Le vent crisique tourbillonne

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 2004

Le vent crisique tourbillonne

12 octobre 2024 (18h20) – Il semble raisonnable d’observer que le chaudron bouillonnant du Moyen-Orient, autour d’Israël, – “du fait d’Israël”, commence-t-on à dire, – soit en train de nous ménager des changements considérables sur fond de possibilités apocalyptiques diverses. Jusqu’ici, l’état d’esprit était aussi clair que la chose était incroyablement cruelle et complexe dans les manœuvres de guerre. Israël agissait comme on le voit faire sans que personne dans la majorité silencieuse et prudente de la communauté internationale n’osât une démarche fondamentale dans l’attitude habituelle. Seuls agissaient les acteurs principaux (Israël, les groupes palestiniens et proches d’eux, l’Iran, les USA et la Russie avec la discrétion qui lui est naturelle). Chacun allait, observait-on, au camp où on a l’habitude de les voir.

Les méthodes israéliennes étaient à peine contestées alors qu’elles étaient ce qu’on voit qu’elles sont, avec toute leur brutalité et leur cruauté. Tout le monde doit comprendre cela, ou refuser de voir, et je ne pense pas perdre mon temps à gémir sur l’évidence des actes terribles dont étaient victimes les Palestiniens. Il est vrai qu’Israël a toujours disposé d’un capital d’intouchabilité à cause de la victimisation dont jouit ce pays du fait de l’Holocauste, qui est devenu pour l’Occident une sorte de « religion d’État ». Le mot est de Diana Johnstone dans une lettre ouverte du 13 juin 2010 à son ami Noam Chomsky à partir de quoi l’on comprendra que la “sacralité” évoquée par Johnstone accompagne tout ce qui touche à Israël, – l’antisémitisme, le terrorisme, la question palestinienne, etc., et bien entendu les guerres que fait Israël et qui sont regardées avec attendrissement, – d’autant qu’on les perçoit comme nécessairement victorieuses :

« D’abord, la Loi Gayssot [loi punissant les actes d’antisémitisme et de révisionnisme] a contribué à la sacralisation de la ‘Shoah’, qui est traitée de moins en moins comme un évènement historique et de plus en plus comme un dogme sacré. Dans un Etat laïc, où la religion est exclue de l’école de la République, seule la ‘Shoah’ exige l’adhésion mentale et émotionnelle réservée traditionnellement à la religion. Sa place dans les programmes scolaires empiète de plus en plus sur l’enseignement de l’histoire profane. »

Cette situation d’“impunité vertueuse” d’Israël a atteint son paroxysme depuis le 7 octobre 2023, où la crise soudaine et terriblement brutale a bénéficié de la même sorte de simulacre et de censure de la presseSystème que l’Ukraine, avec classement entre “vilains” et “gentils”. Las, et n’en déplaise à la malheureuse Hillary, le contrôle n’était pas “total” au bout du compte ; et de nous apercevoir en même temps de la fragilité complète des narrative servies, de l’évanescence des employés qui sont à leur service, de la vulnérabilité de ces  puissants qui sont en train de s’effondrer sur un tapis de billets verts et de porte-avions invulnérables par grand beau temps.

Chaos à tous les étages

La situation s’est brutalement tendue ces quatre ou cinq derniers jours, essentiellement entre les USA et Israël, entre Biden (avec Kamala en bandouillère) et Netanyahou. Il faut écouter la chronique des compères Mercouris-Christoforou d’hier après-midi sur « La discussion chaotique entre Biden, Harris et Netanyahou », lors d’un coup de téléphone, avant-hier, de Netanyahou aux deux autres. Les deux chroniqueurs attirent notre attention sur plusieurs faits.

• La situation étrange existante entre les deux ministres de la défense d’Israël et des USA, du fait de l’interdiction faite au ministre Gallant (souvent en désaccord avec Netanyahou) d’aller à Washington rencontrer le 11 octobre son homologue Austin. Netanyahou, qui a donné cet ordre le 8 octobre, voulait d’abord parler à Biden avant cette rencontre.

• Il y eut donc ce coup de téléphone auquel Biden, qui était la personne que Netanyahou voulait contacter, avait convié Harris à participer. Un compte-rendu en fut publié par la Maison-Blanche et Mercouris qui l’a lu avec attention, en sortit stupéfait...

« Je dois dire que le compte rendu est un désastre absolu... Il est dit d'un côté que les États-Unis soutiennent fermement Israël, ils condamnent sans équivoque la frappe iranienne, ils soutiennent les actions israéliennes... En même temps il est dit qu’Israël doit modérer ses actions et essayer d'éviter les victimes, qu’il doit travailler diplomatiquement pour trouver une solution qui permettra aux gens dans le nord d'Israël et dans le sud du Liban de rentrer chez eux, même si les combats continuent dans le sud au Liban... Il n'y a aucune cohérence, euh, ça donne l'impression d'une conversation complètement embrouillée et chaotique ... Je n'ai jamais lu un compte-rendu aussi confus et aussi peu structuré... »

Mercouris rapporte que pas un seul mot ne fut dit sur ce qui aurait dû être le sujet central : l’attaque israélienne contre l’Iran suite à la frappe des missiles iraniens du 1er octobre, qu’Israël avait promis très rapide et très puissante, tandis que les discussions entre USA et Israël sur les cibles choisies allaient bon train depuis quelques jours et montraient des désaccords sérieux.

• Enfin, un autre élément important est donc un article du ‘Daily Telegraph’ hier, qui a particulièrement impressionné le tandem du fait de la précision des informations concernant l’efficacité des missiles iraniens lors de l’attaque du 1er octobre :

« L’Iran a prouvé qu’il peut pénétrer le système de défense aérienne le plus puissant du monde. Ce qui viendra après sera dévastateur.

» Nous devons prendre note : les missiles iraniens ont pénétré le formidable Dome de Fer des Israéliens. »

Mercouris en vient à parler de cet article après s’être demandé, selon la conviction qu’il a que l’attaque israélienne aura lieu quoique disent les USA : pourquoi Netanyahou attend-il ? Et sa réponse est que Netanyahou attend tout de même une aide US et qu’il hésite devant l’ampleur de la mission et la contre-attaque iranienne qu’elle peut amener :

« ... et nous revenons ici à votre point sur l'article du Daily Telegraph, car nous avons maintenant beaucoup plus d'informations sur la frappe iranienne contre Israël et avec chaque élément d'information que nous obtenons... C'est l'article le plus complet et le plus détaillé qui nous ait été fourni jusqu'à présent et il est paru dans un journal, pourtant très très pro-israélien, mais qui a des liens très forts avec l'armée britannique et les services de sécurité et de défense...

» [l’article] nous dit que les missiles iraniens ont été très efficaces, qu'au moins 30 missiles ont réussi à traverser la zone du Dome de Fer, que tous les missiles étaient hypersoniques et qu'ils ont atteint leurs cibles, qu'ils ont causé de réels dégâts, ... Bref, que le système de défense aérienne et antimissile israélien n'a été que très partiellement efficace. »

Ainsi l’hypothèse à laquelle arrivent nos commentateurs est-elle que les Israéliens jugent qu’ils auront de gros problèmes lors de l’attaque, donc qu’il leur faut un soutien massif des USA. Cet aspect du problème entraîne tout le reste, sachant que le ministre Gallant et même l’IDF sont plutôt en désaccord avec Netanyahou, dans un sens plus modéré, sur les buts et les objectifs de l’attaque ; que l’administration Biden est en lambeaux, avec des centres de pouvoir ayant des politiques différentes, un Pentagone très opposé à une grande attaque israélienne et une grande guerre dans la région ; (d’où l’opposition initiale de Netanyahou à la rencontre Gallant-Austin ?)

Pauvres casques bleus

Là-dessus, l’on apprend qu’un char israélien a tiré par erreur sur un poste d’observation de la “force de la paix” (cela existe encore), la FINUL, et blessé deux casques bleus. L’IDF n’a pas nié une seule seconde et a aussitôt exprimé ses condoléances qui ont dû toucher bien des âmes sensibles. Pour l’instant, on ne peut qu’observer que les forces armées israéliennes, à défaut de gagner des guerres, savent bien manier les gaffes au moment opportun.

Car ce fut comme si un verrou avait sauté, surtout sur le fond du chaos israélo-US et des hésitations pour attaquer, etc. Il y eut un déluge de condamnations et de diverses mesures de rétorsions symboliques contre Israël. En Europe, la France, pour une fois bien inspirée, mène la bataille, accompagnée de l’Espagne, de l’Italie et (surprise, surprise) de l’Angleterre où l’on entend le Premier ministre plaider pour la recherche d’une issue diplomatique dans tous les conflits (comme pour l’Ukraine à Istamboul ?) ; l’Amérique du Sud s’agite aussi, avec une rupturer des relations diplomatiques du Nicaragua avec Israël. On a même entendu Biden affirmer d’une voie forte et assurée qu’il condamnait “absolument” cet acte  de l’IDF

Cette espèce de lever des boucliers de carton devrait encore se propager, et c’est bien sur ce point qu’il nous faut conclure en observant combien il s’agit d’une sorte de rupture par rapport à la ligne de conduite suivie jusqu’ici.

Fatigue de la vertu

Je reviens à ce point à cette “situation d’‘impunité vertueuse’ d’Israël [qui] a atteint son paroxysme depuis le 7 octobre 2023”. L’“impunité vertueuse” d’Israël avait pris l’habitude de s’acoquiner à la réputation d’“une des meilleures armées du monde” généreusement distribuée à Israël, notamment du temps de ses victoires de 1956 et de 1966. Ainsi la vertu correspondait à la force et la religion de la « sacralisation de la Shoah » pouvait correspondait à l’usage vertueux de la force comme élément d’un Droit lui-même sacralisé, qui servait évidemment à la présentation morale des entreprises américanistes-occidentalistes.

Ainsi pouvait-on imaginer, – et cela fut fait prestement au début des événements d’il y a un an, – une correspondance entre la guerre israélienne et la guerre ukrainienne, et même transférer un peu de la narrative israélienne, comme une transfusion de sang, pour redonner des couleurs à la narrative ukrainienne.

Mais rien de tout cela ne tient plus... Peut-être l’ambition israélienne, un peu trop gloutonne ? Peut-être l’agacement américaniste, au moment de l’élection présidentielle ? Il est vrai que les religions s’avèrent parfois d’autant plus vulnérables qu’elles sont exigeantes... D’ailleurs, pendant qu’il se passait tout ce qu’on a conté, – qui ne présage en fait de rien du tout des événements guerriers pour les mois, pour les semaines, pour les jours et même pour les heures qui viennent, – les conférences pour aider et consolider Zelenski (celle de Ramstein, des ministres de la défense des pays amis, celle du ‘sommet de la paix’ pour rallier le ‘Sud global’ à l’Ukraine) étaient annulées en cascade, tandis que l’armée ukrainienne continuait à reculer partout et que Zelenski se lançait, vainement semble-il, dans une nouvelle tournée-sébile chez les amis récalcitrants.