Le vieil homme et l'enfer

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le vieil homme et l'enfer

19 janvier 2023 (05H00) – Je n’ai jamais été un soutien enthousiaste du diplomate Kissinger. Il est du parti qui voit dans le Congrès de Vienne le triomphe de l’autorité de Metternich ; je suis de ceux qui y voient l’effet de surprise de la géniale manœuvre de Talleyrand. Pour le reste, Kissinger fut un impitoyable défenseur de l’hégémonie américaniste, sans pitié pour les fauteurs de trouble intérieurs à l’Empire, mais qui ne le cédait pas à la folie des militaires...

Kissinger, levant les bras au ciel en 1973, après une rencontre avec les généraux du Joint Chiefs of Staff : « Mais au nom de Dieu, qu’est-ce que cela signifie “supériorité stratégique” à ce degré de destruction mutuelle assurée ?! »

Ces derniers temps, il n’avait aucun mal à figurer comme le “vieux sage de la stratégie” au milieu des fous de l’OTAN, en plaidant implicitement pour une sorte de neutralisation de l’Ukraine, sans beaucoup d’espoir mais avec la constance de l’expérience et du “réalisme”. A 99 ans, il semblait aussi sage que son devancier de la génération d’avant, Georges Kennan qui, à 98 ans, à la fin du XXème siècle, avertissait que l’élargissement de l’OTAN vers l’Est et la Russie constituait la plus monumentale erreur stratégique que l’on puisse concevoir.

Et puis, peu à peu et subrepticement, mais brutalement pour nous qui le voyons de l’extérieur, tout s’est écroulé.

Mardi, lots d’une intervention en virtuel à Davos, Kissinger a baissé les bras, – nous disons cela par respect, d’autres à la rancune plus acharnée diraient qu’il a “baissé sa culotte” mais inutile de s’y attarder. Il s’est fait aussi médiocre, finalement aussi plein d’une hystérie épuisée, aussi fou que tous les autres, devant la ‘Davos Crowd’ qui ne fait pourtant pas recette (sauf pour les escort girls, très nombreuses cette année comme si c’était leur re-set, qui vous assurent une nuit de rêve pour €4000-€5 000). Il s’est payé le triste luxe d’être cohérent, “réaliste” dit-on, de la sorte de celui qui dirait “Eh bien, puisque nous en sommes là et qu’il ne faut pas trop se distinguer pour rester en odeur de respectabilité, je vais m’employer à embrasser ce que je ne puis étouffer”. Dommage pour lui, dirais-je pour mon compte : ça ne marche pas, Kissinger.

Il y a des temps, il y a des grandes occasions, il y a des événements considérables où il faut savoir ne plus être “réaliste“ (ce gros mot !) pour tenir sur une inébranlable position de sauvegarde de la cohérence de l’esprit alors que l’esprit est réduit à une bouillie infâme dans laquelle les myriades de diablotins du Système dansent une Carmagnole à la mode de Saint-Guy... Tiens, Kissinger, devenu diablotin comme les autres, une définition qui vous va à merveille, à vous tous qui dansez ‘La Java du Diable :

« Un diablotin est, dans la mythologie, le folklore et plusieurs traditions, une créature démoniaque de petite taille. Ils sont décrits comme de petites êtres espiègles agités et de taille réduite plutôt que de sérieuses menaces, et occupent une position inférieure dans la hiérarchie de la démonologie. Les assistants du Diable sont parfois nommés des “diablotins” ».

Voici donc le rapport que le presse “interdite” en Europe (RT.com) fait de l’intervention de Kissinger. Peut-être certains admireront l’habileté du stratège, en ne disant pas tout ce qu’il faut dire du catéchisme en vogue mais en disant l’essentiel de ce qu’il faut en dire, avec de belles garnitures, des dorures, des parements un peu boursouflés, etc. Kissinger est allé à Canossa mais il a pris prit avec lui un fauteuil confortable et une belle flamme dans l’âtre, une bouteille d’un whisky aussi vieux que lui et la dernière édition du New York ‘Times’, en même temps que l’affirmation “réaliste“ qu’une fois qu’on aura mis la Russie KO et  ainsi atteint tous nos objectifs de guerre, il faudra continuer à veiller à parler avec amabilité et respect avec le fantôme de la Russie, par exemple pour rebaptiser Moscou en Moscou-City...

« La neutralité de l'Ukraine n'a "plus de sens" compte tenu des circonstances, a déclaré Henry Kissinger au Forum économique mondial de Davos, mardi. Il a approuvé l'adhésion éventuelle de Kiev au bloc militaire dirigé par les États-Unis, mais a continué d'insister sur le dialogue avec la Russie, – une position qui lui a valu de figurer sur la fameuse “liste noire” ukrainienne.

» Lors du rassemblement de Davos de l'année dernière, en mai, il avat plaidé pour une fin urgente des hostilités en Ukraine, de peur que la Russie ne soit “poussée dans une alliance permanente avec la Chine”. Pour avoir osé suggérer que Moscou pourrait garder la Crimée, – qui a rejoint la Russie en 2014, –  il avait toutefois été placé sur la liste des ennemis de l'Ukraine “pacificateurs”.

» Mardi, il a fait précéder ses propos d'une affirmation d’“admiration” pour le dirigeant ukrainien Vladimir Zelenski et la ”conduite héroïque du peuple ukrainien” [...]

Le vieil homme indigne devrait être récompensé, – c’est mon avis et je vote pour lui, – d’un retrait pointé de la liste noire de Mister Z. et d’une médaille de réhabilitation avant d’être admis dans la cohorte des Compagnons dans l’Ordre de la Vénération de Zelenski, “On a les Compagnons qu’on peut” maugrée de Gaulle, ricanement d’Outre-Tombe.

On voit ensuite son plan (celui de Kissinger, pas de Gaulle) pour résoudre la crise, ci-dessous : faire tout ce que le bloc-BAO exige puis effectivement parler avec sympathie aux restes fumants de la Russie pour trouver un accord qui serait garantie, – par exemple, dirait un coquin, par le couple Merkel-Hollande sous l’égide d’une sorte de Super-Minsk, un HyperMinsk bien structuré. Kissinger, même dans l’infâme, reste habile diplomate : il le montre, en écartant cette idée farfelue et de réputation douteuse d’une garantie d’un accord par le couple Merkel-Hollande, pour proposer, – idée fulgurante – que cette garantie soit assurée par l’OTAN elle-même, dans sa grandeur suprême et admirable de loyauté... On en reste coi : quelle trouvaille !

« “Avant cette guerre, j'étais opposé à l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, car je craignais que cela ne déclenche exactement le processus que nous avons vu”, a déclaré Kissinger. “Maintenant que ce processus a atteint ce niveau, l'idée d'une Ukraine neutre dans ces conditions n'a plus de sens.” “Je pense que l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN serait [un] résultat approprié.”

» Selon Kissinger, le moyen d'empêcher l'escalade du conflit est de faire exactement ce que Kiev, les États-Unis et leurs alliés ont fait jusqu'à présent : exiger un retrait russe, tout en accordant à l'Ukraine une aide militaire et financière et en maintenant “des sanctions et autres pressions” sur Moscou.

» La Russie devrait se voir offrir une “ouverture” pour rejoindre l'Occident, “si elle remplit les conditions requises pour participer en tant que membre à ces processus européens”, a fait valoir le diplomate âgé. Il est important, a-t-il ajouté, d'éviter de donner l'impression que le conflit est devenu un conflit “contre la Russie elle-même”, ce qui pourrait amener les Russes à réévaluer à la fois leur “attirance historique pour la culture européenne et leur crainte d'être dominés par l'Europe”.

» Kissinger a également déclaré que l'alliance militaire dirigée par les États-Unis devrait être le garant de l'accord de paix final "sous toutes les formes que l'OTAN peut développer".

» Alors que sa proposition flattait la perception occidentale selon laquelle l'Ukraine gagnait sur le champ de bataille avec l'aide des armes de l'OTAN, Kissinger a choisi d'ignorer les exigences de Kiev et de Moscou. Zelenski a catégoriquement rejeté toute forme de cessez-le-feu à moins que la Russie ne capitule, tandis que le Kremlin a déclaré que tout accord devait reconnaître que Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporozhye font partie de la Russie, la Crimée étant [pour les Russes] totalement exclue de la négociation. » 

Donc, je laisse toute discussion et évaluation du contenu du discours, pour n’en retenir que l’essentiel du vieil homme nous suggérant d’une façon générale en quoi il est devenu indigne. Tout ce qu’il propose, il le sait bien, non seulement n’a aucune chance de se faire mais en plus trahit tout ce qui a été dit et fait en matière de sécurité mutuelle et d’équilibre des forces depuis trois-quarts de siècle ; tout cela, pour quelques applaudissements de plus de la ‘Davos Crowd” un peu clairsemée cette année.

Aussi est-il beaucoup plus intéressant d’observer comment ce vieil homme qui n’a plus rien à craindre des hommes et tout des foudres du Ciel, en est venu à embrasser cette monstruosité dont sa mission était, puisqu’il ne pouvait décidément l’étouffer, de la dénoncer devant le Tribunal de la Métahistoire. Certes, je me doute bien que son discours a dû être relu et approuvé par les censeurs de Davos avant qu’il ne le lise ; lors, il devait s’abstenir et écrire quelque part, dans quelque colonne amie (‘dedefensa.org’ l’aurait publié) : “Pourquoi j’ai refusé de faire le discours qu’on me demandait de faire”. C’est ni fait ni ç faire : il n’a rien fait de tout cela. Pour cette raison, j’en reviens aux “diablotins”.

Il n’est pas question ici de s’attacher aux traits personnels de Kissinger qui en font une personnalité remarquable : à la fois intelligence, lucidité, expérience et culture, autorité, également l’art de la manœuvre vicieuse dans les méandres de la bureaucratie, une action de pouvoir impitoyable et sans scrupule, sans craindre de faire couler le sang, etc., – car nous n’innocentons Kissinger d’aucun des actes politiques inacceptables et illégaux qu’il a ordonnés et couverts... Donc, je ne parle pas ici d’un Kissinger avec tous ses traits personnels mis au service d’une ambition d’excellence et de puissance dans les domaines de la sécurité nationale.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les positions acquises dans le Système par cet homme, à l’aide d’un peu tous ces traits de caractère utilisés et manipulés dans ce cas pour le dessein de son ambition. Ce sont ces positions qui, finalement, bien qu’elles instaurent une posture générale de puissance, rendent extrêmement fragiles ces mêmes traits de caractères qui étaient au départ très solides et puissants et qui deviennent des outils d’une influence diabolique qui vous frappe. Nous prenons d’autant plus le cas de Kissinger parce qu’il est au départ évident, comme est évident son formidable affaiblissement nullement dû à l’âge mais à la dépendance du Système accepté comme moyen de son ambition. L’âge facilite la tâche du Système et de son Diable, c’est tout.

Seule cette explication nous fait accepter l’idée de l’évolution qu’il a montrée par le discours de Davos. La question qui reste posée est de savoir si l’individu ayant évolué de la sorte (ici Kissinger, mais tant d’autres) réalise cette infamie à son exacte mesure ou s’il recouvre tout cela d’un voile, d’une sorte de brouillard, qu’on nommerait “le brouillard du simulacre” comme l’on parle du “fog of the war”. C’est alors, entré dans un champ d’où toute raison et intuition haute sont exclues parce qu’il n’y a nulle voie raisonnable et de haute envolée pour justifier cette politiqueSystème qui ne peut déboucher que sur une catastrophe commune et générale, qu’il s’agit d’en appeler à des références d’en-dehors de la raison, de l’intuition haute, et même de notre monde.

On se trouve devant une foule, – nos élitesSystème, – prises dans une sorte de zombification qui ne peut être que d’origine diabolique. La dynamique de cette hypothèse est remarquable si l’on admet qu’un Kissinger lui-même s’y soumet alors que, – répétons-le, – il n’a, à cause de son âge et de sa position, que des arguments en faveur du maintien d’une position de critique, à l’image déjà vue d’un Keenan vingt-cinq ans plus tôt (ou bien celles d’un Oppenheimer et de ses pairs devant l’explosion de la première bombe atomique). Au contraire, s’il avait maintenu sa position critique, il serait resté dans l’histoire avec toute l’auréole de la vertu d’un esprit libre et indépendant.

L’hypothèse diabolique dans le cadre de forces supra-humaines qui agissent hors de notre contrôle et s’affrontent là où elles doivent le faire, est plus que jamais à considérer. Il faut l’avoir à l’esprit, non pour comprendre, mais bel et bien pour supporter ce poids formidable d’imposture et d’infamie qui caractérise aujourd’hui les événements. Je parle du diable comme s’il y avait un Diable, et l’on n’est point obligé de juger que c’est une pirouette de la pensée, pour pouvoir avancer dans le raisonnement. Partout rôde bel et bien cette affreuse présence du Mal que le Diable et ses diablotins goûtent tant, ce Mal si particulier, qui non seulement cause tant d’horreur, mais surtout oblige à voir le monde d’une manière complètement distordue, invertie : le Mal qui fait le mal et qui fait ce mal qui vous rend fou.

Même le vieil homme est tombé dans les rets du Diable. ‘Le vieil homme et la mer’, disait Hemingway ; “Le vieil homme et l’enfer” retiendra-t-on de Kissinger.