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114726 août 2010 — On lit par ailleurs, dans Ouverture libre ce 26 août 2010, des extraits d’une chronique critique de Paul Woodward (War in Context) sur une question mêlant l’interprétation de l'arrestation d'un chef taliban et l'évolution et l'utilisation de l’information à cet égard, notamment dans le chef du New York Times. Il s’agit de la capture, en janvier dernier, du n°2 des talibans, Abdul Ghani Baradar, par des agents de l’ISI pakistanais et de la CIA américaniste. (La capture de Baradar se plaçait dans un contexte où d’autres dirigeants talibans avaient été arrêtés au Pakistan.)
La version initiale et officielle acclamait, du côté US, cette capture comme un coup sévère porté aux talibans. Woodward affirmait au contraire qu’il s’agissait d’une manœuvre des Pakistanais, à laquelle les Américains s’étaient prêtés, ou avaient succombé, en contrecarrant d’une certaine façon leurs propres intérêts (ceux de l’administration Obama). Baradar était un taliban “modéré”, qui négociait discrètement avec les Afghans de Karzaï et certains services US, sans consultation des Pakistanais. Ces derniers avaient réagi en liquidant cette connexion par l’arrestation de Baradar, réalisée avec l’aide inattendue (?) des agents de la CIA, montrant par là que rien ne pouvait se faire avec les talibans sans qu’ils soient présents, d’accord et partie prenante.
@PAYANT Woodward critique le New York Times pour ses diverses interprétations de l’affaire, venant finalement le 23 août à l’interprétation que lui-même, Woodward, donnait dès le 17 février. Sans nécessaire coordination, ni même consultation, d’autres sites et analystes indépendants avaient livré des analyses similaires, comme Wayne Madsen le 23 février 2010. Nous-mêmes, nous répercutions une version circulant officieusement à l’OTAN, allant dans le même sens, le 27 février 2010.
Woodward estimait le 17 février que le New York Times avait agi sur instructions quasiment directes de la Maison-Blanche, en ne publiant pas la version que lui-même jugeait correcte de cette affaire. Il écrivait ainsi : «[The Pakistanis] didn’t want to be cut out of the negotiating loop by Americans negotiating directly with the Taliban. In other words, Pakistan is not willing to see a deal agreed to end this war without being able to dictate some of the terms. If that is the case, no wonder The White House asked its news outlet (the New York Times) to sit on the story for a few days while they decided how it should be told.» De son côté, Wayne Madsen se lamentait sur la stupidité US, hors de toute considération d’honneur et de respect de la parole donnée, avec les USA “trahissant” un de leurs interlocuteurs talibans et se coupant de toute possibilité de négociations dans le futur à cause d’une réputation désormais établie de méconnaissance et d’irrespect complets des engagements de confiance pour des négociations secrètes.
Quant à nous, l’intérêt de notre intervention était que la version présentée, qui corroborait celle de Woodward-Madsen, circulait officieusement, disons “dans les couloirs” de l’OTAN, d’une façon fort informelle n’impliquant sûrement pas que l’OTAN ait eu, face aux USA, dans des rencontres non publiques, une attitude particulière de mise en cause de la démarche US dans cette affaire. Il s’agissait simplement d’une interprétation de sources suivant l’affaire afghane, et corroborant, simplement par l'évidence de la connaissance des positions et des intérêts des uns et des autres, cette version du Pakistan ayant conduit cette manœuvre à son seul avantage.
Notre appréciation dans cette affaire, et notamment de l’attitude du New York Times, voire de l’attitude des contacts du NYT dans l’administration Obama, serait moins soupçonneuse que celle de Woodward. Nous aurions tendance à accepter l’idée que la première analyse (victoire majeure du camp USA/Afghanistan-Pakistan) ait été naturellement acceptée par l’administration Obama, à partir de l’analyse faite d’une façon fractionnée (voir plus loin) par les services de la CIA impliqués de cette opération. Cela signifie qu’à notre sens, la CIA a réellement pensé qu’il s’agissait d’une opération de coopération avec l’ISI, sans confronter cette analyse avec le fait que les USA suivaient et soutenaient des négociations avec les “modérés” et Baradar, sans en avertir le Pakistan. Il est même possible que les services de la CIA impliqués dans l’opération de capture de Baradar avec l’ISI n’aient pas été complètement informés de ces négociations du côté US, non pas volonté délibérée mais simplement par lourdeur bureaucratique et à cause du cloisonnement qui s’établit de facto. C’est dans tous les cas une hypothèse qu’on rencontre dans certains services européens, qui ne cessent d’afficher leurs surprises devant les entraves qui se créent naturellement à l’intérieur de l’entrelacs des divers services US de sécurité nationale, notamment sur des théâtres extrêmement complexes comme l’est l’Afghanistan, avec les interférences entre les pays impliqués, les services rivaux, les ethnies, etc. Une de ces sources remarquait ironiquement qu’on croirait parfois que la bureaucratie US de sécurité nationale est “jalouse” de la complexité des forces et des influences sur le terrain, et semblerait vouloir la surpasser par sa propre complexité, développée pour faire pièce à celle qui existe, dans un mouvement paradoxalement complètement contre-productif puisqu’ajoutant sa propre complexité à la complexité des autres.
Il s’agit d’un réflexe de système, et c’est l’explication que nous privilégierions pour cette curieuse évolution, notamment, du New York Times, telle que la relève Paul Woodward. A partir du moment où cette complexité bureaucratique existe, la concurrence existe également, et les versions qui sont communiquées rendent compte d’une part des intérêts et de l’autopromotion des services impliqués, d’autre part des versions nécessairement tronquées mais prises comme réelles que ces divers services développent dans la préparation, la décision, la réalisation et la justification, successivement, de leurs actions. Ainsi, même si le New York Times va prendre ses conseils à la Maison-Blanche, il est très possible qu’il ait eu, en février, la version à laquelle la Maison-Blanche croyait effectivement puisque c’était celle dont elle disposait.
D’une façon plus générale, nous croyons que la situation de la communication, dont celle de l’information et de la circulation de l’information, a empiré dans une mesure extraordinairement importante ces dernières années, notamment depuis l’attaque du 11 septembre 2001 et tout ce qui a suivi. Cette évolution va de pair avec le développement du système de sécurité nationale tel qu’on le perçoit aujourd’hui, où plus personne n’est capable d’en tracer les limites, les attributions, les moyens, les missions, et, par conséquent, nul ne pouvant exercer un réel contrôle sur lui. Nous dirions même que cette évolution est forcée, inévitable, tout autant pour les plus évidentes des causes que du fait, qui renforce encore ces causes, de l’importance accordée aujourd’hui à la communication et à l’information.
Nous croyons de plus que cette évolution touche nécessairement, et même prioritairement, les relations à l’intérieur du système général (système de sécurité nationale, système de l’américanisme, etc.), entre services, agences, départements concurrents, parce que la réalité du monstre qu’est devenu ce système nous montre que l’essentiel est évidemment et naturellement la compétition bureaucratique interne. Cela ne signifie nullement qu’il n’y ait pas intention de tromper, notamment le public et les médias, dans telle ou telle occasion, mais il y a d’abord une situation de concurrence effrénée qui brouille absolument toutes les cartes dans l’établissement d’une base de réalité, à partir de quoi même une opération de désinformation du public et des médias serait devenue très difficile (comment désinformer à partir d’une base informative elle-même désinformée, et dont on ignore qu’elle l’est ?).
La “réalité” (?) n’existe évidemment plus. La situation est incomparablement plus complexe et plus incontrôlable (y compris et d’abord à l’intérieur du système) qu’elle n’était en 2001-2002, époque où nous écrivions (paru en janvier 2002 dans la Lettre d’Analyse de defensa, mis en ligne le 13 mars 2003) une analyse sur la situation dramatique de la vérité face à un pouvoir qui était emporté à la fois dans son intention de jouer du mensonge comme d’une “arme de guerre”, et de sa capacité inconsciente et systématique de se créer lui-même des réalités alternatives bien plus puissantes que la réalité elle-même, sous le nom de “virtualisme”.
Alors, que faire ? Nous écrivions dans ce texte mis en ligne en mars 2003, mais écrit en réalité en janvier 2002 :
«Nous sommes, nous, les analystes et les commentateurs, plus que jamais placés devant une tâche d'enquêteur. Notre enquête ne se déroule plus pour trouver les faits, mais pour distinguer, parmi les faits par multitudes incroyables qui nous sont offerts, et parmi lesquels, par multitudes également significatives, sont glissés des faits fabriqués, déformés et ainsi de suite, entre ceux qui valent d'être retenus et ceux qui doivent être écartés.
»Les événements depuis 9/11 ont marqué un déplacement décisif des réalités à cet égard. Nous sommes entièrement installés dans l'univers dominé par l'idéologie du virtualisme, qui présente cette particularité unique dans l'histoire des idées d'être une idéologie de la forme et pas du fond, une idéologie de la non-idée si vous voulez, dont le corpus et la raison d'être sont totalement explicités et justifiés par sa méthode de fonctionnement. Le virtualisme est l'accomplissement de l'idéologie absolument non-existante, donc de l'esprit nihiliste enfin réalisé, parvenu à son terme, au port. Notre tâche d'enquêteur est évidemment complètement bouleversée par cette nouvelle “réalité”.»
…Toutes ces considérations sont aujourd’hui à multiplier par dix, par vingt, par cent, mais avec à l’esprit que la confusion supplémentaire a essentiellement, voire exclusivement dans certains cas, affecté nécessairement d’une façon extrêmement puissante le système lui-même. En effet, la confusion, pour nous chroniqueurs, était déjà complète fin 2001, – donc, elle ne peut l’être plus en 2010… Et, avec l’appréciation relative qu’on développe en fonction de la montée géométrique de la confusion à l’intérieur du système, notre position est moins mauvaise qu’il y paraît. Il suffit d’abord de le savoir, de le réaliser, de s’en rendre compte. Il suffit, à partir de cette réalisation, de montrer quelque audace.
Nous ne devons plus jouer conformément à leurs règles, qui sont les règles d’une raison complètement manipulée par la perversion et la confusion du système. Nous devons développer notre propre méthode, dont la recette doit nécessairement faire appel à l’expérience personnelle rationnellement appréciée, d’une part, à l’intuition intellectuelle fortement développée et utilisée comme guide inspirateur, d’autre part. Notre but ne doit plus être “la réalité”, car ce concept est désormais complètement perverti et subverti. Nous devons chercher la vérité et nous appuyer sur les résultats de cette recherche pour ignorer l’action du système et de ses séides et appointés divers.
De toutes les façons, la perception a fait son chemin, les psychologies sont largement influencées, voire convaincues. Ce n’est pas la première fois qu’un blogger (Woodward) bat sur toutes les coutures le pompeux New York Times, qui fait du Paul Woodward six mois après Paul Woodward, en enfonçant une porte ouverte depuis autant de mois. Ces vérités-là, contrairement à ce qu’une appréciation cynique pourrait nous pousser à croire, impressionnent évidemment la psychologie du public. Il n’y a qu’à mesurer la diffusion d’une expression comme “presse-Pravda”, le mépris où sont tenus le pouvoir et cette presse, le crédit que l’on accorde à cette presse. Il suffit que les organes du pouvoir démarrent sur un thème, même le plus évident, qu’ils jugent néfaste et qu’ils estiment devoir discréditer, pour voir ce thème gagner en popularité ; il suffit que ces organes affirment qu’Obama n’est pas musulman pour que l’opinion US en faveur du thème “Obama musulman” passe de 10% à 24%. (Nous choisissons à dessein un cas bien contestable, pour mieux montrer que le rôle de plus en plus contre-productif de l’information “officielle” est de type systémique et ne dépend nullement du cas traité.)
Il est moins question, dans la démarche que nous suggérons, de croiser le fer, de polémiquer, etc., que d’affirmer, après le travail fait à partir de l’expérience et avec l’intuition intellectuelle, avec toute la conviction que donne un tel travail. Le succès (la “vérité” ou ce qui en est proche) n’est pas garanti en quoi que ce soit ; l’absence complète de structure, y compris pour la réalité et la vérité, est le caractère central d’une époque d’effondrement, et nous devons nous contenter évidemment de cette situation qui nous est donnée, avec toutes les difficultés que cela suppose.
Il ne s’agit plus de s’appuyer sur une opposition, sur une polémique avec les affirmations officielles, ni de s’y référer d’une façon négative ou de les prendre comme références a contratio (il suffirait de dire le contraire pour y être) mais d’évoluer dans sa propre mission, dans son propre travail, qui est effectivement la recherche de la vérité. L'intérêt de la situation actuelle est qu'une telle évolution est possible, en raison de cette situation telle que nous l'avons décrite. Il s’agit notamment, dans cette recherche, d’élargir systématiquement le champ de la recherche, de passer des aspects opérationnels et fractionnés à des aspects fondamentaux pour tenter d’identifier les caractères fondamentaux, les causes et les caractères de cette phase d’effondrement de notre civilisation. Les pouvoirs officiels, qui sont une image de la civilisation quantitative par le poids énorme du système qu’ils représentent, se marginalisent d’eux-mêmes dans un monde paralysé et figé par son propre poids. Ils n’ont aucune capacité d’un élargissement comme celui que nous proposons, qui est qualitatif en substance.
Comme alternative de cette calamité de la vision quantitative du monde, il faut en effet proposer une vision qualitative, qui implique effectivement la recherche de la vérité à partir de comportements qui tentent d’évoluer de façon vertueuse, c’est-à-dire structurante pour notre propos, en se débarrassant des innombrables scories des sujets, des polémiques et des catéchismes inutiles dont lesquels le système est littéralement noyé. Le système n’est plus vraiment un ennemi, dans le sens dynamique du terme. Il devient de plus en plus une énorme prison qui emprisonne et écrase tout le monde, à commencer par les serviteurs du système. Cette prison, qui est obèse, statique, épuisée, est percée de divers orifices qu’il faut savoir utiliser pour observer la vérité du monde hors de cette insupportable pression.
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