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10364 janvier 2010 — Patrick Cockburn est-il un homme sérieux? Il est un homme sérieux et, qui plus est, journaliste réputé. Le 31 décembre 2009, il a publié un article dans The Independent où il examine la perspective désormais possible, et peut-être même probable, que les USA dirigés par le président Obama s’engagent au Yémen dans une nouvelle “guerre” contre le terrorisme à la suite de l'affaire de l'attentat manqué du vol 253.
Le titre et le sous-titre de son article nous disent l’essentiel de son analyse, faite par un homme qui a une expérience incomparable de la situation dans ces régions, et notamment du Yémen. Nous soulignons nous-mêmes de gras le mot essentiel, qui va diriger notre commentaire: «Threats to Yemen prove America hasn't learned the lesson of history – Extraordinarily, the US is making exactly the same mistake as in Iraq and Afghanistan.» Cette idée est substantivée plus loin par un paragraphe du texte, reprenant le même terme que nous avons souligné et que nous soulignons à nouveau:
«It is extraordinary to see the US begin to make the same mistakes in Yemen as it previously made in Afghanistan and Iraq. What it is doing is much to al-Qa'ida's advantage. The real strength of al-Qa'ida is not that it can “train” a fanatical Nigerian student to sew explosives into his underpants, but that it can provoke an exaggerated US response to every botched attack. Al-Qa'ida leaders openly admitted at the time of 9/11 that the aim of such operations is to provoke the US into direct military intervention in Muslim countries.»
Dans le cours du texte, Cockburn explique ce qu’est la situation au Yémen et dans quelles conditions les USA s’apprêteraient à s’y engager – non, semble-t-il, ont déjà commencé à s’engager… C’est dans tous les cas ce que nous dit le sénateur Lieberman, archi-faucon, qui, dans cette circonstance, semble ne pas comprendre qu’il dessert la cause qu’il a toujours servi, qui est celle d’Israël. En envisageant un nouvel engagement important dans un pays comme le Yémen, c’est, comme nous l’avons déjà souligné, détourner l’attention de l’Iran (et de l’Afghanistan, comme nous l’avons aussi souligné), alors que l’Iran est le principal objectif d’Israël, alors que les forces US doivent envisager de conduire éventuellement un nouvel engagement (au Yémen) avec des capacités de combat très réduites et épuisées, qui ne cessent de se réduire et de s’épuiser à cause du fardeau monstrueux de la logistique, des erreurs de tactique et de stratégie, etc. Qu’importe, ces pauvres esprits ont déjà leur slogan, qui conditionne désormais leur pensée: «Iraq was yesterday's war. Afghanistan is today's war. If you don't act pre-emptively Yemen will be tomorrow's war.» (Slogan répété à satiété par Lieberman.)
Cockburn: «It is in this fascinating but dangerous land that President Barack Obama is planning to increase US political and military involvement. Joint operations will be carried out by the US and Yemeni military. There will be American drone attacks on hamlets where al-Qa'ida supposedly has its bases.
»There is ominous use by American politicians and commentators of the phrase "failed state" in relation to Yemen, as if this some how legitimised foreign intervention. It is extraordinary that the US political elite has never taken on board that its greatest defeats have been in just such “failed states”, not least Lebanon in 1982, when 240 US Marines were blown up; Somalia in the early 1990s when the body of a US helicopter pilot was dragged through the streets; Iraq after the overthrow of Saddam Hussein; and Afghanistan after the supposed fall of the Taliban.
»Yemen has all the explosive ingredients of Lebanon, Somalia, Iraq and Afghanistan. But the arch-hawk Senator Joe Lieberman, chairman of the Senate Committee on Homeland Security, was happily confirming this week that the Green Berets and the US Special Forces are already there. He cited with approval an American official in Sanaa as telling him that, “Iraq was yesterday's war. Afghanistan is today's war. If you don't act pre-emptively Yemen will be tomorrow's war.” In practice pre-emptive strikes are likely to bring a US military entanglement in Yemen even closer.
»The US will get entangled because the Yemeni government will want to manipulate US action in its own interests and to preserve its wilting authority. It has long been trying to portray the Shia rebels in north Yemen as Iranian cats-paws in order to secure American and Saudi support. Al-Qa'ida in the Arabian Peninsula (AQAP) probably only has a few hundred activists in Yemen, but the government of long time Yemeni President Ali Abdulah Salih will portray his diverse opponents as somehow linked to al-Qa'ida.»
@PAYANT Il est certain que les tambours de guerre résonnent à Washington, et Cockburn a tout à fait raison de s’en préoccuper comme il le fait. Hier, l’omniprésent et omniscient Petraeus s’est rendu de toute urgence au Yémen. Un commentateur indépendant observe: «U.S. intelligence services are now waking up to the realization that Yemen is becoming a safe haven for Al Qaeda and their extremist allies. General Petraeus's visit to Yemen today only underscores this intense focus, and news reports are also now indicating U.S. administration interest in Yemen's conflict starting in October of last year.» En d’autres termes, l’orientation belliciste vers le Yémen de la machine américaniste est d’ores et déjà “dans le pipe-line” et il sera bien difficile de l’arrêter – si quelqu’un, à Washington, avait cette idée saugrenue.
Tous les experts sérieux s’arrachent les cheveux qui leur restent à l’idée d’une nouvelle “chouette petite guerre”, d’ailleurs semble-t-il d’ores et déjà commencée, répétons-le, selon Joe Lieberman qui a affirmé qu’un certain nombre d’unités spéciales de l’U.S. Army étaient déjà sur place et en action. Le colonel Dan Vandergriff, spécialiste comme William S. Lind de la guerre de 4ème génération, explique (le 30 décembre 2009, sur son site DonVandergriff.com) que les USA foncent tête baissée, une fois de plus, dans un piège tendu par al Qaïda; que, ce faisant, ils dispersent encore plus leurs forces et, surtout, les privent encore plus de l’énergie partagée et renforcée que donnerait la cohérence générale d’une stratégie coordonnée. Avec le Yémen la “stratégie” US contre la terrorisme se déstructure un peu plus en s’écartant encore du principe allemand de la Blitzkrieg que cite Vandergriff: le Schwerpunkt (“point focal”, ou Schwerpunktprinzip, “principe de la concentration” qui consiste à structurer conceptuellement les diverses opérations pour que leurs effets tactiques s’additionnent stratégiquement, pour atteindre un objectif stratégique fondamental – et la victoire). Il est intéressant d’observer que le principe général de déstructuration de tout ce qui résiste et se montre rétif, qui caractérise selon nous l'objectif de l’américanisme et du postmodernisme, affecte la stratégie elle-même, c’est-à-dire le modus operandi des opérations militaires en cours dont nous observons souvent que le but ultime est justement et également la déstructuration du monde. On ne trouverait guère une meilleure preuve de la crise du système que cette contradiction interne et in vivo, que le mouvement même de déstructuration entraîne la déstructuration de l’outil et de la stratégie qui doivent conduire et réaliser cette déstructuration chez les autres.
On trouve aussi cet étrange caractère chez Joe Lieberman, si nous revenons sur son cas selon l’orientation vue plus haut. Cet ultra-faucon est un ami d’Israël au-delà de tout ce qu’on peut imaginer – et l’imagination est féconde à cet égard. Voilà qu’il soutient, non qu’il se trouve à la pointe de l’effort contre le Yémen. Se faisant, il s’écarte, à sa façon, du Schwerpunkt d’Israël, qu’Israël voudrait imposer aux USA, c’est-à-dire l’Iran comme but stratégique. Lieberman devient de facto un agent de déstructuration des véritables intérêts stratégiques d’Israël. Les neocons, eux aussi pro-israéliens jusqu’à l’être plus que les extrémistes israéliens eux-mêmes, suivent évidemment le même “sentier de la guerre”, donc la même voie de la déstructuration de la stratégie israélienne via Washington. Et comment revenir là-dessus si l’on réalise l’erreur, si l'on y pense? Car ce qui anime toute cette plaidoirie, c’est l’ivresse de la guerre et non pas tel ou tel objectif…
C’est que ce facteur domine tout: l’ivresse de la guerre, traduction qu’on croirait momentanée mais qui s’avère en fait substantielle de la psychologie américaniste. La psychologie américaniste emporte tout y compris les pro-israéliens patentés… Ainsi en revenons-nous à ce mot utilisé par Cockburn, stupéfaits devant la voie suivie par les USA vers le Yémen: “extraordinairement”… «Threats to Yemen prove America hasn't learned the lesson of history – Extraordinarily, the US is making exactly the same mistake as in Iraq and Afghanistan.»
“Extraordinaire”, comme s’exclame Cockburn? Est-ce bien sûr? Tout montre l’absurdité du projet de l’engagement au Yémen jusqu’à la possibilité d’une nouvelle guerre de la Grande Guerre contre la Terreur, y compris le suivisme des brillants Britanniques qui semblent décidés à nous démontrer que toute leur réputation historique d’habileté, d’efficacité, de réalisme et d’intelligence politique n’est que vulgaire propagande qu’ils faut à tout prix démentir. Personne, parmi les analystes sérieux, ne conteste le manque de moyens US, l’efficacité douteuse (c’est le moins qu’on puisse dire) de cette sorte d’intervention, la probabilité (comme l’indique Cockburn) que l’intervention US sera manipulée par le pouvoir yéménite en position délicate, à son avantage, enfin la déstructuration accentuée (Schwerpunkt) de la “stratégie” US – si l’on veut avoir l’indulgence de parler d’une “stratégie”.
Mais l’“esprit” est là, c’est-à-dire justement pas l’esprit et son jugement mais la psychologie, et dans ce cas l’ivresse de la psychologie, qui entraîne l’esprit et son jugement. (Nous voyons le même problème, en moins aigu et moins spectaculaire du côté des relations entre le Japon et les USA ce même 4 janvier 2010). Il y a donc une psychologie inconsciemment trompeuse – ou plutôt doit-on parler justement d’“ivresse de la psychologie”, qui multiplie la tromperie, qui s’est installée à partir de 1996 dans la direction US, que nous avions tentée d’expliquer notamment dans un texte du 2 septembre 2005. Cette contradiction entre la situation réelle et ce que croit en percevoir une psychologie faussée a commencé à donner des effets dévastateurs à partir des déboires qu’a engendrés la politique outrageusement et ouvertement hégémoniste et agressive des USA suivie après l’attaque du 11 septembre 2001. La situation US n’ayant cessé de se dégrader, le déséquilibre et la contradiction sont aujourd’hui complètement “extraordinaires” (cf. Cockburn). Ils conduisent même ceux qu’on désigne comme des manipulateurs (Lieberman, les neocons) à se lancer dans des aventures qui contredisent directement les intérêts de leurs manipulations.
Une telle psychologie, qui dépend de travers intérieurs et d’une sorte d’intoxication que dispensent naturellement les pressions de communication du système, est empêchée d’accueillir des faits objectifs extérieurs. Par conséquent, aucune expérience objective de la réalité ne s’inscrit en elle et il n’y a pas d’expérience historique. Il est alors naturel, sinon normal, que ne soit absolument pas “extraordinaire” ce qui le paraît évidemment à Cockburn et à tout esprit servi par une psychologie équilibrée: que les USA se prépareraient éventuellement à répéter au Yémen exactement les mêmes erreurs commises en Irak et en Afghanistan, conduisant aux mêmes conditions catastrophiques, et cela dans des conditions objectives de la puissance américaniste fortement dégradées.
On trouve même cette dichotomie étrange chez les experts conformistes (pas les “dissidents” qui critiquent les projets yéménites, certes). Ceux-là reconnaissent les catastrophes irakienne et afghane selon les faits qu’ils jugent d’une façon objective, mais ils n’en tirent aucune conséquence pour l’aventure yéménite, qu’ils recommandent de lancer. Ceux-là disposent de l’expérience consciente des catastrophes mais leur psychologie américaniste la repousse lorsqu’il s’agit des recommandations pour le futur, pour d’autres théâtres (le Yémen). Poussés par leur psychologie américaniste et son ivresse incontrôlée, ils se disent que, cette fois, enfin, “ça marchera”.
Les politiciens et publicistes, hommes de pure communication (on y met les neocons avec Lieberman, qui n’ont strictement aucune expérience stratégique mais l’habituelle ivresse de l’idéologie et de la puissance imaginaire des USA), n’ont même pas à repousser l’expérience qu’ils sont incapables de synthétiser et d’intégrer d’une façon consciente. Ceux-là croient vraiment que l’Irak est un triomphe et que McChrystal l’emportera en Afghanistan, tout comme ils croient que la puissance US peut tout faire. (Certains d’entre eux, s’ils pensent et s’ils y pensent, pourraient très bien en arriver à croire qu’ils restent conformes à leur mission et que les USA, avec le Yémen en plus, pourra également se charger de l’Iran, conformément aux plans prévus. Ils en sont toujours à septembre 2001, lorsque Rumsfeld annonçait à ses collaborateurs que le projet du Pentagone était de gagner sept guerre en cinq ans, selon le témoignage du général Wesley Clark le 5 mars 2003 – sept guerre, et encore avait-on oublié de mentionner l’Afghanistan qui allait de soi, et oublié le Yémen, enfer et damnation! – «…starting with Iraq, and then Syria, Lebanon, Libya, Somalia, Sudan and, finishing off, Iran.»).
Donc, non, rien d’“extraordinaire” à notre sens, mais de la psychologie américaniste pur jus, totalement déformée, complètement intoxiquée par les caractères étranges de cet état de la mécanique cérébrale, entretenus et démesurément grossis par l’importance et la puissance fondamentales de la communication. Celle-ci, la communication, est d’ailleurs, en même temps que la force d’entretien et d’aggravation, la cause initiale de la formation de cette psychologie américaniste, dans un pays qui n’a pas la colonne vertébrale régalienne d’une histoire acceptée en tant que telle, et évidemment structurante pour la psychologie collectivement impliquée.
On terminera rapidement par un pur constat de la réalité, notamment en jugeant Cockburn bien optimiste lorsqu’il conclut après avoir souligné le caractère objectivement catastrophique de ces guerres, pour ceux qui la subissent autant que pour les USA: «In Iraq the US is getting out more easily than seemed likely at one stage because Washington has persuaded Americans that they won a non-existent success. The ultimate US exit from Afghanistan may eventually be along very similar lines…» Ce n’est absolument pas assuré pour l’Afghanistan car, pendant ce temps, et à une vitesse foudroyante, la “Bête” s’épuise – ou bien disons Moby Dick, ou le Pentagone. On se demande même si elle trouvera encore la force de lancer l’aventure yéménite tandis que la catastrophe afghane se poursuit bon train, avec le dernier épisode du coup sévère (“Pearl Harbor de la CIA”) porté à la CIA, si active sur ce théâtre des opérations et dont il est de moins en moins assuré qu’elle pourra s’en sortir en limitant les dégâts. Fidèle à sa mission de déstructuration dont le principal effet est désormais sa propre déstructuration, il est possible que la “Bête” militariste US se désagrège en une infinité de foyers de désordre avant même qu’al Qaïda, section Yemen, ait senti de quel bois mort elle se chauffe.
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