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41318 août 2005 — Le scandale de l’assassinat brutal et stupide du jeune Brésilien Jean Charles de Menezes dans le métro de Londres le 21 juillet contient des enseignements intéressants. On sait qu’éclatent partout à Londres, depuis hier, les évidences, témoignages, fuites et preuves des mensonges et des montages des autorités policières londoniennes dans cette affaire, selon les pratiques désormais courantes de l’administration Blair. Nous nous concentrons ici sur l’aspect qui nous importe d’un point de vue professionnel et éthique, — de l’information en général et du crédit qu’il faut apporter, notamment aux “sources officielles”.
Simon Hattenstone publie dans le Guardian un commentaire qui met en évidence les éléments du débat. Hattenstone nous rappelle simplement que le mensonge et la falsification sont une pratique courante de la police londonienne, et il cite une série de cas en remontant jusqu’en 1949. Nul doute qu’il aurait pu remonter plus loin dans le temps, qu’il aurait pu s’intéresser dans le même sens à d’autres corps officiels que la police, qu’il aurait pu citer d’autres pays que le Royaume-Uni et ainsi de suite… Cela, la duplicité évidente et quasiment ontologique de tout pouvoir concernant l’information, nous la connaissons tous ou devrions la connaître tous si nous avions la maturité du jugement qui importe ; ce que nous devrions savoir aussi, c’est que la réputation d’objectivité et de vertu que se forgent les seules autorités anglo-saxonnes (UK et USA) pour les imposer par des pressions de communication constitue le seul véritable problème nouveau que doit résoudre le journaliste.
Terminons ici l’aspect circonstanciel de la querelle en citant la conclusion de Hattenstone, avec laquelle on ne peut être que d’accord.
« Few deaths at the hands of the police have been as clear-cut as that of Jean Charles de Menezes. None has been as high profile. But the subsequent police distortion is all too familiar. So how should a responsible media treat these official statements or unofficial “police sources” that invariably excuse police actions or vilify victims? With caution, at the least. We know that the reality is so often complex and multidimensional. The police should be regarded as one player in the story. Just as witnesses are “reported” or “alleged” to have seen an incident, so should the police — rather than being allowed to issue reports (often anonymously) as if they were objective purveyors of the truth. »
Plusieurs remarques peuvent être présentées à la lumière de l’évolution de l’affaire Menezes qui représente un cas de plus de l’absurdité de la politique de force le plus souvent aveugle opposée par les Anglo-Saxons au terrorisme. Une fois de plus, l’information et ce qu’on nomme la “communication” sont mises en cause dans le cadre de la présentation et de la manipulation de l’événement ; une fois de plus, les autorités en place sont en première ligne, directement mises en cause pour leur action manipulatrice.
• En mettant en cause le crédit des “sources officielles”, en observant que « [t]he police should be regarded as one player in the story », Hattenstone (r)ouvre un débat qui devrait être tranché depuis longtemps, — et qui l’est pour notre compte depuis longtemps. Certes, dans le cas observé ici on ne doit pas “croire” la police comme si elle était pourvoyeuse de la vérité en tant que service officiel, parce qu’elle est d’abord “partie” dans l’affaire. Comme on sait, être juge et partie tout ensemble n’est guère conciliable. C’est bien de dire cela mais qu’y a-t-il de vraiment nouveau?
• La question devrait être plutôt : comment se peut-il que la presse (anglo-saxonne dans ce cas, et nous tenons à cette nuance), qui se targue d’indépendance d’esprit et d’esprit critique, ait accepté si aveuglément la version officielle de la police, comme elle le fait d’ailleurs aussi souvent de services de la même sorte, l’armée, les services de renseignement, etc.? Comment se peut-il que les circonstances, depuis le 11 septembre 2001 au moins, n’aient pas enseigné à cet égard méfiance, nécessité (devoir) de critique et ainsi de suite? Comment se fait-il que l’autorité soit considérée, par réflexe pavlovien, comme dispensatrice de la vérité, alors qu’elle affirme elle-même sa ferme intention de faire du mensonge une arme à son service? (Dans le texte déjà référencé, voir la position de Rumsfeld.)
• Un cas comme celui de Menezes, après bien d’autres, montre effectivement que la presse est confrontée à la question du mensonge officiel, qu’elle doit résoudre en entrant dans le domaine de l’autonomie du jugement, de l’abandon du conformisme d’alignement sur la vérité officielle, de la libération de ses entraves de respect pavlovien de tout ce qui vient du système qui tient le pouvoir. Cela fait du journaliste, à la fois, un enquêteur minutieux et un chroniqueur intuitif. Il n’est plus guère question d’une position de “témoin” (“engagé” ou pas), position vertueuse souvent tenue à bon compte. Le journalisme doit aujourd’hui être “engagé”, moins en faveur d’une cause que contre une machinerie en action. Il doit mettre sa subjectivité au service de la reconstruction de la réalité, atteindre en quelque sorte à une “subjectivité objective”. L’époque permet, et même recommande l’usage de telles formules paradoxales parce qu’elles ne font décrire une situation réelle.
• Pour rappel, un extrait du texte déjà référencé : voici ce que nous concluions à propos du rôle du journaliste il y a plus de trois ans (le texte date du 10 janvier 2002). Le cadre était celui de la guerre en Afghanistan mais les enseignements généraux que nous en tirions nous paraissent plus que jamais d’actualité.
Nous autres, journalistes et commentateurs, sommes seuls désormais. Nous sommes “indépendants”, pour le meilleur et pour le pire. Nous disons cela, qui semble impliquer le fait qu'il n'y aurait eu jamais que la source d'information américaine comme référence, parce que nous nous étions mis et avions accepté d'être mis dans une situation où c'était exactement le cas (le “nous” représente les pays européens notamment et tout ce qui prétend, dans ces pays, se trouver dans le circuit de l'information). La situation, aujourd'hui, est devenue celle-ci:
• Un journaliste ou un commentateur a à faire, avec ses propres autorités s'il est non-US, à des autorités dépendant elles-mêmes pour une part très importante des informations officielles US, qui sont ce qu'on a dit. (Un officier français d'un service interministériel d'évaluation nous disait récemment que « les Américains nous ont communiqués les informations qu'ils ont, impliquant soi-disant divers groupes soi-disant terroristes en Somalie. Il n'y a rien là-dedans, comme règle du jeu, que la règle suivante: vous nous croyez aveuglément et alors les informations sont bonnes. »)
• Le journaliste/le commentateur doit avoir une formation généraliste, avec une vision générale de la situation, et une dose solide de bon sens et de sens critique. Éventuellement, il ne doit pas craindre de faire de la comptabilité primitive : lorsque Le Monde (19 décembre 2001, « Afghanistan, du cavalier au Predator ») dit que 90% des munitions tirées d'avions en Afghanistan sont des armes intelligentes (guidées), qu'il dit à côté de cela que les B-52 ont assuré 10% des missions et largué 70% du tonnage général de munitions, qu'on sait que les B-52 sont intervenus sur le front avec leurs charges classiques de 124 bombes inertes (non guidées) de 250 kilos, on peut commencer à compter et à introduire un peu du doute cartésien qui nous caractérise.
• Le journaliste moderne ne doit plus craindre de considérer toute information comme suspecte, particulièrement celles qui sont caractérisées comme “officielles”. Le journaliste et le commentateur, aujourd'hui, sont des enquêteurs et leur estime de la chose vraie doit être inversement proportionnelle au volume de la puissance qui lui dispense cette chose prétendument vraie.