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5617Encore une fois, – car nous avons plusieurs fois relevé ce phénomène, – le ton de cette interview de Jacques Sapir nous intéresse au moins autant que le fond. Nous parlons du “ton”, perceptible dans les rythmes des phrases, la ponctuation, les mots choisis, etc., – il s’agit de quelque chose de différent du “style”, – parce qu’il révèle un état de la psychologie. Autant a-t-on perçu le “ton” de ces antiSystème basculant brutalement dans leur contraire, comme dans le cas de SST par exemple, dans le mode de l’hystérie parce que la démarche est extrêmement faussaire et négative même si elle est inconsciente ; autant on perçoit le ton de Sapir comme très calme, on dirait presque “apaisé”, non pas parce qu’il décrit un territoire d’apocalypse mais parce qu’il rencontre l’évidence, la vérité-de-situation d’une situation extraordinaire et d’une importance cosmique.
Ainsi Sapir nous explique-t-il, avec toute son expérience d’économiste dans le calme d’une psychologie qui s ‘y retrouve complètement et n’a pas besoin de sortir de ses gonds pour s’affirmer, que l’Italie, l’Espagne et la France ne pourront probablement se sortir de leur situation crisisque actuelle qu’en sortant de l’euro (« La France, l’Italie et l’Espagne ne pourront pas surmonter la crise en restant dans l’euro ») ; que Macron, dans son dernier discours comme dans son interview au Financial Times, a parlé dans un sens qui l’apparente autant aux grands ancêtres qu’aux extrêmes d’aujourd’hui (« Quand le président dit [...] on croirait entendre le Général de Gaulle mais aussi les hommes politiques de la IVème République, en particulier Pierre Mendès France. [...] [...O]n croirait entendre du Jean-Luc Mélenchon dans le texte »).
Pas de fièvre dans ces remarques, ni d’exaltation ou d’inquiétudes particulières (par exemple, comme lorsqu’on chroniquait la crise grecque de 2015, où Sapir fut un commentateur suivi). Bien entendu, nous affrontons une catastrophe, quelque chose de cosmique qui ne peut avoir de précédent ; cela est tellement évident pour les psychologies qui distinguent cette vérité, que cela n’a nul besoin de clameur ni d’effet. “L’effondrement, comment allant de soi” ? Cela va sans dire, et peut-être un petit peu mieux en le disant sans perdre, ni son sang-froid ni son équilibre.
Cela étant constaté, on ne doit pas se sentir dispensé de lire ce texte pour en saisir le fond, bien entendu. Simplement, il importe d’abord de bien ressentir et de percevoir justement la grandeur et la puissance de l’événement que nous vivons, de constater qu’autour de soi la même perception se répand, qu’il y a comme une sorte de soulagement à voir réconciliées une certaine perception d’une marche vers la catastrophe avec la réalité de cette catastrophe, jusqu’alors dissimulée par le simulacre.
(Ainsi pourrait-on rapprocher du point de vue de la psychologie, cette rencontre de la vérité-de-situation avec ce que certains Russes vécurent en 1941 avec l’invasion allemande, qui força le régime soviétique à décrire la réalité, hors des simagrées sanglantes de l’idéologie, – comme nous le rappelions dans un texte en marge de la crise ukrainienne : « On doit lire les ‘Mémoires’ de Chostakovitch, observant combien l’attaque allemande de juin 1941 fut une ‘libération’ pour le peuple russe, presqu’un moment d’enthousiasme et de bonheur parce qu’elle plaçait soudain ce peuple, après l’univers fantasmagorique de la terreur stalinienne, devant une ‘vérité de situation’ – le destin de la Russie, – avec laquelle on ne transige pas et par laquelle l’existence acquiert un sens indiscutable. »)
Ci-dessous, l’interview par David Desgouilles de Jacques Sapir (sauf la première question), publié dans Le Causeur, du 18 avril 2020, sous le titre suivant « “La France, l’Italie et l’Espagne ne pourront pas surmonter la crise en restant dans l’euro”, entretien avec l’économiste Jacques Sapir. »
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David Desgouilles, Le Causeur :Venons-en maintenant à la situation actuelle. Le ministère de l’Économie annonce une récession de 9% pour 2020. Bruno Le Maire fait référence à la grande crise de 1929 ! À quelle gravité évaluez-vous les conséquences du confinement qui va donc durer deux mois au minimum, voire bien davantage pour tout un pan de notre économie (restauration, hôtellerie, culture, sport professionnel etc.) ?
Jacques Sapir : Il est évident que les conséquences du confinement, et plus généralement de l’épidémie, seront encore plus graves que ce qu’indiquent Bruno le Maire et Gérald Darmanin. Et cela d’autant plus que la fin du confinement, annoncée pour le 11 mai par le président de la République, ne signifiera pas un retour immédiat à la normale. L’économie va fonctionner pendant entre six semaines et six mois de manière réduite par manque d’approvisionnements mais aussi par manque de débouchés. Il faut donc s’attendre à ce que le PIB baisse d’au-moins 10% en 2020, voire plus. La Banque d’Angleterre, qui fait des calculs plus réalistes, estime même que le PIB du Royaume-Uni devrait baisser de 12% à 13%. C’est un choc considérable, qui n’est effectivement comparable qu’à la crise de 1929.Il va falloir soutenir l’ensemble de l’économie par des subventions directes et indirectes aux entreprises mais aussi aux ménages.
Des secteurs sont complètement à l’arrêt comme la restauration ou le tourisme, et d’autres fonctionnent de manière réduite. Une partie de l’industrie est à l’arrêt et une autre ne fonctionne que de manière réduite.
David Desgouilles, Le Causeur :La phrase fameuse attribuée à Jacques Chirac “les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent” ne peut manquer de résonner à nos oreilles ! Pourtant, on peut penser que les réalités d’après l’épidémie vont s’imposer à Emmanuel Macron
Jacques Sapir : Nous avons actuellement 8,8 millions de salariés qui sont au chômage partiel, soit 44% de la main d’œuvre du secteur privé. Le coût budgétaire de ces prestations sociales sera très élevé, alors que la chute du PIB va entraîner une chute importante des recettes fiscales. Dans mon centre de recherches, le CEMI, nous avons estimé le besoin de financement de l’État, c’est-à-dire le déficit budgétaire, à plus de 300 milliards d’euros, soit approximativement 13,5% du PIB.
David Desgouilles, Le Causeur :On a pu observer à l’occasion que les tensions entre Europe du Nord et Europe du Sud ont été exacerbées par cette crise. Estimez-vous que les initiatives de la Banque centrale européenne et la mise au rencart du pacte de stabilité suffiront à pérenniser la zone euro ?
Jacques Sapir : La commission européenne a décidé de suspendre le pacte de stabilité et la BCE a mis sur pied le PEPP, ou Pandemic Emergency Purchasing Program. Il convient de saluer ces décisions, mais aussi de reconnaître qu’elles sont très insuffisantes. La somme des déficits pour les États de la zone euro devrait représenter à la fin de l’année entre 1150 et 1300 milliards d’euros, alors que les mécanismes regroupés dans le Mécanisme Européen de Stabilité ne couvrent que 550 milliards d’euros. Par ailleurs, il faut s’attendre à un déficit à l’échelle de la zone euro d’environ 450 à 500 milliards pour l’année 2021 du fait de la crise engendrée par le Covid-19. Les États auront donc besoin de 1600 à 1850 milliards, et cela sans même évoquer les garanties de dettes accordées au secteur privé et le refinancement de ce dernier au travers du programme LTRO de la BCE. Les besoins de financement des États ne sont donc pas compatibles avec ce qu’ont prévu les institutions européennes.
Le problème du financement se pose de manière particulièrement grave pour l’Italie, l’Espagne, mais aussi pour la France. Le Mécanisme Européen de Stabilité est inadéquat pour traiter cela. Il impose de fait une conditionnalité qui n’a plus lieu d’être dans les circonstances actuelles. Il faut alors se demander comment nous aurions fait si la BCE n’existait pas. Eh bien, tout simplement, comme va le faire la Banque d’Angleterre, la Banque centrale aurait prêté directement aux États ! C’est la fameuse « monnaie magique », qui existe en réalité, n’en déplaise à Emmanuel Macron, même si le volume et la durée de son emploi peut poser des problèmes d’inflation. On comprend alors que l’euro va pénaliser trois fois les pays du sud de l’Europe. Une première fois parce que l’on ne peut pas procéder à une péréquation des dettes, l’Allemagne et les Pays-Bas ayant refusé les fameux « coronabonds ». Une deuxième fois, parce que l’euro nous empêche de recourir au financement monétaire, qui serait pourtant la manière la plus logique et la plus simple de faire face à cette crise. Une troisième fois, enfin, parce que l’euro – et cela a été démontré par les différents rapports (External Sector Reports) du FMI – aboutit à sous-évaluer la monnaie de l’Allemagne et à surévaluer celle de l’Italie, de la France et de l’Espagne. La différence entre les deux mouvements, de 25% à 43% en faveur de l’Allemagne, explique à la fois l’insolente santé de ce pays mais aussi pourquoi la France, l’Italie et l’Espagne qui avaient déjà tant de difficultés avant cette crise ne pourront pas la surmonter en restant dans l’euro.
David Desgouilles, Le Causeur :Emmanuel Macron évoque « le jour d’après ». Il dit vouloir « se réinventer », lui « le premier ». On évoque ici et là son « Chemin de Damas » économique, social et européen. On ne voyait plus que le drapeau bleu-blanc-rouge derrière lui lundi dernier lors de son allocution, sachant qu’on imagine très mal que ce cadrage soit dû au hasard… Croyez-vous à sa sincérité et à un véritable virage de la politique du président de la République ?
Jacques Sapir : Par principe je ne crois pas en la sincérité d’un homme politique ; je crois en ses actes. Alors, il est vrai qu’Emmanuel Macron a eu des paroles fortes dans sa dernière allocution. Quand le président dit : « notre monde sans doute se fragmentera », quand il parle de « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française », on croirait entendre le Général de Gaulle mais aussi les hommes politiques de la IVème République, en particulier Pierre Mendès France. Quand le président rappelle les mots de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (Art. 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen NDLR) il mobilise des symboles de notre histoire qui sont très forts. Ce n’est certes pas un hasard. Enfin, quand il dit à la fin de son discours : « Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier », on croirait entendre du Jean-Luc Mélenchon dans le texte.
Certes, la phrase fameuse attribuée à Jacques Chirac “les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent”, ne peut manquer de résonner à nos oreilles ! Pourtant, on peut penser que les réalités de l’économie mondiale d’après l’épidémie vont s’imposer à Emmanuel Macron. Les chaines de productions internationalisées sont trop fragiles en cas de perturbation majeure, et cela est reconnu maintenant par de nombreux économistes. Il faudra donc nécessairement relocaliser. La pénurie de masques, de tests, de médicaments et de respirateurs que nous connaissons montre aussi que l’on ne peut plus dépendre exclusivement des importations. Il faudra nécessairement rebâtir un outil de production national, réindustrialiser la France. Et, cela ne sera pas possible sans un minimum de protectionnisme. Seulement, pour faire tout cela, il faudra donc s’émanciper de nombreuses règles et directives de l’UE, retrouver notre souveraineté monétaire c’est-à-dire sortir de la zone euro, et, effectivement, mettre en œuvre une forme de planification stratégique.
Seulement, pour cela, il faudrait à Emmanuel Macron mettre ses bottes dans les pas de l’opposition la plus radicale, de Mélenchon à Marine le Pen, ce qui est très peu vraisemblable. Mais, à tout le moins, il a d’une certaine façon légitimé dans son discours les propos de ses opposants les plus radicaux et rien que cela doit être remarqué. Dans le futur, il ne pourra plus chercher à déconsidérer ses opposants au prétexte que leurs propositions économiques seraient incohérentes. Alors, oui, avec ce discours, il a aussi suscité des espoirs immenses, et pas seulement par l’annonce d’une date de déconfinement. Naturellement, il sera jugé sur ses actes.
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