“Le zéro et l’infini” afghan

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“Le zéro et l’infini” afghan

• Articles du 12 juillet 2021. • Des prévisions particulièrement pessimistes sur les possibilités de développement déstabilisateurs en Afghanistan après le départ US. • La crainte est celle de la formation d’un “super-Daesh englobant le Pakistan et le Sri Lanka en plus de l’Afghanistan. • En un sens, dans un monde déstabilisé à cause de la politiqueSystème des USA, le départ des déstabilisateurs sera la cause d’une déstabilisation supplémentaire, ou le déstabilisateur-déstabilisé hyper-déstabilisant les autres. • Contributions : dedefensa.org et Sébastien Boussois.

Pour débuter la présentation de cet article sur la possibilité d’un avenir terrifiant et globalisé d’un Afghanistan suscitant une nébuleuse islamiste et pleine d’une haine furieuse de 500 millions de Musulmans, il ne nous semble pas inutile de rappeler la rapide interview de Zbigniew Brzezinski, donnée au Nouvel Observateur (n°1732), du 15 janvier 1998 (interview de Vincent Jauvert). Nous l’avions déjà reprise le 31 juillet 2005 et, bien entendu, elle prend à nouveau aujourd’hui un poids et une pertinence supplémentaires de plus, alors que les forces militaires US quittent l’Afghanistan selon la stricte application de leur méthode habituelle de déroute.

Il est remarquable de constater rétrospectivement l’importance d’une décision, où les sentiments personnels d’un homme (l’hostilité antisoviétique mais surtout antirusse ce l’Américain d’origine polonaise Brzezinski) ont joué un rôle considérable. La différence d’état d’esprit entre les experts qui firent leur carrière durant la Guerre froide et la situation présente est également stupéfiante. Enfin, il y a l’élasticité très subjective de l’interprétation des événements : pour Brzezinski, c’est l’Afghanistan qui est la cause de la chute de l’URSS ; pour la majorité des folles-neocon du Système, c’est la course aux armements voulue par les USA de Reagan ; pour nous, rien de tout cela, et surtout pas la “course aux armements”, mais bien Gorbatchev lui-même et sa politique de liquidation du système soviétique, comme cause essentielle, psychologique essentiellement, de l’effondrement de l’URSS . On voit combien s’opposent les perceptions, s’accumulent les erreurs quand il y en a, avec leurs effets à multiples bandes...

Pour le cas de l’Afghanistan et à partir des affirmations absolument claires de Brzezinski, l’enchaînement est évident, qui conduit à cette inutile et catastrophique “guerre de 20 ans” ouvrant les possibilités hyper-catastrophiques évoquées par Sébastien Boussois dans le texte de fin de page. L’interview est court et d’une force remarquable.

Le Nouvel Observateur” — « L’ancien directeur de la CIA Robert Gates l’affirme dans ses Mémoires [‘From the Shadows’, Simon and Schuster] : les services secrets américains ont commencé à aider les moudjahidine afghans six mois avant l'intervention soviétique. A l'époque, vous étiez le conseiller du président Carter pour les affaires de sécurité ; vous avez donc joué un rôle clé dans cette affaire. Vous confirmez ? »

Zbigniew Brzezinski — « Oui. Selon la version officielle de l’histoire, l'aide de la CIA aux moudjahidine a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques. »

Le Nouvel Observateur” — « Malgré ce risque, vous étiez partisan de cette “covert action” [opération clandestine]. Mais peut-être même souhaitiez-vous cette entrée en guerre des Soviétiques et cherchiez-vous à la provoquer ? »

Zbigniew Brzezinski — « Ce n'est pas tout à fait cela. Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent. »

Le Nouvel Observateur” — « Lorsque les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des Etats-Unis en Afghanistan, personne ne les a crus. Pourtant, il y avait un fond de vérité... Vous ne regrettez rien aujourd’hui ? »

Zbigniew Brzezinski — « Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : “Nous avons maintenant l’occasion de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam.” De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l'empire soviétique. »

Le Nouvel Observateur” — « Vous ne regrettez pas non plus d’avoir favorisé l'intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ?

Zbigniew Brzezinski — « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »

Le Nouvel Observateur” — « “Quelques excités” ? Mais on le dit et on le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd'hui une menace mondiale. »

Zbigniew Brzezinski — « Sottises ! Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l'égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global. Regardons l’islam de manière rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première religion du monde avec 1,5 milliard de fidèles. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’Arabie Saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le Pakistan militariste, l’Égypte pro-occidentale ou l’Asie centrale sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté... »

Les prévisions de Sébastien Boussois sont évidemment très alarmistes. Elles sont pourtant crédibles, sinon envisageables. Du coup, cette possibilité met en évidence l’extraordinaire imbroglio auquel nous sommes parvenus, à partir des diverses impulsions de ce qui allait devenir la “politiqueSystème”, essentiellement sinon exclusivement d’origine américaniste. La très faible importance que Brzezinski accorde à la dynamique islamiste, en 1998, alors qu’il reste un homme d’influence important à Washington, met en évidence les extraordinaires disparités stratégiques qui régnaient, et qui règnent toujours dans la direction américaniste. Un seul argument les réunit, qui est le déchaînement permanent de la puissance, soit par l’action militaire directe, soit par des moyens plus indirects.

Le summum du paradoxe est alors atteint lorsque Boussois constate simplement, ce qui relève à la fois de l’évidence stratégique et de l’inversion sardonique, deux points essentiels contenus dans ces deux phrases :

« Certes, le retrait sur le plan militaire des Etats-Unis ne sera pas très spectaculaire avec 2 500 soldats. Mais psychologiquement, il sera énorme de ne plus avoir de présence américaine et de soutien militaire au gouvernement afghan. »

... Et nous  observons :
• certes, que Boussois a raison de constater que le retrait US, même de seulement 2 500 soldats qui, de plus, manœuvraient stupidement et sans la moindre efficacité, aura sans le moindre doute, et également selon notre appréciation, un effet psychologique considérable dans une époque où règne la communication et où les USA ne cessent de clamer leur puissance et l’impossibilité pour le monde entier de seulement exister sans leur présence permanenter dans le monde entier ;
• que, par conséquent, il y aura bien « un nouveau traumatisme pour le statut d’hyperpuissance politique et militaire unique au monde que sont les Etats-Unis », – statut qui, lui aussi et toujours à notre estime, dépend d’abord et essentiellement de la communication (correspondance avec le retrait de l’Afghanistan) ;
• qu’on en arrive donc, au travers des innombrables volte-face, trahisons, changements d’orientations, corruptions, etc., dont est criblée la “politique” US dans la région comme ailleurs, et certainement depuis la fine décision de Brzezinski de 1978 concernant l’Afghanistan, à voir la puissance qui installe le chaos, qui l’entretient, qui l’aggrave, être désignée comme la puissance qui déstabilise la scène stratégique si elle s’en retire (déstabilisatrice de la déstabilisation dont elle est responsable).

Peut-être les spécialistes du complotisme y verront-ils une fine et longue manœuvre, dont la décision de Brzezinski suivie de l’effondrement de l’URSS seraient la matrice dissimulée, indirecte et à très-longue distance, pour finalement arriver à installer un chaos évidemment d’essence globaliste, – si la “globalisation” a quelque essence, – pour menacer décisivement et sur son Sud-Est la Russie de Poutine (tout était prévu) ; sans doute, également, Soros y aurait mis sa pincée de $milliards pour verrouiller le scénario... Cela étant suggéré pour ouvrir de nouveaux champs d’action à l’axiome selon lequel “plus on est de comploteurs, plus l’on complote et plus l’on rit”, – rien de plus.

Bien entendu, Boussois n’est aucunement mêlé à cette sorte de supputations qui permettent à certains esprits de s’entretenir dans l’improbable certitude qu’ils y comprennent quelque chose. Il se contente, lui, de donner son analyse d’une situation à venir possible et fort peu ragoûtante ; dans ce texte du 11 juillet 2021, dont le titre complet est :
« 20 ans de guerre en Afghanistan pour rien ? Les conséquences tragiques à venir du retrait américain »

dedefensa.org

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L’Afghanistan et les conséquences tragiques à venir

Sébastien Boussois chercheur en sciences politiques associé au CECID (Université Libre de Bruxelles), spécialiste du Moyen-Orient, auteur de “Daech, la suite” (éditions de l’Aube, 2019). Pour lui, la prégnance islamiste en Afghanistan 20 ans après son invasion, illustre l'échec des armées occidentales à vaincre le « terrorisme de guérilla » au sein de civilisations étrangères. Et présage de graves menaces.

C’était un vœu de longue date des locataires successifs de la Maison Blanche. Joe Biden l’annonçait lors de son élection : « L’heure est venue de mettre fin à la plus longue guerre de l’Amérique », déclarait-il en avril dernier en annonçant le retrait total des soldats américains d’Afghanistan dès le 1er mai 2021, 20 ans après l’invasion du pays. Il y eut plusieurs phases successives de retrait mais le 11 septembre 2021, les derniers 2 500 GI’s américains auront quitté « définitivement » l’Afghanistan qu’ils avaient investi à l’issue des attentats de New York et du Pentagone, le plus gros attentat de l’histoire perpétré sur le sol américain et orchestré par Oussama Ben Laden.

Au tout début, l’objectif américain était de capturer le chef d’Al-Qaïda hébergé avec la bénédiction des Taliban et faire tomber ce régime. Puis les choses s’enlisèrent rapidement. En effet, 20 ans plus tard, et depuis des mois, les négociations entre Washington et les Taliban, pour trouver une issue à cette guerre sans fin, se sont fait en direct, accueillies par le Qatar, et par-dessus la tête du gouvernement afghan. A peine élu et en poste à la Maison Blanche, Joe Biden allait rapidement confirmer le choix de Donald Trump de se désengager du pays. Il n’y avait plus d’autre solution cohérente et rapide pour stopper net cette gabegie.

Pendant deux décennies, Washington et la force internationale Resolute Support, qui comptent encore à l’heure actuelle au total 9 600 soldats issus de 36 États sur le sol afghan vont tenter de venir à bout en vain, dans leur « guerre contre le terrorisme » (*), des Taliban enracinés comme jamais depuis sur les 2 tiers du pays. On est loin du temps où en 2010, il y avait près de 100 000 soldats américains sur le sol afghan qui espéraient encore parvenir à une pacification du pays, la normalisation de la vie politique et la démocratisation de Kaboul. Clairement, cela sonne non seulement comme une défaite américaine, mais aussi la défaite de tout l’Occident et de ses armées conventionnelles qui croient encore parvenir à défaire le terrorisme de guérilla dans des pays qu’ils connaissent par définition mal, qu’ils maîtrisent mal, et auxquels ils ne sont pas adaptés. Si le bourbier afghan avec 3 000 soldats américains morts, n’a rien à voir avec la guerre au Vietnam, qui fit plus de 50 000 morts du côté des militaires, il n’en demeure pas moins un nouveau traumatisme pour le statut d’hyperpuissance politique et militaire unique au monde que sont les Etats-Unis.

Mais cette bérézina est surtout hélas la promesse quasi-certaine d’un retour de la violence et surtout de la menace pour nos pays. Les Taliban sont en embuscade et contrôlent déjà les trois quarts du pays. L’armée afghane n’a évidemment aucun moyen de contenir leur avancée inexorable.

Il y a peut-être pire encore à venir. Depuis l’invasion du pays par les Soviétiques en 1979, les débuts d’Al-Qaïda en 1987 pour résister à ces derniers, le djihad mondialisé et la terre de ressourcement islamiste (**), la naissance d’un premier Califat affilié à Daesh, appelé la Villa Khorasan, le risque majeur désormais d’émergence d’un second Califat au cœur du pays, plus violent, plus dangereux, est réel, prenant le pas sur les Taliban qui risquent d’être dépassés. En effet, il n’est pas à exclure l’émergence d’un nouveau Daesh encore plus violent et virulent contre lequel l’Etat afghan ne pourra pas grand-chose hélas dans les mois ou années à venir.

L’histoire a prouvé depuis quatre décennies que le pire du pire était toujours à craindre avec l’hydre djihadiste et que l’Afghanistan a toujours été un heartland, un épicentre géostratégique pour l’islamisme. Sur les cendres encore fumantes de Daesh en terre de Syrie et d’Irak, on a rapidement assisté à une reprise des attentats, à un déplacement des djihadistes qui ont survécu à l’effondrement du Califat sur d’autres terres de régénération de l’idéologie djihadiste comme au Sahel ou en Asie Centrale. L’Afghanistan, a été, reste et restera toujours un totem. Et le Pakistan pas loin, une autre cible de choix pour viser l’extension régionale. La présence américaine n’a jamais rien réglé : depuis l’invasion, il y a toujours eu un tiraillement violent dans le pays entre l’Etat fragile, l’emprise très forte des Taliban qui n’a cessé de progresser, la présence historique d’Al-Qaïda, et la rivalité de Daesh en Afghanistan qui a pris de plus en plus d’importance. Avec la chute de Raqqa en 2018, l’Etat islamique créé et proclamé en Afghanistan en février 2015, a très vite ambitionné de devenir le nouveau Califat islamique.

Pour peser davantage sur le plan régional, l’Etat islamique afghan a attiré des groupes de djihadistes ouzbeks, comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan et tous les groupes qui sont en déroute traqués par l’armée afghane ou pakistanaise. Il a fait de même au Pakistan et multiplié des attentats bien ciblés à Kaboul ou Karachi. Ce sont de véritables allégeances pragmatiques et de survie. Aujourd’hui, on estime de 1 000 à 3 000 combattants le nombre d’insurgés de Daesh qui se battent au quotidien dans leur pays pour leur survie. Et le ratio de 1 à 10 entre Daesh et les Taliban. Et la guerre est plus ouverte que jamais entre les deux protagonistes qui se disputent le statut de leader islamiste du pays.

Les conséquences pour la région seront radicales avec la talibanisation d’une partie du Pakistan et l’hystérisation haineuse de la frange très pauvre et illettrée de sa population de près de 200 millions d’habitants. Quid avec le Bangladesh dont une partie important de la population est dans une situation fragile voire critique ? Nous risquons de nous retrouver confrontés à un bloc idéologique salafiste ivre de haine anti-chrétienne, anti-occidentale, anti-chiite et anti-tout ce qui ne partage pas totalement cet extrémisme de près de 500 millions d’habitants, soit la population de l’Union européenne. Certes, le retrait sur le plan militaire des Etats-Unis ne sera pas très spectaculaire avec 2 500 soldats. Mais psychologiquement, il sera énorme de ne plus avoir de présence américaine et de soutien militaire au gouvernement afghan. C’est pour cela que le monde doit se préparer au plus vite, et anticiper l’évolution vertigineuse du triangle Pakistan-Afghanistan-Bangladesh qui risque de devenir un des enjeux sécuritaires, religieux et géostratégiques majeurs de la décennie 2020-2030.

Sébastien Boussois

Notes

(*) Après avoir au moins éliminé Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaïda.

(**) La création d’Al-Qaida au Maghreb islamique est due à Mokhtar Ben Mokhtar, formé en Afghanistan, devenu seigneur de guerre au sein du GIA pendant la décennie noire en Algérie avant de se retrancher dans le Sahel. Il est sur la liste noire des pires terroristes recherchés sur la planète pour ses affinités avec Al-Qaïda et les Taliban.