Le week-end ukrainien de la CIA

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1194

Le week-end ukrainien de la CIA

Depuis dimanche et une annonce de l’agence Interfax, il était question d’une visite ce week-end des 12-13 avril, sous un faux nom, du directeur de la CIA John Brennan à Kiev. Peu après l’intervention d’Interfax qui avait cité une source parlementaire ukrainienne, Novosti enchaînait, le même 13 avril 2014, avec des déclarations d’un député du parti communiste ukrainien, siégeant à la Rada de Kiev.

«Les députés de la Rada suprême parlent de la visite à Kiev du directeur de la CIA John Brennan comme d'un fait accompli, a déclaré dimanche à RIA Novosti le député du Parti communiste ukrainien Vladimir Goloub. “Mes collègues à la Rada suprême en parlent comme d'un fait accompli. Cela ne m'étonne pas du tout puisqu'il est tout à fait évident que lorsque M.Valentin Nalivaïtchenko était par le passé le chef du Service de la sécurité ukrainien (SBU), ce dernier était essentiellement une filiale de la CIA. Actuellement, on en parle ouvertement à la Rada et je ne suis pas enclin à penser que c'est faux”.»

A ce moment, la chose n’était guère exploitée par la presse-Système du bloc BAO, notamment à Washington, – c’est-à-dire qu’aucun des grands médias si prompts à donner des leçons de professionnalisme n’en imprimait un mot. Tyler Durden, de ZeroHedge, répercutait la nouvelle le même 13 avril 2014 (avec décalage horaire) en posant la question «Did CIA Director Brennan Visit Kiev Recently?» Un jour plus tard, le 14 avril 2014, Durden pouvait se répondre à lui-même officiellement et positivement, en observant (le souligné en gras est de lui) :

«Late last night we asked if, as the Russian media had reported and only the Russian media, CIA director John Brennan had secretly visited Kiev over the weekend: “Brennan landed in Ukraine on Saturday under an assumed name and held a series of secret meetings with the country’s ‘power bloc’” Interfax reported, citing an unidentified official in the Ukrainian parliament. The person who said this to Interfax in a phone talk added that John Brennan came to Ukraine not under his real name. According to some yet unconfirmed information, the decision to suppress protesters in Slavyansk, a city in Ukraine's east, with force was advised to Ukraine's authorities by Brennan.»

... Nous écrivons que Durden pouvait “se répondre à lui-même officiellement” parce qu’entretemps (hier) la Maison-Blanche avait confirmé ce déplacement sous un faux nom, et sans doute un faux-nez, du massif directeur de la CIA venu visiter sa succursale du SBU ukrainien. Durden cite donc Reuters, qui nous informe de l’officialité de la chose. Le verbatim du porte-parole du président Obama vaut d’être cité précisément, jusqu’à la comparaison avec les rencontres régulières entre dirigeants de la CIA et du FSB, jusqu’à la qualification d’“absurde” de la suggestion qu’une telle rencontre (Brennan-SBU) puisse avoir été faite dans un autre esprit que celui d’une coopération routinière à propos de l’air du temps...

«“We don't normally comment on the CIA director's travel but given the extraordinary circumstances in this case and the false claims being leveled by the Russians at the CIA we can confirm that the director was in Kiev as part of a trip to Europe,” White House spokesman Jay Carney told reporters. [...] “Senior level visits of intelligence officials are a standard means of fostering mutually beneficial security cooperation including U.S.-Russian intelligence collaboration going back to the beginnings of the post-Cold War era,” Carney said. “U.S. and Russian intelligence officials have met over the years. To imply that U.S. officials meeting with their counterparts is anything other than in the same spirit is absurd,” he said.»

Le mot (“absurde”) a également arrêté Durden, qui développe trois paragraphes sur l’esprit de la chose. Là aussi, cela vaut citation...

«You know what’s absurd? Iraqi weapons of mass destruction. Or YouTube clips “proving” an Assad chemical weapons attack... which was organized and executed by NATO member Turkey with the blessing of rht US. Or the same CIA director showing up in a Kiev hotel under a fake name. Or for Interfax to have more credibility than US media outlets.

»You know what isn’t absurd? Speculation that just like the CIA organized the overthrow of the Yanukovich regime, which has been confirmed courtesy of the Russian secret services leaking Victoria Nuland’s very inconveient recording, so the recent escalation in east Ukraine is indeed the work of the CIA.

»You know what won’t be absurd? If and when the Russians release another recording, this time of Brennan, proving that all the latest “Russian” propaganda is once again in fact, fact.»

...Et, de cette tirade furieuse, nous retiendrons cette observation de Durden : «Or for Interfax to have more credibility than US media outlets.» (Auparavant, Durden avait répété ce qu’il mettait déjà en évidence par son souligné en gras : «Brennan's meeting was completely unmentioned by the US press.») Ces remarques mettent en évidence une tendance fondamentale qui commence à se faire sentir, et que la Maison-Blanche et la direction de la communauté de sécurité nationale US ont reconnu de facto en confirmant le week-end de détente à Kiev de John Brennan, camouflé en “John Doe” (ou “Jean Dupond-Dupont” si vous voulez, pour évoquer la référence incomparable montrant que la CIA vaut bien la NSA). Cette “tendance fondamentale”, c’est effectivement le crédit grandissant de la presse russe, et généralement antiSystème, qui est mis en évidence d’une façon éclatante à l’occasion de cette crise ukrainienne.

Cette mise en évidence est, certes, décisivement facilitée par l’effondrement extraordinaire du crédit de la presse-Système, qui achève son travail de sape d’elle-même largement entamée à l’occasion des crises libyenne et syrienne. Dans cette crise ukrainienne, la presse-Système travaille en une sorte de pilotage automatique avec les yeux fermés, en mode virtualiste, au cœur de sa narrative protégée par une bulle épaisse d’autisme et d’auto-désinformation. Le cas est d’autant plus flagrant, au travers d’interférences absolument remarquables. On trouve quotidiennement des reportages de l’un ou l’autre envoyé spécial en Ukraine de l’un ou l’autre de ces organes de la presse-Système décrivant la vérité de la situation en Ukraine, tandis que la “ligne”-narrative du journal qui dit le contraire, notamment au travers des commentaires “automatiques” ou des éditoriaux, continue à être suivie sans dévier d’un pouce. Ainsi cohabitent d’élégantes contradictions dans les mêmes colonnes...

(Nous qualifions des commentaires d’“automatiques” lorsqu’un chroniqueur traite d’un problème général lié plus ou moins directement à la crise, en citant pour son raisonnement et comme allant de soi sans nécessité de démonstration des “faits” annexes, c’est-à-dire allant dans le sens de la narrative... Par exemple, pour nous référer aux “faits du jour” l’idée que les Russes amassent des troupes à la frontière ukrainienne, que des journalistes de CNN ou de la BBC ont cherchées en vain sur cette même frontière ; l’idée que les révoltes de la partie russophone de l’Ukraine sont non seulement organisées, mais le plus souvent réalisées par les Russes et par des agents russes, sinon des soldats russes déguisés en mineurs du Donbass ou en ménagères vénérables comme on en voit sur les diverses vidéos disponibles. Dans tous ces cas, des reportages publiés dans la presse-Système mettent en évidence ces faits qui rétablissent la vérité de la situation, mais il n’en est tenu aucun compte dans ces “commentaires automatiques”, ou dans les éditos, comme si les reportages en rendant compte avaient été publiés dans un autre média, – ou dans la presse russe, si l’on veut plus justement.)

Bien entendu, et pour se montrer égale à elle-même, c’est-à-dire désinformée par elle-même, sous une pression qui ne répond évidemment pas à des consignes mais dépend d’une force extérieure et que nous jugerions non-humaines et non-organisée agissant sur les psychologies, la presse-Système a eu comme premier réflexe de donner le moins d’écho possible aux déclarations du porte-parole de la Maison-Blanche. (Voir par exemple USA Today le 14 avril 2014, ou Huffington Post ce même 14 avril 2014, reprenant ou s’inspirant de textes courts et laconiques de AP et de Reuters qui retranscrivent les déclarations du porte-parole. Une exception est le cas du président de la commission sur le renseignement de la Chambre des Représentants, Mike Rogers, reconnu pour sa complète stupidité, qui argumente dans Buzzfeed.com, le 14 avril 2014, sur l’intelligence et l’habileté extrêmes du voyage de Brennan désormais officiel...)

On dira : cette réaction de réagir le moins possible aux déclarations de la Maison-Blanche contribue à dissimuler le fait du week-end ukrainien de l’épais John Brennan, et la machine marcherait bien. Certes non, et la machine nous confirme qu’elle fonctionne dans l’“absurde” de ses contradictions labyrinthiques entre narrative diverses et vérités de situation. Au contraire, la déclaration de la Maison-Blanche est faite pour avoir un certain écho, c’est-à-dire pour démentir l’interprétation faite en général du déplacement de Brennan, avec les répercussions au niveau des antiSystème des articles de provenance russe. Pour cela, il faut que la déclaration soit répercutée et explicitée, notamment cette explication si évidente que Brennan faisait à Kiev une visite “de routine” comme lorsque le directeur de la CIA rencontre d’autres chefs de SR étrangers, et que l’interprétation d’un Brennan en train de comploter et d’ordonner la répression contre les provinces russophones est “absurd”. “Cette réaction de la presse-Système réagir le moins possible aux déclarations de la Maison-Blanche” ne marque rien de moins que son enfermement dans le labyrinthe de ses contradictions nécessitées par sa narrative, sinon un refus massif, quasi-pathologique, de la moindre réalité qui contredirait ou semblerait contredire cette narrative.

En revanche, la réaction de la Maison-Blanche, elle, nous en dit beaucoup sur la puissance d’influence nouvelle de la presse russe et antiSystème. Cette puissance nouvelle est à mesure de l’effondrement du crédit de la presse-Système qui pourrait apparaître, sur le terme, comme un des faits majeurs dans le système de la communication, à l’occasion de cette crise ukrainienne. La situation nouvelle en train de se créer dans le système de la communication explique la réaction de la Maison-Blanche, placée devant une première fuite sur la visite de Brennan, et qui en aurait craint et en craindrait évidemment d’autres de plus belles dimensions et de plus d’éclat (le «You know what won't be abusrd? If and when the Russians release another recording, this time of Brennan, proving that all the latest “Russian” propaganda is once again in fact, fact» de Durden), – outre les questions insistantes et agaçantes d'un Lavrov (voir ce 14 avril 2014). On peut aisément faire l’hypothèse, à la lumière du fonctionnement courant du système washingtonien, où chacun joue “perso”, que la Maison-Blanche n’ait pas été nécessairement tenue au courant du déplacement de Brennan et l’ait appris comme vous et moi, par Interfax et les autres médias russes. Interrogée sur la nouvelle, la CIA avait réagi dimanche soir selon l’habituel “pas de commentaire” sur ces questions de haute sécurité nationale. Obama, lui, résonne uniquement en termes de communication, et la réaction de son porte-parole qui se démarque de la ligne de communication de la CIA, montre que, malgré le nombre incroyable de verrous posés autour de la narrative du bloc BAO, au niveau officiel comme au niveau de la presse-Système, le Système tient désormais la presse russe (et la presse antiSystème dans cette occurrence) comme une force appréciable dans le système de la communication. Ainsi est-il montré que le week-end de détente ukrainienne de Brennan, qui n’a pas abouti à la blitzkrieg anti-russophones de Kiev qu’on annonçait, a au moins servi à quelque chose.


Mis en ligne le 15 avril 2014 à 09H12