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772Dans Foreign Policy, Peter Cowen et Jayme Lemke consacrent, le 5 janvier 2011 un article à la situation économique US sous le titre : «10 percent unemployment forever? Why the good news about the economy doesn't necessarily mean that jobs are coming back anytime soon.»
L’article rappelle divers signes d’amélioration de la situation financière et économique des USA, au niveau du fonctionnement de la machine économique, des bénéfices, etc. Un seul point ne bouge quasiment pas : le chômage. (Les deux auteurs ne font guère allusion à la crise abyssale des finances publiques.) D’où le développement sur un chômage structurel autour de 10% officiel aux USA, soit entre 15% et (plutôt) 20% réels.
«The story runs as follows. Before the financial crash, there were lots of not-so-useful workers holding not-so-useful jobs. Employers didn't so much bother to figure out who they were. Demand was high and revenue was booming, so rooting out the less productive workers would have involved a lot of time and trouble – plus it would have involved some morale costs with the more productive workers, who don't like being measured and spied on. So firms simply let the problem lie.
»Then came the 2008 recession, and it was no longer possible to keep so many people on payroll. A lot of businesses were then forced to face the music: Bosses had to make tough calls about who could be let go and who was worth saving. (Note that unemployment is low for workers with a college degree, only 5 percent compared with 16 percent for less educated workers with no high school degree. This is consistent with the reality that less-productive individuals, who tend to have less education, have been laid off.)
»In essence, we have seen the rise of a large class of “zero marginal product workers,” to coin a term. Their productivity may not be literally zero, but it is lower than the cost of training, employing, and insuring them. That is why labor is hurting but capital is doing fine; dumping these employees is tough for the workers themselves – and arguably bad for society at large – but it simply doesn't damage profits much. It's a cold, hard reality, and one that we will have to deal with, one way or another.»
D’où leur conclusion… «Analysts still disagree on how rapidly the U.S. economy will recover. But they're missing the point. The era of low unemployment may be in our rearview mirror for a long time to come.»
Il faut noter que les dernières nouvelles à propos de l’emploi, datant d’hier, ne contredisent certainement pas cette analyse. (Voir le Daily Telegraph de ce 8 janvier 2011 : «The US economy created fewer jobs than forecast last month, disappointing investors who in recent weeks have seen signs that the recovery is strengthening. Companies hired 103,000 people in December, the Labor Department said on Friday, compared with an expectation of about 150,000. […] Testifying to the Senate Budget Committee, Federal Reserve Chairman Ben Bernanke said that if the improvement in the labour market “continues at this pace, we're not going to see sustained declines in the unemployment rate”.»)
@PAYANT En 1931, le président Hoover s’effrayait de la montée du chômage devant Andrew Mellon, son secrétaire au trésor et l’une des grandes fortunes d’Amérique. Mellon lui répondit sèchement que le chômage grandissant était en train d’éliminer du marché du travail les bons à rien et les tire-au-flanc, tous les inutiles qui grevaient les finances des grandes entreprises et, surtout, les bénéfices de leurs actionnaires. Franklin Delano Roosevelt mit fin au “modèle Mellon”, au grand dam du capitalisme américaniste, pourtant bien contraint d’accepter la formule sous peine d’implosion du pays, c’est-à-dire des chômeurs certes, mais aussi des banques, des grandes entreprises et de leurs actionnaires. Le capitalisme américanisme, quintessence de l’économisme de la modernité, ou quintessence de la modernité tout court, gardait encore quelques liens avec la réalité, notamment sociale. Aujourd’hui, il semble que le “modèle Mellon” ait trouvé son prolongement décisif, avec le capitalisme américaniste devenu quintessence de l’économisme de la postmodernité, ou quintessence de la postmodernité tout court, en rompant toutes les amarres avec la réalité sociale, c’est-à-dire humaine. En quelque sorte, ce que nous décrivent Cowen-Lemke, c’est l’économie qui a complètement quitté la sphère de la réalité courante pour sa propre sphère, – virtualiste, si l’on veut. L’économie n’est plus “irréelle”, elle est dans sa réalité à elle, qui est la réalité-en-soi pour l’économie. Elle s’est débarrassée de la plus encombrante des amarres qui la tenaient à la réalité, l’emploi, ou la destinée des sapiens dans son propre cadre économique considéré comme un des éléments constitutifs essentiels, sinon l’élément constitutif essentiel de la civilisation, – voire, après tout, comme la civilisation elle-même.
On ne parle plus aujourd’hui, parce qu’on sait se tenir, de “bons à rien” et de “tire-au-flanc”, mais, par exemple, de “zero marginal product workers” ou, plus aimablement encore, de “less-productive individuals”. Il n’est plus question de définir le sapiens au travail en termes psychologiques ou de comportements humains par rapport à l’économie, – et, dans ce cas, des psychologies et des comportements défavorables à l’économie, – mais en termes économiques purs appliqués à l’être humain. Nous ne sommes plus au stade de la question de savoir si tel ou tel sapiens peut s’adapter à l’économie, mais au stade de la réponse qui implique l’exclusion automatique du processus économique de tel ou tel rouage qui ne convient pas, – dont il s’avère, après rapide enquête de routine, comme on dirait “pour la chronique”, que ce “rouage” est un être humain.
Il n’est pas nécessaire de s’exclamer d’horreur et d’indignation. On l’a déjà beaucoup fait, y compris sur ce site, et depuis bien longtemps, et bien avant que ce site n’existe. Il importe d’observer surtout que se crée un état d’esprit qui authentifie, justifie, substantive et rationalise le “modèle Mellon” en une normalité économique, conforme à un mécanisme qu’aucun caractère subjectif ne menace, alors que les remarques du secrétaire au trésor faite au président Hoover était d’abord le produit de l’humeur d’un homme avec tout ce qu’il y a de subjectif dans cette occurrence. En un sens, Mellon-1931 était encore humain, alors que le “modèle Mellon”-2011 est largement au-delà de son inspirateur puisqu’il écarte décisivement toute considération humaine en tant que telle. Répétons-le : sapiens n’est pas un être humain qui est emprisonné dans une machinerie et qui s’y adapte plus ou moins, il est désormais une pièce mécanique de cette machinerie, qui s’est adapté mais qui reste constamment menacé d’être expulsé comme pièce inutile s’il ne suit pas le rythme, ou bien il est déjà expulsé de la mécanique (chômeur, “dissident”), et ainsi soit-il… Et le sentiment qu’on recueille de l’analyse ci-dessus est bien qu’après tout, l’économie, de plus en plus devenue elle-même un “système-en-soi” dans le “Système-en-soi” général, tendrait de moins en moins à s’inquiéter de devoir vivre avec un 10% (en réalité près de 20% ou plus de 20%) de chômage structurel (cela aux USA, puisque la chose reste la référence indépassable).
On distingue ici une démarche de l’économie comme “système-en-soi” qui s’aligne sur le comportement pathologique général du Système, qui peut et doit être avantageusement comparé à la maniaco-dépression humaine. Nous avons exploré cette analogie dans notre Lettre d’Analyse dde.crisis du 10 décembre 2010 sur le virtualisme (voir aussi notre Note d’analyse du 21 décembre 2010), en parlant du virtualisme comme le passage de l’épisode dépressif à l’épisode maniaque. Exactement comme nous l’observions d’une façon plus générale à propos des directions politiques, l’économie en tant que système-en-soi adopte cette voie, mais d’une façon plus radicale encore car elle est persuadée de tenir tous les leviers du fonctionnement du système à elle seule, ne dépendant ni des votes des populations, ni des troubles politiques divers, et persuadée au contraire de tenir à sa merci tous les autres pouvoirs pour la protéger et lui laisser poursuivre son évolution. Ainsi traite-t-elle avec de plus en plus de vigueur les sapiens entrés en dépression à partir de 2007-2008, les plus touchés étant recrachés et condamnés comme “zero marginal product workers”, et leur impose-t-elle, pour rester dans son cadre, de s’inscrire eux-mêmes dans l’épisode maniaque qui est celui de l’exubérance dans un monde fictif, – comme, effectivement, les individus affectés de cette pathologie exigent de leur entourage son entrée dans cette fiction maniaque.
D’un point de vue plus général, il s’agit, de la part de l’économie considérée comme système-en-soi, de repousser la crise, de lui jeter l’anathème. Ainsi va la narrative : il y a eu un accident (en 2008), d’ailleurs plus du aux incompétents (“zero marginal product workers”), aux emprunteurs inconsidérés et aux gouvernements qui régulent trop les marchés, l’économie comme système-en-soi en a triomphé et désormais tout continue dans le meilleur des mondes et vers des lendemains qui chantent… Avec 10, 20 ou 30% de chômage, qu’importe.
Nous ne sommes pas principalement victimes de l’appât du gain, de la rapacité, du brigandage, de la corruption, comme cela pouvait être encore considéré (cela se discute) du temps du secrétaire au trésor Mellon. Tout cela existe, mais c’est accessoire. Nous sommes face à un système-en-soi qui se trouve, exactement comme la psychologie d’un être humain touché par la pathologie, dans une phase maniaque profonde, qui le fait vivre dans l’ivresse et dans une narrative extraordinaire. Il ne cherche qu’une chose : conforter son ivresse dans sa narrative, et il fera tout pour cela. L’économie postmoderniste ne veut plus entendre parler de “crise” et encore moins de “crise systémique” (y compris les crises des finances publiques dans tous les Etats du monde). Elle roule, et roulera de plus en plus à pleins gaz, recrachant les sapiens divers qui l’encombrent (“zero marginal product workers”, “less-productive individuals”). Voilà l’idée. Le problème, qui touche aux limites d’un épisode maniaque dans la maniaco-dépression, est que sa narrative n’est pas l’univers et que la crise générale et eschatologique du Système-en-soi se développe, elle, et elle aussi à pleins gaz… Nous irions même jusqu’à dire que ce déni de crise de la part de l’économie comme système-en-soi est une bonne chose à cet égard. Cela nous évitera de plus en plus les digressions pompeuses, complexes et assurées des économistes expliquant une crise économique, et l’illusion que cette crise générale et eschatologique ne dépend que de l’économie et des chiffres faussaires et trafiqués qui l’accompagnent.
Mis en ligne le 8 janvier 2011 à 06H52
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