Le vertige de la page barbouillée

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 3043

Le vertige de la page barbouillée

19 juin 2024 (20H15) – Je parle ici, à la fois en tant que celui qui fait son travail, – disons écrivain et “commentateur” au sens le plus largissime, – et en tant que celui qui mesure les caractères de la situation qui est l’objet de son travail, – disons “l’état et la situation du monde”, en toute humilité mais avec un certain acharnement. Je ne cesse de me surprendre moi-même par les constats où m’amènent mes observations, en prenant bien garde, à chaque occasion, de n’en tirer aucune conclusion qu’on voudrait définitive. Vous comprenez, nous sommes dans un temps où, d’un côté, l’on se chamaille avec beaucoup d’entêtement pour fixer les conditions d’une négociation qu’on croirait parfois marquée du signe de l’anathème, et qui paraît nécessaire et inévitable l’instant d’après. Parallèlement, on continue à supputer avec une précision remarquable les possibilités existantes d’un conflit nucléaire dont chacun sait bien qu’il dispose dans ses options celle de la destruction du monde. Tout cela voltige au milieu d’escadrons de mensonges et d’escouades de simulacres ...

Mais, revenant à la situation de l’écrivain commentateur dont je vous entretenais au début, je fais la remarque suivante, qui ne cesse de me hanter l’esprit et de me poser des problèmes de choix, selon laquelle la hantise principale, la catastrophe de son travail pour le travailleur de l’écrit est bien connue sous l’expression de :

« Vertige de la page blanche »,

lorsque à les sujets se font rares et n’offrent plus de champ à l’inspiration et lorsque meurt l’inspiration...

... Alors qu’aujourd’hui, disons depuis quelques années mais en ce moment à un rythme foudroyant d’accélération, la catastrophe de mon travail doit être énoncée sous l’expression de :

« Vertige de la page barbouillée »,

parce que les sujets ne cessent de fourmiller, de s’ajouter les uns aux autres et les uns sur les autres, sans ordre aucun, sans la moindre logique, jusqu’aux plus extraordinaires et aux plus insensées. L’inspiration n’en est plus à chercher dans un vaste pré verdoyant sans un seul accroc la jeune pousse d’un arbre à venir qui a cherché et trouvé un espace pour croître, elle se trouve dans une jungle où chaque liane, chaque branche,  chaque feuille pourrait être saisie pour donner lieu à une réflexion particulière, et souvent folle, insensée, sans aucun sens du rangement et de la raison.

Ainsi se trouve-t-on dans un monde que l’on ressent et que l’on observe foisonnant et furieux, qui se développe de tous les côtés, que rien n’arrête et qui n’indique nulle part la direction qu’il entend suivre ! A chaque instant, vous vous dites, là, ou bien là, ou bien là encore, je tiens un événement formidable que je vais pouvoir commenter ! Mais l’événement s’est accompli et a disparu, aussitôt remplacé par un autre qui allume aussitôt une autre espérance de tenir un formidable argument de commentaire avant de disparaître à son tour.

Je vous dis cela souvent sous une autre forme, mais j’entends ici en faire un sujet de chronique pour tenter de vous faire comprendre qu’il s’agit de bien plus qu’une hypothèse mais bien d’un problème qui se pose chaque jours à chacun d’entre nous, – pourvu que l’on soit sérieux et loyal avec soi-même. Nous sommes dominés par des événements que nous ne comprenons pas, et encore moins ne saisissons pas un seul instant, et ainsi réduits à parcourir les conséquences imprévues de déplacements imprévisibles du monde qui s’entassent et s’amassent à notre insu, quel que soit notre gré.

Tenez, cette conférence en Suisse, on ne sait exactement pourquoi sinon qu’il est question d’Ukraine (What else ?)...

« Maintenant, deux ans plus tard, ils ont organisé cette conférence, et ils n’ont jamais complètement expliqué quel était censé être son véritable objectif... »,

observe Alexander Mercouris avant de se lancer dans un impitoyable détricotage d’un événement à la fois indescriptible, incompréhensible, dominé par une volonté générale des organisateurs d’avoir la peau de Poutine et qui s’avéra être, constata-on quatre jours plus tard, un véritable triomphe pour Poutine.

Qui aurait dit cela il y quatre mois ou six mois, lorsqu’on vous annonçait cette conférence en Suisse (quelle idée !), et les Suisses espéraient même que les Russes viendraient, en marge, — ils étaient invités, ma parole ! – écouter leur procès sans pouvoir dire un mot, et cela se terminerait par l’entrée des Russes dans la salle, la lecture du communiqué par un Fouquier-Tinville représentant les 160 pays invités et tous fermement présents, puis la marche solennelle des Russes vers la guillotine globaliste ; – oui, qui donc aurait dit cela ? Rapportant cette offre si aimable des Suisses, Lavrov commenta dans une conférence de presse qu’il leur avait répondu :

«  Vous devez formidablement plaisanter, non ?! »

Donc, comme vous le savez, cette conférence sans importance ni intérêt est devenu un formidable événement qui ridiculise le clan américaniste-occidentaliste, donne un résultat absolument bordélique de qui signe et qui ne signe pas le communiqué parmi les 160 pays réduits à 92, puis à 78. Et chacun de s’en retourner, la queue entre les jambes ou bien pouffant de ce spectacle où le désordre du monde qui prétendument nous hégémonise encore s’est répandu et a explosé dans un bruit de tonnerre, expédiant dans tous les sens ses débris et ses restes de simulacre. Personne ne sait pourquoi l’on s’est réuni, personne ne sait ce qu’il en sorti et à quoi cela a servi, mais tout le monde voit bien qu’une fois de plus les mêmes qui ne cessent d’encaisser en ont encaissé un de plus.

Il est inutile de s’attarder à l’imbroglio formidable que fut cette conférence, alors que même maintenant, trois jours plus tard, on hésite sur le nombre de pays invités et le nombre d’invités présents, autant que sur le contenu de la réunion elle-même qui n’avait pour référence que le seul “plan de paix” du président Zelenski, – qui ne l’est plus, président, mais qui espérait bien continuer à l’être en étant embrassé par tous les grands de ce monde comme le seul et véritable président.

« Le premier jour, s’esclaffe Mercouris, les gens étaient en petits groupes et discutaient des propositions faites par Poutine lors de son colossal discours du vendredi au ministère des affaires étrangères... »

» ... Toutes les interventions [américanistes-occidentalistes] qui vinrent ensuite concernant l’Ukraine et le plan Zelenski se ressemblaient toutes tellement qu’on aurait cru qu’elles venaient du même speechwriter. »

Tout cela fait bien tragédie-bouffe où le bouffe domine d’une façon écrasante. Mais, au contraire de la première apparence qui suggère désordre et chaos et rien que cela, je crois de façon bien différente  que ce bouleversement constant, cette absence de sens que l’on croirait volontaire, – et qui l’est pour l’apparence première justement ! – dissimule une formidable réalité qui s’ébranle dans des dimensions bien supérieures à nous. Nous ne saisissons rien de ce qui nous est volontairement insaisissable, comme si le maître tout-puissant de cette folle agitation savait bien entendu que l’être humain, dans cette circonstance, ne ferait jouer que sa maladresse, sa suffisance, sa certitude de soi pour accentuer encore plus les caractères d’incompréhensibilité et d’incertitude des choses, et gâcher ainsi un désordre ma foi fort bien organisé en chaos prometteur.

Il s’agit de quelques-unes des circonstances les plus extraordinaires où il est préférable de choisir la posture de l’inconnaissance avec la confiance d’intuition que cela implique. Alors, le spectacle de désordre et de chaos, d’accumulation d’événements incroyables et improbables, prend tout son sens qui n’est certainement pas du domaine de notre raison suffisante. Nous sommes dans une de ces périodes de l’histoire, lorsqu’elle se fait métahistoire, du temps qui se contracte pour devenir métahistorique, pour acquérir une vitesse qui est bien au-delà de nos visions historiques habituelles.

Dans de telles conditions, la page est si barbouillée de traits impossibles à suivre qu’il est bien inutile, inutilement prétentieux veux-je dire, de vouloir y ajouter sa propre ligne. Il suffit d’observer ce chaos et, parfois, de saisir une ligne qui vous est désignée par votre intuition, et de vous dire alors que vous tenez une vérité-de-situation.