétrogrades (aussi bien les talibans que Tea Party, en un sens, en passant par ceux qui votent “non” au référendum du 30 mai 2005 sur la Constitution européenne), entre la force civilisatrice et les forces contestatrices (aussi bien un Chavez que Wikileaks), etc., – tout cela finissant d’ailleurs par ne faire plus qu’un, l’Ennemi en général (mais bientôt le chaos ?)… Les “partenaires” changent ou bien ils s’additionnent mais l’idée d’antagonisme est essentielle. L’on comprend pourquoi : la notion d’“antagonisme” implique une justification de la cause, de l’existence, de l’action, etc., de celui qui mène le jeu ou croit le mener, qui est notre système en l’occurrence.
Au point où nous en sommes, – c’est pourquoi nous faisons si peu de cas de la logique et de la raison, – le système est vraiment un système, une entité autonome, évoluant de cette façon, qu’il ait ici le visage d’un Obama, là le visage d’un Sarkozy, et il agit en tant que tel, sans plus aucun contrôle. (Tout cela n’est que l’évocation d’“instantanés” ; il y a des occurrences ou un Obama, ou un Sarko, peut apparaître, et être réellement, anti-système ; “…et nous sommes tous dans ce système, il n’y a aucune illusion à entretenir à ce sujet
Les choses changent, et plutôt très vite qu’assez vite… Lorsqu’un Kitfield, du National Journal, qui est une publication de l’establishment washingtonien, écrit ceci : «The post-Cold War world has evolved into a chaotic and unmanageable place, characterized not by ideological consensus but by the proliferation and empowerment of increasingly angry blocs of people around the world and on the home front», – c’est que les choses vont mal. Kitfield ne parle ni des talibans, ni de l’Iran, ni de Tea Party, mais d’une machin “chaotique et ingérable” (la situation du monde), sans la moindre unité idéologique d'un côté ou de l'autre, avec des groupes disparates et furieux partout, et cela aussi bien à l’extérieur que chez soi (aux USA). On s’écarte de méchante façon de la narrative antagoniste du système.
C’est là qu’apparaît le changement auquel nous faisons allusion, qui se retrouve sur bien des “fronts”, dans bien des lieux. Il y a aujourd’hui une très puissante dynamique d’intégration de crises de natures complètement différentes. Ainsi parlons-nous de la politisation, par la force de l’importance de la chose, de crises qui étaient auparavant annoncées comme spécifiques, comme eschatologiques et en relations avec des phénomènes catastrophiques naturels et restant dans ce (leur) domaine sans interférer sur notre perception rationnelle du politique, voire du métapolitique, mais qui s’avèrent aujourd’hui de plus en plus complètement différentes lorsqu’elles éclatent. (Voir notre appréciation du 10 août 2010 sur ce thème, grâce à un commentaire pour une fois éclairé de notre ministre Pierre Lellouche à l’occasion de l’actuelle catastrophe des incendies en Russie.) Cette intégration de crises complètement différentes tend à mettre radicalement en cause la narrative antagoniste du système, d’autant plus que les crises eschatologiques pèsent d’un poids de plus en plus lourd, se succèdent de plus en plus vite. Nous entrons alors dans d’affreuses contradictions au cœur même des secousses qui nous affectent “crise après crise” : autant la narrative antagoniste, lorsqu’elle triomphait encore, justifiait l’existence et la puissance du système ; autant la narrative chaotique (ou narrative eschatologique, si l’on veut) bouleverse de fond en comble ce schéma parce que les crises eschatologiques mettent en question le système lui-même, directement et férocement.
Le résultat est évidemment le chaos, et un BHO devant sa 13ème crise, dont on se demande s’il tiendra la distance. Mais d’ores et déjà, l’on sent que BHO n’a plus vraiment d’importance (non plus que Sarko, d’ailleurs), qu’il ne comprend rien à ce qui se passe dans le monde, et, surtout, dans l’Amérique qu’il croyait être celle d’Abraham Lincoln. (Qu’il lise donc les œuvres complètes de son héros, BHO, et il trouvera ceci, qui date de 1838 : «A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.» Nous sommes libres, nous y sommes.)
La lutte en cours aujourd’hui se tient entre ces deux perceptions, celle d’un antagonisme structurel qui tente de tenir la tête hors de l’eau à la légitimité en cours de noyade accélérée du système, et celle du chaos structurel, qui mélange toutes les tensions et les dynamiques de plus en plus libérées par la crise, et rassemble leur puissance pour pulvériser la légitimité du système. Chaque événement fait avancer la seconde perception aux dépens de la première perception, avec comme centre privilégié de cette évolution, – les USA, bien entendu, – ce pourquoi notre intérêt pour ce pays ne doit pas se démentir.
Cette dynamique du chaos, qui est paradoxalement “constructive” puisqu’elle pilonne la dynamique antagoniste du système, c’est-à-dire le système lui-même déstructurant, produit nécessairement des événements inattendus et imprévus. C’est sa raison d’être. La seule chose dont nous pouvons être assurés, chaque jour davantage, c’est de l’accélération du processus, dans une mesure tout à fait inattendue. En deux ans, depuis août 2008 (à la veille de septembre 2008 comme on sait, et de 9/15), la réalité du monde, et notamment du bloc américaniste-occidentaliste avec les USA en son centre, a subi plus de changements dans son essence même que dans les décennies qui nous séparent de la Grande Dépression. En deux ans, on est passé d’un épisode malheureux dont on voyait le terme dans une situation qui restait traditionnelle (“dans quelques mois, Bush s’en va et les choses se rétabliront en même temps que la lutte contre la Terreur sera conduite d’une façon plus rationnelle et plus efficace par un nouveau président si brillant, et Africain-Américain de surcroît”) à des perspectives d’effondrement et de déstructuration d’un système lui-même déstructurant, qui dépassent en force potentielle toutes les crises connues de l’ère moderne, et qui choisissent de se manifester d’abord, et tout naturellement, dans le cœur même du système (les USA).
En deux ans, les véritables enjeux sont apparus, sans que rien ne puisse arrêter cette évolution fondamentale. Il ne s’agit plus d’un homme, d’une politique, d’une cabale, d’un complot, d’une puissance, d’une alliance, d’une idéologie, d’un “empire” ; il s’agit du système et de la civilisation.
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