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207524 septembre 2017 – Je suis sur le point de terminer la vision de la série The Vietnam War (Vietnam en français), en neuf épisodes d’une heure, réalisée conjointement pour PBS (USA) et Arte-France et diffusée parallèlement. (Grand événement qui va plaire aux salons parisiens : la France diffusant en même temps que les USA un document de cette importance.) Réalisée par Ken Burns et Lynn Novis, la série est présentée comme un grand événement TV et de communication, par deux vétérans des gros coups du genre (The War, sur la Deuxième Guerre mondiale, en 2008).
Je ne m’étends pas sur le fond, sur l’aspect historique du récit, que certains n’apprécient pas avec de pas si mauvaises raisons que cela tant les commentaires sont imprégnés, au-delà de l’horreur considérable du conflit et des actes commis par les USA, de références inverties au duo psychologique inculpabilité-indéfectibilité. (Du type : “Mais comment avons-nous pu faire cela ?”, “Comment cela nous est-il arrivé d’être poussé à quelque chose d’aussi horrible ?”, – qui, au fond, exonèrent le coupable de toute culpabilité fondamentale, – d’ailleurs, “responsables [et encore] mais pas coupables”...) On trouve, par exemple, chez John Pilger le 22 septembre, un bon développement de cet aspect-là, mais encore une fois ce n’est pas ici mon propos.
Je connais bien la guerre du Vietnam. J’ai commencé mon travail de journaliste de politique étrangère en novembre 1967 et j’étais parmi ceux à qui l’on confiait le dossier vietnamien ; auparavant, ayant passé la moitié de mon service militaire (en 1965-1966) dans le service Presse-Information de la Marine Nationale, et chargé des synthèses quotidiennes pour l’information des équipages et même des officiers, je lisais chaque jour les dépêches sur cette guerre qui m’intéressait particulièrement dans sa dimension aérienne.
La guerre au Vietnam avait son double de plus en plus tonitruant aux USA, où elle jouait un formidable rôle mobilisateur pour les troubles gigantesques qui ont secoué la superpuissance entre 1965 et 1972, avec des suites jusqu’en 1974-1976 (Watergate et démission de Nixon, crise de la CIA, élection de Carter). Dans tous ces cas que j’évoque, il faut savoir que ma position politique à l’époque était des plus inattendues (il m’est déjà arrivé d’en parler) par rapport à celle que je défends aujourd’hui : un véritable “warhawk”, que j’avais coutume de définir comme “proaméricain, tendance Pentagone”.
(C’est autour de 1978-1980, à l’occasion notamment du discours d’Harvard de Soljenitsyne et de la crise des euromissiles, que j’ai commencé à voir confirmées et renforcées certaines de mes réticences rentrées jusqu’alors, que je commençais à basculer. Je croisais BHL et sa bande des “Nouveaux Philosophes”, qui avaient déjà commencé à effectuer le trajet inverse.)
Ce point est important pour comprendre que j’étais, d’une certaine façon, sur la défensive lors de la crise vietnamienne et de son double aux USA, ayant tendance, – sans jamais y céder complètement, là-dessus, – à voir des manigances sinon communistes, dans tous les cas gauchistes, avec complicité des libéraux comme “idiots utiles”, contre la puissante et vertueuse Amérique, si affreusement décriée. Je ne minimisais certainement pas, bien au contraire, la puissance et le tragique des événements qu’avait à subir cette puissante infrastructure qui défendait “le bon côté” et qui se présentait effectivement et sans contradiction possible comme “le leader du Monde Libre”. Je voyais cette Amérique-là affreusement menacée, j’avais peur pour elle.
Dit en d’autres termes, la série ne m’a rien apporté ni du point de vue politique ni des événements, ni du point de vue critique qui est le mien maintenant, – ma religion et ma critique rétrospectives se sont faites depuis longtemps. Par contre, ce que ce document a ressuscité pour moi, c’est un “climat”, une “atmosphère” extraordinairement pressante, l’importance formidable des troubles, au Vietnam bien entendu, mais surtout aux USA même, où l’on parlait couramment d’une guerre civile extraordinairement violente, la période la plus violente depuis la Guerre de Sécession.
J’ai pourtant retrouvé, aussi similaire à ce que j’éprouvais au jour le jour et malgré la référence à une “guerre civile”, cette absence de mise en cause du régime, de la structure américaniste. Des hommes et une politique étaient attaqués avec une violence inouïe, mais jamais les structures même du pays, ni la légitimité de ses institutions n’étaient mises en cause. Cet aspect des choses apparaît dans la série comme cela m’est restitué à partir de ce que je ressentis durant la période. Par exemple, pour renvoyer à un texte quasiment “du jour” (d’hier), des hypothèses de sécession comme on les évoque aujourd’hui d’un État comme la Californie, où pourtant la contestation était de loin la plus forte à l’époque du Vietnam, auraient semblé complètement farfelues et absurdes, et par conséquent elles ne vinrent à l’esprit de personne. (Tout juste était-il question d’une “nation noire” chez les Africains-Américains les plus extrémistes, – Malcolm X en particulier, mais assassiné en 1965, – mais la chose était par trop utopiste pour qu’on la prît au sérieux, à part chez un Edgar J. Hoover qu’aucune hypothèse n’effrayait.)
Cela m’amène à notre époque, particulièrement à la crise que connaissent les USA depuis 2015...
Aujourd’hui, au contraire, il semble d’une façon écrasante, irrésistible, que ce sont l’infrastructure, la légitimité, l’existence même des USA qui sont en cause, et comme on l’a vu les hypothèses d’éclatement bourdonnent dans tous les sens, en même temps que celles de “coup”, de président manipulé, en même temps que la communication crépite dans un formidable tohu-bohu de haines inexpiables. L’expression “guerre civile” et la référence à la Guerre de Sécession, avec souvent l’appréciation d’“une crise plus grave que celle du Vietnam”, sont sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes. En 1967-1972, on disait aux contestataires de l’Amérique en guerre qui étaient si nombreux, “If you don’t like it [America], leave it” ; aujourd’hui, on dirait plutôt “L'Amérique n'existe plus” et “les Américains ne peuvent plus vivre ensemble” (« Is America Still a Nation ? » ou bien « What Still Unite Us ? », de Patrick Buchanan, en juillet et août 2017). On comprend combien c'est bien plus grave.
Pourtant, quelles différences de violence, de puissance entre les deux époques, “à l’avantage” (!) de celles du Vietnam : les manifestations monstres, les universités en état de quasi-dissidence, les émeutes sanglantes, les villes incendiées, la Garde Nationale mobilisée et la loi martiale, les morts par dizaines ; les attentats et assassinats de personnalité (Martin Luther King, Bob Kennedy, le gouverneur Wallace), le terrorisme radical intérieur... Sans compter, bien entendu, les monstrueuses horreurs de la guerre du Vietnam, avec une presse ne dissimulant pas grand’chose de tout cela, à cette époque si différente de cette presseSystème qui paraît aujourd’hui s’anesthésier elle-même à force de vouloir anesthésier ses lecteurs, qui semble plus croire encore au simulacre qu’elle veut leur imposer que ses lecteurs n’y croient eux-mêmes. Aujourd’hui, rien de cette sorte de l’époque du Vietnam dans les événements, et avec une telle différence qu’on croirait deux univers sans nul rapport entre eux ; rien ne peut prétendre à l’équivalence, ni même à la possibilité d’une comparaison, essentiellement dans le chef de la violence déployée. Alors que déduire de ces contrastes extraordinaires et en apparence si contradictoires ?
A l’occasion de ce documentaire sur la crise terrible du Vietnam que j’ai suivie si attentivement, moi qui suis plongé dans la crise innommable et sans précédent que nous vivons aujourd’hui par mon travail et mes recherches fondamentales, je crois avoir saisi de façon décisive les différences de ces deux époques, qui marquent une évolution radicale, une évolution rupturielle. A l’époque du Vietnam, l’Amérique existait en tant qu’entité solidement constituée, dans toute sa puissance, dans toutes ses affreuses manigances et aussi dans sa dynamique irrésistible d’inspiratrice des utopies les plus échevelées. On la percevait comme cette entité gigantesque autour de laquelle s’affrontait sa population divisée en deux, chacune pour l’orienter dans le sens qui lui importait. C’était la population qui était durement atteinte, d’une façon consciente, dans une perception encore sans entraves et par conséquent dans le jugement qu’elle portait sur des événements dont la réalité était indiscutable. L’Amérique et ses horreurs sans nombre, sa puissance destructrice, mais aussi l’Amérique et sa puissance fascinatoire, l’Amérique mythique, à laquelle tous ses citoyens tenaient et croyaient encore, l’Amérique tenait et tenait ferme.
Aujourd’hui, l’Amérique n’existe plus. Tout juste peut-on l’observer dans son processus accéléré de dissolution, c’est-à-dire qu’il ne reste plus d’elle que des restes d’elle-même, et ses caractères principaux sont l’impuissance, la paralysie, et la menace de l’entropositation de l’entité qu’elle prétendit être et qu’en un sens elle semblait être, indestructible, engagée dans un processus qui dominait l’histoire et par conséquent irrésistible. Dans cette catastrophe de dissolution, ses habitant s’affrontent certes mais ils sont surtout et d’abord l’objet d’une terrible crise de la psychologie suscitant des agitations extraordinaires et incohérentes qui engendrent moins la violence que l’errance de l’esprit, le chaos du comportement et les invectives démentes de la communication et du symbole. Ils (les citoyens US) sont placés devant cette découverte affreuse de l’inexistence dissolue de ce qui les tenait ensemble malgré tout ce qui les séparait. Dans les événements eux-mêmes, ils se trouvent placés devant des simulacres complets, des montages extraordinaires, où ils ne perçoivent plus rien du réel, cela les isolant encore plus de cette entité en dissolution.
Au contraire du temps du Vietnam et de ses violences affreuses, il n’y a plus guère de nécessité de violences extrêmes parce qu’il n’y a plus que les restes de la dissolution de l’Amérique ; il n’est plus nécessaire de violences extrêmes pour s’approprier ou pour défendre ce qui n’est pas loin d’être devenu le Rien. Les violences que l’Amérique exerce encore dans les conflits extérieurs, derniers spasmes de ses ambitions hégémoniques, sont à son images, infécondes, paralysées, sans le moindre sens, absolument inutiles et d’autant plus cruelles, presque inexistantes malgré l’ampleur des destructions, et tout cela effectivement jusqu’à ne plus provoquer la moindre réaction chez le citoyen par saisissant contraste avec la puissance formidable du mouvement antiguerre dans la période du Vietnam.
Le fait qui domine, écrasant, c’est sa dissolution, et par conséquent la crise d’une violence inouïe, dépassant tout ce qu’on a connu, notamment du temps du Vietnam, la crise de la psychologie collective se répercutant sur les crises des psychologies individuelles. Il ne s’agit pas de militants et de patriotes, décidés à lutter pour leurs conceptions d’une entité si puissante qui représente leur pays, il s’agit de citoyens transformés en malades convulsifs, qui se manipulent plus eux-mêmes qu’ils ne manipulent les autres, qui cherchent désespérément un pays qui n’existe plus, c'est-à-dire cherchant leur identité perdue. Ils courent derrière une ombre qui s’est enfuie, disparue à jamais. A cette lumière, il apparaît qu'on se trompait : l’affreuse et épouvantable tragédie du Vietnam avec ses effets en Amérique qui paraissait comme une ébullition de vie et de combat vital laissant l’espérance intacte, apparaît désormais comme le chant furieux et catastrophique du cygne noir blessé à mort.
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