Le vertige Obama

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Le vertige Obama

8 janvier 2008 — Qu’importe ce qu’il arrivera tout à l’heure (cette nuit aux USA) dans l’élection du New Hampshire, – d’autant que la course n’en a qu’à ses prémisses, que ce n’est qu’un début, que bien des surprises peuvent arriver, etc. Qu’importe, car ce qui importe est le vertige qui a saisi l’Amérique depuis la primaire de l’Iowa. Même s'il cesse demain, il constitue un phénomène extraordinaire.

Même un commentateur aussi mesuré qu’un Steve C. Clemons convient de la réalité de ce “vertige”. Il mettait en ligne un rapide petit commentaire, le 6 janvier, qui a la vertu de la spontanéité et qui marque surtout par ce qu’il dénote d’une sensation de vertige qui semble naître partout, aussi bien dans l’équipe Clinton que chez Obama. Il y a cet aveu de Clemons lui-même, dénotant à la fois le climat d’excitation incrédule et l’honnêteté du commentateur: “Je ne sais que dire de cela, – juste vous faire part de ce que j’entends…”

«My friends in both camps are in shock. The Hillary Clinton team – at the worker level – is trying to figure out what the turn-around strategy is.

»The Obama camp can't quite believe the surge, and the best of them are worried about making decisions that might make their champ look arrogant or over-confident in the wake of his Iowa win – and perhaps his next big win in New Hampshire.

»One close foreign policy insider in the Obama camp did share with me that while to the outside it looks like Anthony Lake and Susan Rice are the chief foreign policy advisers with Zbigniew Brzezinski and others close in when they want to be – I was told that there essentially is no hierarchy and no defined structure yet regarding who is driving the process. I don't know what to make of this – just sharing what I heard.»

Aussi caractéristique, l’un des commentaires de lecteur, après le texte de Clemons, pour prendre une bonne mesure de l’événement psychologique en cours (mis en ligne par “Susan”, le 6 janvier):

«Steve, My son is a young architect who works in the DC area. He said that his firm (mostly young) went nuts when Obama won Iowa.

»I don't think that most of us can appreciate the impact Obama is having on our kids.

»What we are witnessing is the torch being passed to the next generation.»

Maintenant, reportons-nous à un long et intéressant article de Joshua Holland, sur Alternet.org, le 7 janvier 2008: «Obama Can Win; If He Does, Let's Hope His Sunny Bipartisan Talk Is Just Rhetoric.»

L’article est d’abord une longue analyse des conditions électorales, des positions et des statut des uns et des autres; c’est également une longue analyse de l’aspect racial, du fait que Obama est Africain Américain, avec l’extraordinaire complication que ce facteur apporte à l’analyse; c’est enfin la conclusion que Obama peut certainement gagner la nomination du parti démocrate. L’analyse est évidemment intéressante mais ce n’est pas le plus intéressant.

Holland s’interroge ensuite, et répond:

• Pourquoi Obama perce-t-il avec cette soudaineté et cette puissance? Parce qu’il présente un message de changement, d’espoir, d’unité nationale, de réconciliation. («In New Hampshire on Friday, Obama made the pitch in what's become a stock applause line in his campaign, saying in commanding style that Americans “can come together and say, ‘we are one nation, we are one people and it is time for us to bring about change!’” The crowd went crazy.»)

• Si Obama gagne et si cette rhétorique devient une véritable politique, que se passe-t-il? Au contraire, répond Holland, il faut que cette rhétorique reste rhétorique, qu’elle soit remplacée dans l’action par une autre politique, une politique pratiquement inverse, caractérisée par un esprit de combat: «Flowery talk of hope and reconciliation has enormous appeal, but what we need is a fighter.»

Joshua Holland, de Alternet.org, est un progressiste, un homme de gauche, de cette gauche hors-système qui appelle un changement de tous ses vœux et qui découvre soudainement l’opportunité qu’Obama présente pour ses ambitions. Il considère que la droite du système, la droite du business, des capitalistes, la droite des bellicistes et autres, éventuellement avec l’appoint des chrétiens évangélistes, est en guerre civile contre la “vraie Amérique” du côté de laquelle lui-même prétend se ranger. Pour cette raison, si Obama était élu, et sans doute même avant, dans le cours de la campagne, il devrait s’apprêter à une immense bataille.

«But if Obama were to win the nomination, those desperate to see real change should hope that Barack Obama's touchy-feely message of hope and healing is nothing more than snappy campaign rhetoric.

»Obama's run as the candidate of “change” – a nebulous slogan with huge appeal given the depth of the hole that Bush has dug over the last seven years. According to his campaign's narrative, Obama would not only change Washington, but he'd do it by bridging the gap between the Right and Left, healing long-festering wounds, bringing a polarized electorate together and uniting the country. In New Hampshire on Friday, Obama made the pitch in what's become a stock applause line in his campaign, saying in commanding style that Americans “can come together and say, ‘we are one nation, we are one people and it is time for us to bring about change!’” The crowd went crazy.

»Yet the message is as hopelessly naïve in the real world of American politics as it is appealing on the stump, and for a simple reason: it assumes that the GOP – dominated as it is by “movement conservatives” in the Delay-Rove mold – and it's corporate backers are interested in engaging in a thoughtful debate over how to make America a better country. If that were the case, then bridging the divide through calm words and negotiation would certainly be better by leaps and bounds than the ugly brand of politics we have today.

»But that's not the case. John Edwards' own stock response to Obama's narrative seems quite accurate:

»“I don't believe you can sit around a table with the drug companies, the insurance companies or the oil corporations, negotiate with them – and then hope they'll just voluntarily give their power away. You can't nice them to death – it doesn't work.”»

Une campagne d’un temps historique de rupture

L’étonnante équipée d’Obama alors que nous sommes au tout début de dix mois de campagne doit nous permettre d’aller encore plus profondément au cœur de notre réflexion. L’explosion d’enthousiasme, le vertige qui saisit certains, les questions fondamentales que soulève cette candidature, les réflexions auxquelles mène l’hypothèse pourtant encore bien théorique de son élection, doivent nous faire conclure une fois de plus, et de plus en plus assurément, que l’Amérique est en train de se diriger vers le centre bouillonnant de sa crise.

La question que nous devons nous poser, qui était déjà esquissée, ou posée différemment hier, est celle de l’explication : s’agit-il d’Obama ou du “medium-Obama”? Le “medium-Obama”, dito l’homme qui n'est que “porteur”, qui porte un message simple qui est nécessairement un message de rupture parce qu’il propose une perspective d’unité dans une Amérique horriblement divisée, l’homme qui porte un message ouvrant des champs à la fois idéalisés et imaginaires qui sont gros de la possibilité, également idéalisée et rêvée, d’une rupture de la réalité… Si la deuxième interprétation (le “medium-Obama”) est la bonne, ce qui nous semble extrêmement probable, l’effet est tel qu’il se nourrit lui-même. Cette capacité de rupture rêvée renforce le message d’Obama d’une façon qu’on dirait “objective”, il charge le “medium-Obama” d’une puissance inimaginable et totalement inattendue, que lui-même (Obama) n’a absolument pas prévu. (Clemons rapporte d’une façon révélatrice que le camp Obama est lui-même stupéfait, autant que le camp Clinton, du succès recueilli et, surtout, de l’intensité qu’il perçoit de ce succès.)

La psychologie est excitée radicalement par une communication forcenée qui n’est pas un complot mais simplement un mécanisme publicitaire avec tous les ingrédients qu’on imagine (y compris Obama l’Africain-Américain, bien sûr, avec la formidable charge symbolique, – moins par l’aspect raciste/anti-raciste que par l’aspect d’un homme d’une minorité historiquement opprimée qui serait le bras d’un destin anti-système). La psychologie réagit d’une façon radicale, qui fait craindre bien sûr l’absence de contrôle. Où va-t-elle aller? Va-t-elle se transformer une vague irrésistible? Sera-ce un feu de paille? Impossible de répondre car nous sommes dans un domaine absolument inexplorable et qui dépend de facteurs complètement insaisissables par les moyens de la seule appréciation rationnelle. C’est un cas évident de “montée aux extrêmes” puisque, dans le cas américaniste, la vision de l'apaisement total est une vision extrémiste par rapport à la réalité d'une Amérique déchirée.

(L’autre extrême, – du côté républicain, – semblerait bien être une résurgence de l’argument de la peur, selon la formule bushiste classique, pour rassembler la base républicaine. Autre extrême impliquant une attitude de complète confrontation avec les démocrates.)

L’hypothèse que nous privilégions est celle du bouleversement psychologique, accélérée d’une façon incontrôlable par la communication. Nous ne dirions pas que cette hypothèse nous paraît assurée mais qu’elle paraît très fortement probable jusqu’à pouvoir raisonnablement être tenue pour assurée. Cette hypothèse est qu’il existe dans l’inconscient américain, servi par une psychologie exacerbée par la communication, une perception aiguë de la profondeur de la crise du système, du caractère insupportable de cette crise. S’il faut avancer un jugement, c’est dans ce sens que nous le ferons. De ce point de vue, Obama compte relativement peu, à part les aspects symboliques qu’on a vus. L’explication donnée plus haut du “changement de génération” est d’une faiblesse considérable et très conformiste pour rendre compte de la puissance énorme du phénomène, qu'il soit momentanée ou durable.

Le caractère objectivement exceptionnel de l’événement est sa chronologie, qui empêche évidemment ce courant d’enthousiasme d’être tenu pour acquis. Nous sommes au tout début de la campagne, avec de multiples obstacles à venir, de multiples occasions de voir naître d’autres courants, d’autres réactions radicales imprévisibles, comme de la possibilité de voir encore se renforcer le courant actuel ou de le voir se tarir brusquement. D’autre part, il existe l’obstacle suprême, qui existe quoi qu’il en soit de l’évolution chez les démocrates, de l’inévitabilité d’un candidat républicain et d’une deuxième campagne à partir de septembre, ce qui implique la confrontation du “vertige Obama” avec des facteurs extérieurs qui lui seront nécessairement de plus en plus hostiles. Cela renforce la probabilité que cette “deuxième campagne” soit marquée par un caractère extrême de confrontation (ce que Jason Holland suggère implicitement en demandant que Obama se prépare à être “a fighter”). Il existe aussi la possibilité d’une ou de plusieurs candidature(s) indépendante(s). Il existe enfin la possibilité de l’une ou l’autre réaction des forces du système devant ce courant incontrôlé qui pourrait, s’il se poursuivait et se confirmait, menacer de devenir trop nettement anti-système.

Cette campagne présidentielle commence d’une façon surprenante, voire bouleversante. Nul ne sait où elle va déboucher. La seule réflexion logique qu’on peut proposer est qu’elle est complètement en accord avec un temps historique de rupture.