LeakyWorld ou le suicide par le Net

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La situation des relations internationales et (surtout) des psychologies est en train de prendre une allure complètement différente après le choc de Wikileaks, désormais plus lestement nommé Cablegate. Nous allons nous appuyer sur un commentaire excellent de John Naughton, du Guardian, le 6 décembre 2010, pour tenter d’analyser ce changement.

La première cause évidente, telle que la souligne Naughton, est la différence entre la réalité exposée par les dépêches et la “réalité” qu’exposent les directions occidentales («One thing that might explain the official hysteria about the revelations is the way they expose how political elites in western democracies have been deceiving their electorates») Nous prenons bien garde de ne pas employer nécessairement des mots indiquant une duplicité, comme “mensonges”, “tromperies”, car notre thèse centrale reste bien celle du virtualisme dans son “deuxième âge”, et la façon dont Cablegate est en train de le désintégrer.

«What WikiLeaks is really exposing is the extent to which the western democratic system has been hollowed out. In the last decade its political elites have been shown to be incompetent (Ireland, the US and UK in not regulating banks); corrupt (all governments in relation to the arms trade); or recklessly militaristic (the US and UK in Iraq). And yet nowhere have they been called to account in any effective way. Instead they have obfuscated, lied or blustered their way through. And when, finally, the veil of secrecy is lifted, their reflex reaction is to kill the messenger.»

Bien entendu, l’évidence entraîne Naughton à observer combien tous ces dirigeants occidentaux, qui sont pour la “transparence” lorsqu’il s’agit des autres, de ceux qui ne sont pas au format standard de la démocratie virtualiste du bloc occidentalist-américaniste, se retrouvent bien proches des attitudes dictatoriales et arbitraires dans ce cas. L’hypocrisie en vitesse de croisière ? Oui, puisque l’hypocrisie est un composant naturel du virtualisme…

«There is a delicious irony in the fact that it is now the so-called liberal democracies that are clamouring to shut WikiLeaks down. Consider, for instance, how the views of the US administration have changed in just a year. On 21 January, secretary of state Hillary Clinton made a landmark speech about internet freedom, in Washington DC, which many people welcomed and most interpreted as a rebuke to China for its alleged cyberattack on Google. “Information has never been so free,” declared Clinton. “Even in authoritarian countries, information networks are helping people discover new facts and making governments more accountable.”»

Bref, la critique est évidente, mais elle vaut d’être dite, et redite encore, sans arrêt ni se lasser. Et ce n’est pas fini, nous dit Naughton dans sa conclusion, – qui est certainement la partie le plus entraînante et la plus rafraîchissante de son propos… Car, dit-il, messieurs les politiciens du monde entier, cela ne fait que commencer ; nous entrons dans le monde de Wikileaks, ou “le monde des fuites” (leakyworld), dont la seule alternative serait la destruction d’Internet…

« But politicians now face an agonising dilemma. The old, mole-whacking approach won't work. WikiLeaks does not depend only on web technology. Thousands of copies of those secret cables – and probably of much else besides – are out there, distributed by peer-to-peer technologies like BitTorrent. Our rulers have a choice to make: either they learn to live in a WikiLeakable world, with all that implies in terms of their future behaviour; or they shut down the internet. Over to them.»

Notre commentaire

@PAYANT Ce texte permet de bien prendre la mesure de la “révolution” en train de s’accomplir, comme conséquence de ce que nous nommerions une “cyber-insurrection”, et, pus précisément, une insurrection conduite avec les moyens du système de la communication, – aussi bien ses technologies, l’information qu’il véhicule et l’accès à l’information qu’il permet, l’impression qu’il inscrit durablement dans les psychologies à cause de cette dynamique. Il s'agit évidemment du diable Wikileaks sorti de sa bouteille et dans laquelle on ne le fera plus rentrer. Bien entendu, l’alternative radicale que Naughton propose aux hommes politiques n’en est pas une, la destruction de la dimension informationnelle de notre Système que constituer Internet, voire même son contrôle, étant des objectifs non seulement impossibles mais impensables pour le fonctionnement du Système lui-même avant même de parler des adversaires du Système.

Autrement dit, les directions politiques vont devoir vivre dans un monde type-Wikileaks, ou un LeakyWorld, ou plus aucune certitude n’est possible. Plus encore que les fuites elles-mêmes, ce qu’Assange et Wikileaks ont créé avec cette attaque spécifique, cette troisième attaque spécifiquement qui portait sur la “routine” du travail diplomatique US, c’est la peur désormais sans fin des fuites. Paul Woodward nomme cela (le 6 décembre 2010 sur son site War in Context) “une peur asymétrique”, l’expression correspondant à “guerre asymétrique” qui caractérise la G4G, ou Guerre de 4ème Génération. Mais il n’est pas assuré que le terme “asymétrique” soit complètement justifié dans ce cas, car ce qui fonde la puissance dans cette affaire ce sont l’information et la capacité de dynamiser cette information par la communication, – et, à cet égard, Assange et son réseau, et ses divers soutiens, et ses probables émules et successeurs, s’avèrent disposer d’une puissance qui n’est pas loin d’équivaloir à celle du Système. Il n'y a pas tant d'asymétrie que cela, et la peur est moins asymétrique que simplement fondamentale et ontologique...

Bien plus encore, et nous voulons toujours plus insister sur ce fait, il n’existe pas à notre sens une conscience claire, ni même une conscience à peu près faite de la tromperie, de la part des directions politiques. C’est bien en cela qu’il s’agit de virtualisme. Les dirigeants politiques sont eux-mêmes soumis à l’éclatement de l’information de leurs propres réseaux et ne reçoivent pas leurs propres informations comme nous recevons les informations venues de Wikileaks, mais au travers de cloisonnements, de «“sas de décompression”, voire de “sas d’interprétation”. Nous sommes évidemment convaincus que les diplomates (US) eux-mêmes ne connaissent pas tous ces messages diffusés par Wikileaks, et/ou les assimilent comme nous les assimilons nous-mêmes par les moyens des fuites et avec l’amplification de l’écho public ; certains doivent avoir des surprises à la lecture de certaines fuites comme nous-mêmes en avons. Nous voulons signifier par là que l’énorme Cablegate et le LeakyWorld qui nous attend ne mettent pas à jour un complot organisé, une entreprise consciente et structurée qui se trouve soudain éclairée et mise devant les effets de son infamie. Les directions politiques ne sont pas totalement conscientes, loin s’en faut, des méfaits et des monstruosités qu’engendrent le Système et les mécanismes bureaucratiques et technologiques qui le caractérisent.

C’est pourquoi nous parlons bien plus volontiers d’une attaque contre le Système et y voyons bien plus, effectivement, la formule du “nihilisme contre nihilisme” (voir notre F&C du 6 décembre 2010) que d’un simple affrontement politique ou qu'un vague affrontement entre une sorte de “société civile” et des directions politique au nom de la “transparence” mais sans sortir du cadre moderniste qui est le faux nez du Système. Lorsque Naughton définit Cablegate de cette façon : «[T]he first really sustained confrontation between the established order and the culture of the internet», il n’a pas tort pour la première apparence de la chose. Mais l’“ordre établi” n’est que la garde prétorienne du Système, les directions politiques qui lui sont soumises, et qui, d’ailleurs, ne savent pas très bien pourquoi et dans quel(s) but(s), sinon les vagues mémos de leurs conseillers pléthoriques et eux-mêmes cloisonnés, et les théories habituelles des idéologues sempiternels, des neocons ou grands prêtres du marché libre… Tout cela n’est qu’accessoire, quelques scories, quelques poussières, comme les directions politiques elles-mêmes, par rapport à cette chose formidable qui nous écrase tous, – le Système. Et c’est bien contre lui, ultimement, que l’attaque est lancée, et c'est avec lui que la grande bataille nous attend.


Mis en ligne le 8 décembre 2010 à 14H48