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183714 avril 2016 – Cela commence, pour faire simple, par une citation de Noam Chomsky dans un article de The Nation, du 5 avril, qui est une question à la fois évidente et énigmatique, selon la traduction qu’on lui donnera qui est peut être différente : ou bien “Comment se fait-il que nous ayons tant d’informations, mais que nous en sachions si peu ?”, ou bien “Comment se fait-il que nous ayons tant d’informations et que nous sachions si peu de choses ?”, selon que vous établirez un lien direct entre le fait d’avoir beaucoup d’informations et de “savoir peu”, ou un lien simplement indirect. (Je discute bien de cette phrase sans chercher à savoir ce que Chomsky a voulu dire précisément, car cette phrase a son intérêt par elle-même, et notamment cette ambiguïté possible de la traduction, dans l’esprit de la chose, dans l’esprit de la langue et des mots qui disent des choses d’eux-mêmes, qui constituent eux-mêmes leur sens selon des conceptions proches de celles des “logocrates”... [Je parle des logocrates dans le Journal-dde.crisis du 18 octobre 2015.])
Pour mieux exposer le cas et situer le contexte, je fais la citation en entier qui permet de voir que, dans ce contexte, la première version prévaudrait, alors que je crois bien que ce n’est pas celle qui me satisfasse le plus : « The danger with the Panama Papers is that the massive amount of data—much of it still unreleased—could overwhelm, pushing the public to that place where the covert and the spectacular collapse into each other, creating not action and knowledge but paralysis and amnesia. The trees (that is, the data) will hide the forest (our conceptual understanding of how the data points relate to each other). As Noam Chomsky describes the paradox, “How it is we have so much information, but know so little?” »
J’aurais donc tendance, moi, à faire évoluer la question d’une façon plus précise, en proposant : “Comment se fait-il que nous ayons tant d’informations, que nous connaissions tant de choses et que nous comprenions si peu ?” ; et même, plus encore, à mesure que ces temps étranges défilent avec leur histoire qui ne cesse d’accélérer : “Comment se fait-il que nous ayons de plus en plus ‘tant d’informations’, que nous connaissions de plus en plus ‘tant de choses’ et que nous comprenions de moins en moins ?”. Il s’agit vraiment d’un problème fondamental, encore plus pour celui qui fait métier d’écrire, et même qui fait mission et sacerdoce d’écrire, et à propos des événements courants, – là aussi, avec l’ambiguïté de l’expression, – “les événements courants” parce que “les événements de tous les jours”, ou bien “les événements qui courent” [de plus en plus vite, quoique dans ce cas le “s” est de trop], ou bien les deux “les événements de tous les jours qui courent de plus en plus vite”.
Depuis quelques semaines, je ressens particulièrement ce phénomène qui est l’inverse de “l’angoisse de la page blanche” ; ce serait donc “l’angoisse de la page pleine” (“pleine” dans le sens de surchargée, et donc plutôt que “page noire” si l’on voulait garder l’idée des couleurs, parce que “noire” implique l’aveuglement voir la censure comme lorsqu’on veut aveugler la lecture de certains passages d’un texte, ce qui n’est pas du tout le cas puisque c’est exactement le contraire) ; et je dirais alors, plutôt, “le vertige de la page pleine”. Je veux dire par là que l’angoisse se transmue en vertige parce qu’au lieu de n’avoir rien, de vous trouver impuissant devant une page blanche qui veut dire “vide” du moindre écrit, de la moindre inspiration comme on est devant le rien plutôt que devant un abîme, vous vous trouvez devant une page totalement envahie par une multitude de possibilité d’écrits, au point que la paralysie ne concerne plus la matière de l’écrit et l’activité de l’inspiration, mais bien l’identification et le choix à faire dans cette multitude d’écrits dont chacun est absolument cohérent et l’abondance des inspirations, folles, pressantes, venues de tous côtés et allant dans tous les sens, et tout cela procurant une sorte de vertige qui vous invite à ne rien faire par une crainte sourde de littéralement “perdre l’équilibre”. Ainsi suis-je conduit à dire que vous avez “de plus en plus d’informations”, que vous savez “de plus en plus de choses” et que l’identification et le choix sont de plus en plus ardus jusqu’à la paralysie parce qu’il importe que vous compreniez selon une hiérarchie de ces choses qui permet de garder son équilibre avec ordre et harmonie.
Essayons d’être encore plus précis. On sait que j’ai une perception et une intelligence générales qui s’appuient sur une conviction. Il s’agit de l’idée selon laquelle nous, – nous-sapiens, – ne sommes ni les maîtres ni les ordonnateurs des événements. Si vous pensez en fonction de la théorie du libre-arbitre et si l’on veut une image pour me mieux faire comprendre, je dirais que nous avons les mains libres et la capacité de faire sentir les effets de nos actes au niveau de la tactique mais que le cadre stratégique nous est imposé.
(Cette idée, cette image, rencontrent ma conception de l’Histoire et justifient par conséquent les constantes allusions que je fais à “des forces supérieures”, “extrahumaines”, etc., et selon le constat que jamais cette situation ne m’est apparue aussi évidente que dans notre époque à cause de l’exceptionnalité de la période eschatologique que nous vivons, – fin de cycle, effondrement, du Système et de la contre-civilisation, etc. ; l’exceptionnalité de la période en ce sens que la métahistoire se manifeste directement dans les événements, et non plus par le biais, le filtre, la courroie de transmission de l’histoire-tout-court ; si vous voulez, avec la stratégie intervenant directement dans les affaires du monde, et plaçant soudain le sapiens-tacticien devant les limites considérables de son action.)
Ainsi, mon angoisse-devenue-vertige, mon impuissance devant la “page pleine”, c’est bien parce qu’elle est chargée et surchargée d’innombrables notations et observations, encombrée de tant d’écrits, et nullement parce qu’elle est nue et vide de quoi que ce soit. Alors, si je n’écris pas, ce n’est pas parce que je ne sais quoi écrire sur quelque chose que ce soit, mais parce que je sais trop de choses sur quoi je peux écrire, et sur autant de sujets et de thèmes qui méritent qu’on écrive sur eux. (Jamais je n’ai eu, épars, autant de textes commencés, voire fixés à leurs seuls titres, et ayant tout leur intérêt avec la possibilité pour moi de les écrire, et aussitôt laissés de côté, en attente d'on ne sait quoi, pour me saisir d’un autre sujet, d’un autre thème...) En tacticien désorienté, pour poursuivre l’image, j’avance prudemment jusqu’à connaître des instants de paralysie, de craindre d’interférer dans le stratégie. (Pourtant, crainte dénuée de sens, parce que tout ce qui me vient sous la plume aura été choisi selon sa nécessité et son essentialité, selon l'objective vertu de mon impérative et exclusive orientation antiSystème.)
C’est une sorte d’étrange impuissance, faite plutôt d’un découragement devant la multitude des possibilités et des nécessités. A aucun moment je n’ai d’hésitation pour une observation, une analyse, un commentaire, et même j’en suis assailli et débordé, et, j’en suis sûr, tous avec plus ou moins de pertinence et ayant largement leur place là où je voudrais les mettre. Il y a une explication à cette situation, qui relève de l’éidence... A vrai dire, je ne cesse d’être surpris par la façon dont ce que je nomme le Système ne cesse de se mettre à découvert, par ses bourdes, ses confusions, ses incroyables naïvetés, ses narrative puériles et si aisément débusquées pour ce qu’elles sont. Bien sûr, c’est une énorme machine de mésinformation, de désinformation, etc., mais qui prend eau de toutes parts, un énorme Titanic de sottises qui ne cesse de se découvrir ici, puis de se découvrir là, d’exposer ses erreurs ou la grossièreté de se calculs. Dans chaque recoin de ses bourdes, on retrouve, exprimées à ciel ouvert, ses tendances et ses machinations grotesques, et tout cela dans le domaine du gigantesque, – c’est-à-dire le grotesque gigantesque...
D’une façon générale, je pense que le Système se trouve dans un tel état de désarroi et de confusion, alors que la machinerie est toujours à pleine vitesse et complètement inarrêtable (surpuissance), qu’il n’est plus capable d’évaluer ce qu’il fait, de calculer, éventuellement de ruser. Il roule à visage découvert, exposant tous ses vices et ses catastrophiques erreurs, sans plus songer à rien et comme emporté par cette dynamique qu’il ne contrôle plus. Il n’a plus que le domaine quantitatif à sa disposition (sa surpuissance, sa masse, l’universalité de sa pesanteur, la prégnance extraordinaire de sa sottise qui entoure ceux qui n’y prennent garde et y sont prédisposés par la faiblesse de leur psychologie, les zombies-Système, d’une sorte de boue collante, ou de colle boueuse au choix) ; par conséquent et au contraire, il a perdu tout espoir de figurer au niveau qualitatif, en élaborant et en choisissant des tromperies habiles, en procédant avec souplesse et efficacité, en évoluant, en changeant, en surprenant par ses contrepieds... Fini tout ça, seul l'antiSystème peut faire.
Au niveau de la communication, l’effet contradictoire (effet-Janus) est d’une puissance extraordinaire et la sentinelle antiSystème n’a qu’à se baisser pour trouver ses munitions. Ainsi mon jugement général est bien que nous avons un flot diluvien d’informations, et une connaissance à mesure de leurs significations fondamentale, mais le véritable travail, le travail harassant se trouve dans la compréhension générale du phénomène de cette dynamique diluvienne, de sa signification et dans la façon, par conséquent, dont il faut entreprendre l’exploitation de tout ce matériel (identification et choix). Ainsi en est-on à ce stade du “vertige de la page pleine”.
Je sais bien que cette réflexion présente des aspects extrêmement “optimistes” dirais-je d’un mot que je n’aime pas, dans tous les cas extrêmement satisfaisants, mais la réaction qu’elle suggère pousse les capacités humaines à leurs limites et plonge parfois le sujet (moi-même pour ce cas) dans des moments de paralysie et d’impuissance qui constituent une charge psychologique très lourde. C’est une sorte de paradoxe, bien entendu, mais cela rejoint une nouvelle équation des données de la bataille en cours. L’intelligence nécessaire, celle de la riposte antiSystème, est certes toujours nécessaire, mais elle ne tient plus seule le premier rôle. Elle doit s’inscrire dans un ensemble plus remarquable qui englobe tous les aspects du comportement intellectuel ; elle doit s’inscrire dans le cadre d’un caractère dont la solidité et la droiture doivent permettre de tenir, de se retrouver après “ces moments de paralysie et d’impuissance” dont je parle plus haut et qui sont inévitables. (Sur le caractère, toujours avoir à l’esprit le mot du “diable boiteux” : « Il y a trois choses nécessaires pour former un grand homme, d’abord la position sociale, une haute position ; ensuite la capacité et les qualités ; mais surtout et avant tout le caractère. C’est le caractère qui fait l’homme.. Si un des pieds de ce trépied qui doit se maintenir par l’équilibre doit être plus faible que les deux autres, que ce ne soit pas le caractère… que ce ne soit pas le caractère ! »)
On se tourne alors, pour conclure, vers l’inconnaissance, n’est-ce pas ? Plus que jamais, dirais-je... Mais plus que jamais avec discernement, mesure, sachant en user selon une tactique mûrement réfléchie, et dans le cadre stratégique que nous imposent des événements que nous ne contrôlons en aucune façon. Il s’agit non seulement de se battre contre le Système, – mais cela, comme je l’ai dit, devient une tâche qui n’est complexe que pour celui qui vise, mais pour laquelle aucune munition ne manque ; il s’agit également de se battre selon la cohérence stratégique que ces “forces surhumaines” ordonnent pour nous.
Décidément, je me dis de plus en plus assurément que nous sommes entrés dans les eaux extraordinaires, dans l’aventure suprême que constitue le chaos par rapport au désordre, ou le désordre-devenu-chaos. Notre tâche, désormais, n’est plus seulement de profiter du désordre du Système pour taper contre lui, avec la hargne d’un charpentier qui démolit une construction hideuse, mais de découvrir, dans le désordre-devenu-chaos, ce qui va servir à la construction de choses nouvelles dont nous n’avons pas idée, et cette fois avec la joie du même charpentier s’engageant dans l’acte collectif de la construction d’une nouvelle cathédrale à la splendeur paléo-gothique offerte comme substitut triomphant à cette postmodernité, production du Système devenue poussière puante et productrice elle-même de sa propre mort dans l’entropie d’elle-même. Toi le venin, crève de toi-même !
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