Le vilain petit canard norvégien fait peur au JSF

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Le vilain petit canard norvégien fait peur au JSF


2 mars 2006 — Un article placé en tête de rubrique de “Aviation Week & Space Technology” du 27 février s’attache au problème immédiat que pose la Norvège pour le programme JSF. Le gouvernement norvégien (de centre-gauche, venu au pouvoir en 2005) doit décider de son attitude dans le programme JSF le 1er avril, notamment pour ce qui concerne les perspectives (commandes, etc.), mais aussi sur le fait même de son maintien dans le programme (la Norvège est l’un des 5 pays européens, — avec le Danemark, l’Italie, les Pays-Bas et UK, — à participer au programme JSF). Il s’agit d’une revue générale de la position de ce pays dans le programme, avec un retrait comme décision possible. Le nouveau gouvernement norvégien est intervenu auprès de Washington pour exposer la nouvelle situation : « With an Apr. 1 deadline looming over the country's status in JSF, Norwegian officials last week went to the U.S. to visit with Pentagon and State Dept. representatives, as well as Lockheed Martin officials, to voice their concerns and urge improvements in the situation. »

AW&ST précise ceci : « The left-leaning coalition of Labor, Socialist Left and Center parties now in power does not feel wedded to the previous government's commitment, and also brings with it a more interventionist industrial policy. To that extent, the issue of JSF work share — which has been raised before as a Norwegian concern — has been elevated as an issue. The government is also conducting a wide-reaching defense review, which could have implications for JSF even if the country, for now, remains in the project. »

A côté de certains éléments de l’attitude norvégienne, l’article présente des réactions de Lockheed Martin par rapport à la situation norvégienne. Ces réactions sont bien décrites par un mot : embarras. Le moment est très délicat pour les Américains et la position norvégienne, en plus de celle des Britanniques, renforce la situation difficile du programme : « A U.S. industry official concedes this is a delicate time for JSF. He notes that what's playing out now is a mix of real unhappiness — particularly as related to the engine activity — and negotiating ploys. He argues that some of the clamoring is merely designed to obtain more work for local industry. »

Les Américains commencent à devenir pessimistes en ce qui concerne la dimension internationale du programme. « For the U.S., the stakes are high, too, particularly at a political level. Other countries also have voiced unhappiness about their industrial return. But having one nation pull out of the project would be a major embarrassment, particularly since program officials this year are trying to sign up partners to commit to the production phase. JSF managers have given themselves until year-end to try to work out those issues and nail down deals on production and in-service logistics support. The first production contracts are to be let next year. »

Les Américains craignent un “effet-domino”, et cette crainte elle-même peut générer une aggravation du statut du programme par l’impression grandissante du malaise américain chez les partenaires. C’est un processus psychologique bien compréhensible, dans une affaire où la perception joue un rôle fondamental, où la présentation en relations publiques du programme en a fait un monstre de puissance et d’invincibilité américanistes. Si un seul des coopérants lâche, le reste sera fâcheusement influencé et conduit à envisager la pente fatale du désistement : ainsi en jugent les Américains, qui sont effectivement comptables, voire prisonniers de la présentation maximaliste du programme depuis l’origine. (« But having one nation pull out of the project would be a major embarrassment... »: ce membre de phrase mis en exergue pour illustrer l’article de AW&ST nous signifie bien l’état d’esprit.)

Ce facteur est largement renforcé par le fait que, à la différence des difficultés nombreuses rencontrées jusqu’ici, un retrait norvégien serait une nouvelle sensationnelle. Nous vivons dans une époque schématique où seul le gros trait intéresse le “professionnel” de notre presse officielle occidentale : les délibérations morales de nos dirigeants, les tourments de notre situation sanitaire, l’attaque d’un pays quand les Américains triomphent, — et, parfois, un événement spectaculaire dans un autre domaine. Les multiples ennuis du JSF n’ont guère fait l’objet du millième de la publicité dont fut honoré l’engagement international dans le programme (en 2001-2002), alors salué comme une victoire irrésistible et définitive des USA. Le retrait de la Norvège, par contre, est une nouvelle simple du modèle qui frappe, du spectaculaire vite compréhensible par l’esprit de notre professionnel. Cela constituerait une énorme défaite de relations publiques, donc une défaite tout court, pour les USA et leur JSF.

Donc, tout faire pour empêcher la Norvège de sortir? Ce n’est pas simple, et l’on retombe dans l’imbroglio des montages complexes dans des coopérations multiples, des interdits bureaucratiques, des préjugés ou des réalités concernant les capacités des coopérants et ainsi de suite… D’une façon qu’on pourrait juger significative concernant les intentions des Norvégiens, c’est de source norvégienne que vient la description des restrictions rendant extrêmement difficile la satisfaction des revendications des Norvégiens. (La source : Espen Barth Eide, désigné comme “Norwegian Defense State Secretary” par AW&ST qui l’a interrogé.) Cela signifie-t-il que les Norvégiens préparent le terrain pour un éventuel retrait? « Eide says several issues are complicating efforts to address Norway's concerns. One is that U.S. technology transfer restrictions make it difficult for Norwegian industry to be involved in systems integration, where some of the most sensitive aspects of JSF reside. In addition, much of the work already has been apportioned. »

D’autre part, il faut noter que la préoccupation du départ des Norvégiens vient de Lockheed Martin. Du côté du Pentagone, de la bureaucratie, du Congrès, qui ont tous le dernier mot sur les arrangements concernant les partages/transferts de technologies, la bonne volonté pourrait être moins évidente ; peut-être même ignore-t-on, au Congrès, ce que c’est que la Norvège.

L’épisode, qui enrichit le feuilleton de l’“année du JSF”, montre que la mauvaise humeur n’est pas réservée au seul Royaume-Uni. A cet égard, il semble que nous nous trompions lorsque nous écrivions, dans notre F&C du 27 février, dans tous les cas pour ce qui concerne le principe de l’abstention des autres pays avant l’annonce de la décision britannique: « Notre conviction est, bien entendu, que tous les autres pays non-US du programme retiennent leur souffle devant la bagarre USA-UK. Ils attendent la décision de Londres, en novembre, et il nous étonnerait que des engagements fermes dans le JSF, de la part de ces pays, soient pris avant novembre. Aujourd’hui, tout est concentré sur Londres-Washington. »

Notre jugement était que la querelle Londres-Washington avait apporté un élément nouveau fondamental qui polarisait tous les autres. Ce n’est pas le cas. Le constat que nous tirons de la réalité à cet égard est qu’il n’existe guère de coordination, sans parler de “solidarité” (même négative) entre les participants non-US (européens) au programme. (Certains voudraient en créer, — les Norvégiens justement, qui ont suscité une réunion des pays européens participant au JSF à La Haye, le 7 mars. Leur but est de faire le point sur l’état de l’engagement de ces pays.)

D’une façon plus générale, ce constat nous conduit à conclure que le programme JSF, malgré ses ambitions, est bien loin d’avoir créé une sorte d’“esprit JSF”, comme ç’avait été le cas avec le F-16 (“esprit F-16”) pour les quatre pays européens premiers acheteurs en 1975 de l’avion (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège). Cette singularité est due notamment à l’action américaine, qui tend à traiter les coopérants séparément, pour interdire un front uni. Cette tactique du “saucissonnage” est juste en théorie et dans nombre d’occurrences, quoique sans grandeur. Mais elle peut avoir ses effets pervers. Si la Norvège, jugeant sa situation de son seul point de vue, quitte le programme le 1er avril, l’effet de la décision sera dévastateur sur les autres négociations en cours avec les autres coopérants. Un peu de “solidarité” l’aurait peut-être conduite à un autre calendrier.