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9 juillet 2002 — Le texte paru le 7 juillet dans le Washington Post, de l'excellent chroniqueur militaire Thomas E. Ricks, représente un tournant dans l'évaluation médiatique, et celle-ci vue comme un reflet de l'évaluation stratégique, de la situation en Afghanistan. Pour la première fois, les Américains reconnaissent indirectement les très grandes difficultés qu'ils rencontrent en Afghanistan et l'incertitude où ils se trouvent sur la conduite à suivre.
L'argument apparent de l'article est un changement de stratégie, — le retour à des actions sporadiques et dissimulées des Special Forces et d'équipes de la CIA, après de grandes opérations militaires. Cela est présenté de façon assez trompeuse d'abord, comme si la première phase à laquelle on revient avait été elle-même un succès introduisant à des actions militaires plus larges, alors que le succès initial à terre est du à l'action de l'Alliance du Nord ; comme si la deuxième phase des grandes opérations militaires du printemps avait été satisfaisante mais n'avait plus de raison d'être, alors que ce fut une phase de complet insuccès.
Mais le reste du texte éclaire mieux combien cette introduction est spécieuse et correspond à une explication officielle destinée à dissimuler les difficultés. Le reste du texte est beaucoup plus clair et montre le désarroi américain, lequel est venu à son point de catharsis avec l'erreur de bombardement de la semaine dernière (plus de 40 tués dans une noce d'un petit village afghan), qui a eu un très fort écho médiatique et pèse désormais sur les relations des Américains avec les Afghans, et sur la validité des conditions opérationnelles (coopération avec les Patchounes).
« ''We're at a point where we have to decide what we're up to there,'' said Milton Bearden, a former CIA station chief in Pakistan who was deeply involved in the Afghan resistance to the Soviet invasion in the 1980s. ''This is the time to sit down, take off the rucksack, and assess where you are.'' Among other things, he said the Bush administration should stop bombing Afghanistan, where there was a friendly-fire incident last week in Uruzgan province.
» U.S. officials were reminded of the difficulties they face in recent days when it appeared that Uzbek and Tajik factions from their old allies in the Northern Alliance were about to fight in the northern city of Mazar-e Sharif. That near-breakdown into localized civil war was only averted after determined intervention by the CIA, Special Forces officers and the Karzai government, officials said. »
La communauté américaine de sécurité nationale est entrée dans une phase de doute, de scepticisme et même de pessimisme sur la poursuite de la guerre et l'efficacité de la stratégie américaine. C'est un tournant important dans la guerre lancée en octobre dernier, le premier tournant dans l'évaluation stratégique de la guerre, après de nombreux avatars sur le terrain.
Le texte de Ricks ne dissimule pas ce fait, sans toutefois l'exprimer ni l'expliciter de façon précise. L'abondance des évaluations citées, et des évaluations dont aucune n'est optimiste, forme un tableau éloquent.
« Some military experts predicted that this new, more political phase of the war could prove even more troublesome than last winter's bombing of the Taliban frontlines and the pushing of al Qaeda out of the country. ''I am fairly pessimistic,'' said Andrew Krepinevich Jr., a defense strategist at the independent Center for Strategic and Budgetary Assessments and a frequent Pentagon consultant. ''We won Phase One of the war, but Phase Two, supporting the successor regime, is the kind of military operation that is more difficult.''
» To be sure, the majority view among U.S. officials and military experts is that U.S. policy there is still on track. But the strong minority view is that the United States could face real trouble in Afghanistan, especially if it fails to adapt its tactics as conditions change. ''We may be sliding into a losing dynamic,'' said retired Navy Capt. Larry Seaquist, an expert in security strategy. ''There is not much positive data in view.'' As evidence of a drift in the U.S. approach in Afghanistan, he and others pointed to the incident last week in which more than 100 Afghan civilians were, according to Afghan accounts, injured or killed by a U.S. airstrike aimed at suspected Taliban hideouts. ''Our forces seem to be chasing hither and yon and stumbling into one friendly-fire mess after another,'' he said.
» Pessimists such as Seaquist worry about three trends they see, all related to the Pashtuns, Afghanistan's predominant ethnic group. Together, they fear, these trends could snowball into surprising trouble for the United States and for its allies in the Afghan and Pakistani governments. »
Il s'agit d'un phénomène remarquable, qu'on doit mettre en évidence. Ce que nous voyons apparaître, ce sont les prémisses du ''syndrome du Viet-nâm'', cette vision pessimiste des fondements d'une campagne extérieure entraînant des réévaluations stratégiques importantes qui enclenchent elles-mêmes un phénomène d'incertitude et de doute sur l'évolution militaire de la campagne, — alors qu'aucune des caractéristiques qui firent du Viet-nâm ce modèle du syndrome de la défaite politico-militaire de notre époque n'existe : ni engagement militaire profond, ni pertes élevées, ni mouvement anti-guerre aux USA. On est conduit à conclure sur ce point à la probable validité de l'hypothèse selon laquelle le ''syndrome du Viet-nâm'' est une tendance psychologique de la conception stratégique américaine plus que l'effet d'une situation donnée sur le terrain. Cela revient au constat que les Américains, s'ils n'emportent pas une victoire rapide et éclatante, se trouvent très vite précipités dans le doute et le pessimisme.
Cette évolution, si elle se confirme, réserve aussi des conséquences plus générales importantes. Comment envisager une campagne contre l'Irak déjà très difficile à monter, et qui nécessiterait, selon des sources britanniques, des retraits de forces d'Afghanistan, alors que le situation en Afghanistan évolue comme elle pourrait le faire selon ce qu'on en dit ici ? (Accessoirement mais pas inutilement, que penser de ces informations de source britannique selon lesquelles le retrait de forces d'Afghanistan a déjà commencé pour aider à préparer la force d'invasion de l'Irak ?)
On sait que cette fameuse ''Grande Guerre contre la Terreur'' est autant une question de communication, c'est-à-dire de manipulation de l'information, que de réalités opérationnelles. Mais l'insistance mise sur la manipulation de l'information comme moyen de faire une guerre qui n'a même pas lieu finit par menacer l'ensemble de l'architecture. Les avatars US en Afghanistan viennent pour une bonne part de l'auto-désinformation américaine qui accompagne la manipulation de l'information. Les préparatifs de l'insaisissable campagne contre l'Irak montrent un renforcement de cette tendance. La question se pose de savoir, non seulement si les Américains contrôlent la guerre d'Afghanistan, mais, d'une façon plus générale, si les ''alliés'' anglo-saxons (en fait le seul Blair allié aux Américains) sont encore capables de contrôler quelque chose qui ait un rapport avec la réalité.